Moshé

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  L'odeur âcre de la pollution me saute au nez dès le que le feu est devenu vert. La grosse jeep métallisée file entre les Jeepneys pour se noyer dans le flot disparate de la circulation routière des rues de Manille. Pour la première fois je quitte l'ambiance climatisée des bus loués pour les Français reçus comme des hôtes de marque par les écoles huppées de la capitale des Philippines. Devant moi, au gré des ponts et des routes qui semblent voler entre les immeubles, c'est toute la vie qui grouille. Derrière les immenses écrans vidéo qui diffusent des publicités colorées, se cachent des maisons de tôle et des piscines gardées, des immeubles de grand standing et des bidonvilles, des avenues parfaitement entretenues et des chemins parsemés de trous, des magasins comme on en trouve dans la plupart des grandes villes de France et des animaux d’élevage en liberté.

  Nous étions cinq à s'embarquer vers l'extérieur de la ville. Après quelques check-points vite franchis, nous abordons une route qui devient de plus en plus étroite et sinueuse. Nous grimpons vers les montagnes dans des soubresauts impressionnants. Les poignées qui nous amusaient comme un décor sans intérêt se révèlent indispensables. Nous croisons un 4x4 embourbé dans une terre molle devenue un piège humide. Notre véhicule s'immobilise à son tour : c'est le moment de continuer à pied. Une heure de marche nous attend sur un chemin dans les montagnes. Tout est vert et lumineux. L'humidité poisseuse et sale de la cité a laissé la place à de l'air frais. La beauté des paysages me fait oublier que nous allons vers un endroit où règne le dénuement. Nous ne sommes que cinq. Pourtant nous étions quinze candidats potentiels. Mais les Philippins nous avaient tellement répété combien ce séjour allait être dur et qu'il fallait être solide pour accepter, que nous pouvions parfaitement refuser et que d'autres activités nous seraient proposées. Tous ces discours en avaient découragé plus d'un. Les plus valeureux, Benoît en tête, que des séjours en Inde avait rendu imperméable à ce genre d’avertissements avait vite insisté pour maintenir l'escapade. Françoise, du haut de ses 28 ans avait fini par déclarer forfait après une énième crise de larmes. Sans doute les Philippins voulaient-ils nous protéger du moindre risque et éviter aux moins aguerris des désagréments.

  Nous arrivons au petit village de Canumai, le pantalon déjà maculé de boue pour le reste du week-end. Une délégation nous attend autour de quelques tables en plastique. Sur des feuilles de bananier sont disposés du riz, des sauces et quelques aliments dont la traduction en français m'échappe encore aujourd'hui. Des mots de bienvenue se succèdent en tagalop, d’abord ceux du chef du village puis ceux de quelques personnes. On nous emmène visiter l'école où nous attend un spectacle. Les enfants ont répété une chanson pour notre intention. Mais voilà que l'on nous demande de chanter à notre tour. Ils veulent naturellement nous entendre parler dans notre langue et nous devinons combien c’est important pour eux. Un peu déconcertée, Raphaëlle, guitare en bandoulière nous fait entonner « frère Jacques ». Surprise : les adultes dodelinent de la tête comme si la chanson leur était connue. Les traducteurs, qui sont de jeunes étudiants volontaires, nous accompagnent chacun vers notre famille d'accueil.

  Ma maison est au bout du village et il faut encore s’enfoncer davantage dans la boue pour l’atteindre. Il y a un petit garçon et deux personnes, un vieil homme et sa femme, les grands-parents du petit Moshé. Je ne sais pas ce que sont devenus les parents. Mon étudiant traducteur, Bryan, fait les présentations. Il leur explique que je travaille dans une école en France, que je suis venu pour rencontrer le village et connaitre le travail qui est réalisé par les étudiants de l’université de Manille. Je crois saisir quelques mots en tagalop mais je réalise vite que je n’y comprends rien. Rosanna la grand-mère opine de la tête à chaque mot de Bryan sur moi. J’ai l’impression, comme depuis le début de mon accueil par les Philippins, que l’on exagère l’importance que l’on peut m’accorder. Je me sens indécent de venir là occuper leur maison et manger leur maigre nourriture, moi qui suis venu les mains vides. Nous entrons dans la maison pour une visite des lieux. C’est une cabane en bambou composée de trois pièces. La première que nous traversons est la pièce principale. Un lit occupe la majeur partie de l’espace, il n’y pas de chaise encore moins une table. Au fond, on entre dans la cuisine. Un coin pour cuire au feu de bois, quelques ustensiles et des assiettes en plastique vert, du riz et un grand sac remplis d’herbes. L’endroit est minuscule, tout au plus un mètre carré. Une dernière pièce, plus petite encore que la cuisine, est remplie d’outils pour travailler la terre. Lorsque je demande à Bryan où rencontrer un endroit pour aller uriner, il me montre un coin entre d’autres cabanes, m’invitant à faire attention aux villageois. Lorsque je reviens, Rosanna a allumé le feu. Elle va préparer du poisson, un plat exceptionnel qu’ils ne mangent que lors des grandes occasions. Je suis touché par cette marque de considération. Moshé va à l’école des étudiants, il a fait des progrès notables en anglais mais je ne parviendrai pas à l’entendre me parler dans cette langue. Il est timide mais ne me lâche pas d’une semelle. Armand, le vieil homme est assis à même le sol, il broie des herbes dans un bol en bois. Intrigué, je lui demande à quoi va servir sa préparation. Il ne comprend pas un mot de ce que je lui dis. Bryan m’explique que ses dents lui font souffrir et que les herbes qu’il écrase sont un remède efficace.

