Chapitre 2-1

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« Loué soit Ril Warh’ant de nous avoir fait connaitre les merveilles de cette terre. Son savoir semble infini et il le transmet sans retenue.

Quelle tristesse qu’il ne soit plus là pour nous aider dans les heures les plus sombres que connaît notre existence ici, sur ces terres que nous avons faites nôtres.

Celui qui connaît toutes choses aurait-il pu nous enseigner comment résister à nos envahisseurs ?

Sans aucun doute. Si seulement nous avions pu anticiper ce que nous vivons en cet instant, nous aurions pu lui demander à l’avance comment vaincre nos ennemis. »

Journal d’un érudit, période de la Grande Guerre – Chambre des Sages


Chap. 2

Dans la ville de Mett, sur les Plateaux Arides, les habitants du fort étaient occupés à préparer le banquet prévu le soir. Un nouveau Petit Seigneur venait d’être élu et, selon la coutume, un grand festin était donné en son honneur, afin de le présenter aux autres Petits Seigneurs. Pour l’occasion, l’Alliance de Shenkeol était invitée. Elle avait envoyé une petite délégation pour assister à l’évènement. Tous ceux qui n’étaient pas occupés dans le fort à préparer l’évènement s’agitaient à l’extérieur, dans le faubourg, pour accueillir les agents de l’Alliance. Tisserands, drapiers et forgerons se préparaient à la visite de leurs futurs clients. Les artisans de Mett n’avaient qu’une idée en tête : impressionner Shenkeol afin d’obtenir des contrats privilégiés avec eux.

Les Plateaux arides possédaient peu de ressources. Les principales venaient de l’élevage et, plus particulièrement, de la laine provenant du sous-poil de leurs chèvres. Mett en avait fait sa spécialité. Les tisserands de la ville se vantaient d’avoir la plus belle laine qui soit. Un contrat avec l’Alliance finirait par asseoir leur réputation.

En association avec les drapiers et les tailleurs de la ville, tous les artisans du textile s’étaient organisés pour séduire les agents qui passeraient par leurs ateliers et boutiques. Il suffisait d’un contrat avec l’un d’eux pour apporter prospérité à la ville.

Enora cheminait dans les allées du faubourg en passant d’une échoppe à l’autre. La jeune femme ne passait pas inaperçue. Grande et svelte, elle avançait avec assurance sur ces pavais qu’elle découvrait pour la première fois. Ses yeux bruns s’attardaient de temps à autre sur une pièce de tissus, avant de poursuivre sa route. Tout au long de sa flânerie elle reçut quelques salutations courtoises. Cependant, certains la montraient du doigt, tandis que sa présence animait les conversations. Elle avait l’habitude de susciter l’intérêt ou la curiosité de tous. À ce stade, elle ne se formalisait plus.

Son allure altière ajoutée à sa mise la distinguait de l’ensemble de la communauté de Mett. Ses vêtements attestaient de son appartenance à l’Alliance. Chaque membre de Shenkeol se devait de respecter des codes précis, autant dans leur apparence physique que dans leurs vêtements. Les bijoux qu’ils portaient, la coupe de leurs textiles choisis ainsi que les couleurs permettaient à l’œil avisé de reconnaitre ceux qui faisait partie de l’Alliance. Ainsi, les habitants de l’île et les membres de Shenkeol portaient tous des tissus onéreux, d’une ou deux couleurs, toujours associées à du blanc. Le blanc était la teinte emblématique de l’Alliance et chaque assemblée avait une préférence pour celles qui lui étaient associées. La Guilde du Tigre avait choisi le noir, le blanc et toutes les nuances de gris qu’il y avait entre les deux. Ce n’était pas la corporation la plus grande. Et elle pouvait paraître même insignifiante à côté de la Guilde des Artisans. Toutefois, son influence était égale à celle du Régent. Rien de surprenant à cela, car il s’exprimait au travers de cette guilde.

Elle portait une double cape cousue de deux longueurs différentes. La première longueur de tissus descendait jusqu’au cheville, tandis que la seconde frôlait les coudes. De couleur gris clair, elle était réhaussée, en bordure, de passements blancs finement brodés de fils d’or : un travail digne des meilleurs artisans ! L’impression de richesse qui émanait de sa prestance aurait pu susciter la jalousie des femmes qu’elle croisait si ces dernières ne savaient pas ce qu’impliquait faire partie de l’Alliance. Entrer au sein de cette organisation était tout à la fois un privilège enviable et une grande responsabilité que tous n’étaient pas prêts à assumer.

Sa capuche, rabattue sur ses épaules, laissait apparaître une doublure de soie blanche. Cette matière coûteuse était, très souvent, réservée aux plus riches. Enora ne laissait personne indifférent. Les gens, autour d’elle, chuchotaient et échangeaient des regards complices.

La jeune femme s’arrêta devant le comptoir d’un drapier où étaient présentées des étoffes de soies colorées. Tout en s’approchant, elle retira l’un de ses gants gris en cuir fin et se pencha pour en palper la douceur. Poursuivant son examen, elle retint sa longue chevelure châtain foncé, torsadée de rubans blancs. Des épingles en argents et des perles en laiton parsemaient sa coiffure. Les trois boucles qu’elle portait à l’oreille droite étaient en argent également, serties d’une perle de verre chacune. Elle esquissa un sourire. Le touché doux de la soie la satisfaisait. Elle fit glisser ses doigts fins sur une étoffe de laine, qu’elle estima d’excellente qualité. Après cet examen, elle se redressa et ôta le second gant qui laissa apparaitre, à sa main droite, deux anneaux, l’un à l’index et l’autre à l’auriculaire. Celui à l’index évoquait son appartenance à la Guilde du Tigre.

Elle interpela le drapier et lui demanda de déplier certains draps de laine pour qu’elle en apprécie davantage la qualité. L’homme s’exécuta avec joie. Fier de sa marchandise, il vanta le travail du tisserand et des foulonniers pour la qualité des fils utilisés ainsi que pour l’assouplissement et le lissage de la fibre. Ce qu’avait accompli ses hommes conférait aux tissus ce toucher particulier. Le tisserand qui travaillait avec le drapier choisissait les plus belles laines et se fournissait lui-même en fils de soie provenant de Kenolac. Leur douceur était incomparable à ce qui se vendait ailleurs en Tobrea.

Rejetant un pan de sa cape, elle extirpa de sous son vêtement une bourse qu’elle tendit au drapier. Elle laissait apparaitre ainsi sa robe d’un beau gris, agrémentée de tons blancs et noirs. Bien qu’elle ne fût pas ornée de teintes vives, la richesse des broderies qui la recouvraient en partie la mettait en valeur de manière surprenante, toute en finesse et en élégance. Par-dessus sa chainse blanche agrafée par de jolis boutons de tissus, elle portait un surcot gris foncé. Sa toilette se complétait d’une longue et large ceinture de soie blanche au fermoir de laiton, laquelle accentuait et mettait en valeur sa taille fine.

Elle acheva ses achats par la belle soie qui avait suscité son admiration et fit, également, l’acquisition de plusieurs rouleaux de drap, tous en laine de chèvres. Puis elle souhaita rencontrer les tisserands qui avaient œuvré à la conception de ces étoffes. Tevarg, le drapier, confia l’échoppe et la préparation des paquets à son apprenti, puis il invita Enora à le suivre.

La délégation dont elle faisait partie était constituée de trois membres de la Guilde du Tigre et de quatre agents de Shenkeol. Ce petit groupe était venu à Mett avec trois objectifs bien précis. Le premier, et le plus important, était d’assister au banquet et d’apaiser les inquiétudes du peuple concernant les réfugiés du sud. Le deuxième était de trouver un nouveau forgeron pour l’Alliance. Et le troisième, Enora était sur le point de l’accomplir : établir un contrat commercial avec Mett. Mais, avant cela, il lui fallait vérifier, à la source, la qualité des produits et s’assurer que les artisans fourniraient, à l’Alliance, les quantités nécessaires. Après cela, il ne lui resterait plus qu’à négocier quelques arrangements et fixer les prix.

A seulement vingt-huit ans, Enora était l’une des négociatrices les plus compétentes de Shenkeol. Elle faisait partie du Cercle depuis seulement quatre ans quand Briag, le Tigre blanc, était venu la recruter. Elle se souvenait encore des battements de son cœur résonant dans sa poitrine et quand il avait affirmé souhaiter quelqu’un comme elle parmi ses membres, les mots lui avaient manqué. Car c’était un véritable honneur d’être ainsi recrutée par le Tigre en personne. A tout juste vingt-deux ans, elle n’avait jamais osé rêver, un jour, intégrer la Guilde du Tigre ! Et pourtant, c’était arrivé et elle avait accueilli cette opportunité avec joie. A présent, elle ne vivait plus que pour l’Alliance de Shenkeol et n’imaginait même pas une seconde son existence en dehors de celle-ci.