  Au moment d’aller dormir, je m’interroge sur le peu de place à partager à 5. Bryan m’explique que nous allons occuper le lit, que Rosanna et Armand vont dormir à même le sol tout comme Moshé qui a l’habitude de passer ainsi ses nuits. Je ne proteste même pas et ce serait aussi inutile que vexant. La fumée a envahi l’air de la maison. Les moustiques qui me harcelaient à Manille sitôt la nuit tombée ne vont pas oser s’approcher. Je sens la fumée m’envahir les poumons. Je me demande s’il y a encore de l’oxygène et si on ne va pas nous retrouver raides comme du bois demain matin. Finalement, entre la dureté du lit et l’odeur de barbecue, la fatigue prend le dessus sur mes dernières appréhensions.

  Au petit-déjeuner, dans le noir, je porte à ma bouche des aliments, sans doute du poisson de la veille. Bryan me demande de parler en Français. Ce sont les grands-parents de Moshé qui le demandent, ils veulent écouter le son de ma langue. Au début, je commence à raconter, en français, l’incongruité de la situation, ce que je ressens devant ces gens si pauvres. Pour meubler un peu, j’enchaîne avec quelques vers d’un poème de Rimbaud que j’avais en mémoire.

  Je laisse le silence s’installer. Ils ne feront aucun commentaire mais je crois percevoir le souffle de chacun et une expression d’admiration sur leurs visages. Situation étrange que de parler sa langue devant des personnes qui n’en comprennent absolument aucun mot. Une langue venue de si loin, d’un lieu qu’ils auraient toutes les peines à situer sur une carte. Un étranger venu jusque dans leur maison occuper une place singulière. À quel moment de ma vie me suis-je véritablement retrouvé dans cette situation, devant un inconnu, un homme ou une femme venu d’un pays lointain, incapable de comprendre le moindre mot de sa langue ?

  Je trouve admirable ce que fait Bryan. Il séjourne ici, trois mois par an, loin de Manille et du confort de la civilisation, loin des voitures, des téléphones portables et de l’eau courante. Il donne des cours à Moshé et aux autres enfants du village. Et même si je me trompe sur les conditions de vie qui peuvent être les siennes dans la capitale, je reste admiratif de cet effort qu’il fait. S’il tombe malade, il faudra accomplir une heure de marche et encore une heure pour rejoindre la ville. Bryan me raconte sa vie d’avant, lorsqu’il vivait lui aussi dans un petit village, la chance qu’il a eue de suivre des études à Manille et cette chance qu’il veut offrir à d’autres.

  En descendant vers le centre du village, je retrouve mes compatriotes. Nous voulons immédiatement connaître nos expériences et surtout notre nuit. Benoît a passé la nuit dans une famille de 7 personnes. Un cochon a passé la nuit près de lui. Anna nous avoue qu’elle n’a pas fermé l’œil. Assise à côté d’elle, une jeune fille manifestement handicapée n'avait cessé de la fixer du regard, comme observant un animal inconnu pour la première fois. Pierre, le grand gaillard qui faisait le fier à bras, nous fait partager quelques soucis gastriques qui vont perturber le retour vers Manille. La deuxième courageuse du groupe, Raphaëlle, égale à elle-même, déborde d’enthousiasme et prolongerait bien le séjour.

  Des années plus tard, je regarde de temps cette photo prise par Bryan dans la cabane en bambous. On y voit le vieil homme, sa femme et Moshé. Je suis assis par terre avec eux. Je songe à cet homme rencontré là-bas, un français qui avait eu ce courage incroyable de rester, de quitter définitivement la France et de s’occuper de l’école. Cela faisait 22 ans qu’il vivait là. Aurai-je jamais ce courage un jour ?

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