Quelques heures plus tard, l’affaire fut entendue quand Enora obtint de Tevarg la signature d’un contrat excluant toute rivalité. Le drapier ne put se défaire du sourire qui lui étirait les lèvres, même après le départ de la négociatrice. De son côté, la jeune femme était entièrement satisfaite des termes de l’accord qu’elle avait obtenu. Elle quitta donc le quartier des textiles pour se rendre aux forges qui étaient à la sortie du faubourg. Passant entre les fonderies, elle ne ralentit pratiquement pas le pas. Le métal et les armes n’étant pas son domaine de prédilection, il lui était difficile de juger de la qualité des métaux employés et des armes forgées. Elle laissait bien volontiers cette tâche à ceux qui étaient passés maître dans le maniement de l’épée.

Elle évolua rapidement d’un atelier à l’autre, l’œil aux aguets, puis elle s’arrêta soudainement. Elle l’avait trouvé ! L’homme qu’elle cherchait n’était pas forgeron. Elle traversa l’allée et se dissimula aux regards. Elle ne désirait pas être remarquée trop tôt. De son poste d’observation, elle attendit la fin de la transaction. D’à peine un an son aîné, l’homme qu'elle ne quittait pas des yeux était occupé à scruter des épées posées sur un établi près d’une petite forge.

Le propriétaire des lieux, d’une quarantaine d’années, s’entretenait avec lui sans détourner son regard de la pièce de métal qu’il martelait. Daï prit en main une des épées, la soupesa, fendit l’air de sa lame effilée puis la reposa et passa à une autre, répétant la même manœuvre. Au bout du quatrième essai, il força le forgeron à interrompre son travail en se rapprochant. Les flammes de la forge firent scintiller les fils d’argent présents sur ces vêtements. La pièce de brocart de sa tunique blanche à col montant scintillait légèrement à chacun de ses passages devant le feu. Son surcot noir, fermé sur le devant par une double ceinture en soie de deux nuances de gris différentes, s’arrêtait en dessous du genou. Les deux ceintures étaient elles-mêmes maintenues par une troisième ceinture en laiton. Le tissu sombre était agrémenté de passements argentés. Il portait par-dessus le surcot un manteau gris ouvert et brodé de soie blanche et grise.

Enora n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais cela n’avait pas d’importance. Elle connaissait parfaitement la raison de sa présence en ce lieu. Il avait trouvé l’homme qu’il cherchait. Tandis que le jeune homme captait toute l’attention du forgeron, il lui tendit une missive cachetée. L’artisan hésita un instant avant de la prendre. Son regard glissa plusieurs fois de Daï à la missive. Finalement, il consentit à s’en saisir et à l’ouvrir pour en prendre connaissance. A sa lecture, il ne put cacher sa surprise. C’était une invitation de l’Alliance ! Shenkeol l’invitait à s’établir sur l’île pour entrer à son service. C’était un honneur ! Même si cela impliquait qu’il devrait quitter tout ce qu’il possédait à Mett, vivre et travailler sur l’île de Shenkeol signifiait aussi ne plus avoir à s’inquiéter du lendemain. C’était une chance inespérée. Il attrapa les mains de Daï et le remercia vigoureusement pour cette heureuse nouvelle. Le jeune homme en était ravi et partagea la joie du forgeron.

Le travail au sein de la Guilde du Tigre n’était pas toujours aussi agréable et c’était dans des heures comme celles-ci que Daï appréciait davantage sa place en son sein. C’était l’un des seuls groupes de l’Alliance autorisé à porter l’épée. Cela expliquait, parfois, que ses missions n’étaient pas toujours pacifiques. Tout en disposant de ce droit, ses membres ne portaient pas tous les armes. Quand certaines missions de la Guilde sollicitaient leur utilisation, le Tigre veillait toujours à employer les mots avant elles. Ce qui portait souvent ses fruits.

Daï eût beaucoup de mal à prendre congés du forgeron qui ne cessait de le remercier et Enora observa la scène avec amusement. Elle connaissait le jeune homme depuis qu’elle avait intégré la Guilde il y avait de cela déjà six ans. Il était le plus jeune membre à l’avoir rejointe, bien avant l’arrivée d’Enora. Et rien d’étonnant à cela lorsque l’on savait qu’il était le fils du Tigre.

Avec douceur, Daï parvint à mettre fin aux effusions du forgeron. Tout en s’éloignant, son regard brun rencontra celui d’Enora. Son visage s’illumina et il alla à sa rencontre.

- Tu nous espionnes depuis longtemps ? Demanda-t-il, taquin.

- Assez oui, répondit-elle en souriant. Inutile de te demander si tu as trouvé ce dont nous avons besoin !

- En effet. Et si tu es là, c’est que, pour ta part, tu en as fini, j’imagine.

- C’était plutôt facile, Mett est à la hauteur de sa réputation et je n’ai pas eu à négocier très longtemps.

- Profitons-en, la partie pénible de notre travail commence ce soir.

Sur ces mots, il reprit la route et invita d’un geste la jeune femme à le suivre. Côte à côte, ils étaient sensiblement de la même taille. L’expression de Daï s’assombrit légèrement. Ces cheveux châtains, coupés court, ne dissimulaient aucun de ses traits. Il portait, comme Enora, trois boucles d’oreilles au côté droit.

- Tu as vu à l’extérieur du faubourg, les camps ? Il y en a plus que je ne l’imaginais !

Enora soupira.

- Briag est en ce moment même en train de visiter les réfugiés. Les provisions que Shenkeol a envoyées sont arrivées il y a peu. Les gens doivent être rassurés de voir le maître de la Guilde du Tigre en personne s’occuper de ça. Ton père sait toujours quoi faire pour calmer les cœurs tourmentés.

- Mais cette fois-ci, des mots ne suffiront pas. Nous devons enquêter sur ce qui se passe dans le sud. Et pour cela, j’ai envoyé une requête au Régent. J’espère qu’il y répondra rapidement.

Les deux jeunes gens sortirent du quartier des forges et quittèrent le faubourg. Devant eux s’étendait une vaste plaine. Au milieu des troupeaux éparts de moutons et de chèvres, les camps des réfugiés du sud leur offraient un triste spectacle. Les gens avaient fui en emportant tout ce qu’ils pouvaient, certain qu’ils ne pourraient plus retourner chez eux. Ils étaient remontés dans le nord aussi loin que leurs jambes et leurs provisions le leur permettaient, tout en se rapprochant de Shenkeol afin de bénéficier de sa protection. Consterné, Daï fut habité d’un terrible sentiment d’impuissance en constatant la misère des camps. Les plateaux arides n’avaient rien à leur offrir. Sans le soutien de l’Alliance, ces territoires auraient été, depuis longtemps, abandonnés.

- Les Plateaux Arides ne pourront assumer les nouveaux arrivants bien longtemps, reprit Dai. La situation risque d’exploser à tout moment. Même si nous pourvoyons à leurs besoins immédiats, il est urgent de trouver où loger tous ces gens. L’hiver est là et je crains que les plus fragiles n’y résistent guère.

- Les Petits Seigneurs apprécieraient bien certainement que le froid s’en charge ! Voilà qui leur ôterait quelques préoccupations, si tant est qu’ils en aient !

- Cela ne doit pas arriver !

Daï se retourna vers Enora. Son regard perçant laissait transparaître son indignation.

- Tous ces gens sont venus ici pour obtenir notre aide. Les Plaines Blanches pouvaient peut-être leur offrir plus ; et pourtant, c’est ici qu’ils ont choisi de s’exiler. Nous ne pouvons pas les abandonner ! Qu’importe ce que pensent les Petits Seigneurs.

La jeune femme posa sa main sur le bras de son ami pour l’apaiser et le sourire qu’elle lui adressa se voulut confiant. Daï s’emportait facilement. Enora le savait. Il n’était pas natif de la Tobrea mais avait à cœur la prospérité des tobréens et, plus encore, des défavorisés.

- Je sais, Daï, c’est pour ça que nous sommes là. Le Régent connait les enjeux de cette situation. C’est pour cette raison qu’il nous a envoyés, nous, des membres de la Guilde du Tigre avec le Tigre en personne, alors qu’il aurait pu envoyer des membres du Cercle à notre place. Regarde ! dit-elle en montrant les camps, ils sont tous rassemblés là, parce qu’ils ont confiance en nous et cette confiance n’est pas vaine. Ils ont eu raison de se placer sous la protection de l’Alliance. Les Petits Seigneurs seront obligés de plier, face à Shenkeol. Ils ne sont nullement en position de négocier les choix du Régent. Si le Régent leur demande de leur fournir un abri, avant les grands froids, ils ne pourront s’y soustraire.

Soudain, un groupe d’une vingtaine de jeunes enfants sortirent du camp et coururent dans leur direction. La première, une fillette de moins de huit ans arriva à leur hauteur. Elle était la plus âgée du groupe. Avec plusieurs autres enfants, ils avaient tous des petits paquets dans les mains. La fillette s’adressa timidement à Enora et à Daï.

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