Chapitre I

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 Le crépuscule tombait peu à peu en un voile sombre et soyeux sur la ville lumière, la plongeant lentement dans une profonde pénombre vespérale. Ce moment entre deux vies où cet instant succinct de quiétude prend le pas sur l'agitation journalière, juste avant de laisser place à la palpitation de l'effervescence nocturne, tout cela en une mécanique des mieux huilées.
 Ça et là boutiques et commerces fermaient leurs devantures exubérantes alors que restaurants et bars ouvraient et dressaient le couvert, mettant sur pied le changement de décor de ce nouvel acte quotidien sous l'oeil avisé des gargouilles centenaires. Une pièce qu’elles subissaient depuis tant d’années, mais qu’elles ne cessaient pourtant de superviser sans sourciller, s’amusant inlassablement du manège insensé des marionnettes de ce théâtre fantoche.

En ce moment d’accalmie, j’entendis le vent souffler contre les tuiles bancales constituant le toit me surplombant, tandis que les ténèbres s’introduisaient furtivement dans la pièce, tel un liquide vaporeux noirâtre, s'immisçant entre les jointures des fenêtres dont la peinture des portants commençait à s'écailler par usure du temps. À travers le verre terni, je pouvais admirer les bâtiments avoisinants s'allumer un à un en une chorégraphie désordonnée ; un ballet de lumières chaotique qui donnait vie à ces vieilles bâtisses bourgeoises figées dans le temps et l'histoire dont elles portaient les stigmates. Leurs gargouilles de pierre assombries par la pollution nauséeuse prenaient des allures démoniaques en ces heures tardives, leurs silhouettes anguleuses incisant l’horizon irisé par les dernières lueurs d’un soleil orangé dont les rayons luttaient contre des formes nébuleuses rosâtres.
 La ville mère s'éveillait tout à son aise revêtant tranquillement son air de fête et, perché sous les toits, je me trouvais aux premières loges des préparatifs, la contemplant dans son intimité. Paris la magnifique, la ville lumière, la cité des déboires, se paraît de ses apparats nocturnes dans l’effervescence des petites rues commerçantes et j’observais cette agitation avec un certain amusement, confortablement installé dans le canapé en cuir noir de mon magnifique atelier mansardé. Non pas magnifique par son apparence, il était en réalité quelque peu délabré, les années ayant terni l'éclat de ce loft qui avait dû autrefois être somptueux, mais qui avait depuis subi la détérioration du temps et des intempéries - les appartements voisins avaient d’ailleurs été désertés depuis bien longtemps de par ce fait. Cependant, la tranquillité qui y régnait, cet espace de liberté surplombant la ville, planant au dessus des bruits urbains et des odeurs nauséabondes, et où l'on pouvait donner libre cours à son imagination et à ses passions les plus inassouvies, donnait à l’endroit un cachet qu’aucun de ces immondes gratte-ciels étincelants de métal glacé ne pourraient jamais égaler.
 L'ameublement était pourtant très succinct, à l’image de cette liberté et de l’affranchissement des possessions matériels. Il n’y avait pas plus que l’essentiel, pas plus que ce qu’il faut pour subsister tout en profitant pleinement de la vie. Ce sofa où je me prélassais constituait le seul petit luxe de l’appartement, ainsi que les nombreuses peintures traînant ça et là et qui lui apportaient toute son âme.
 Les toiles accrochées au mur semblaient m'observer dans la pénombre, ce qui me procura un subtil frisson d'excitation en croisant leurs regards huileux qui paraissaient lire au plus profond de mon âme et de ses plus sombres recoins. Elle était vraiment douée, je ne pouvais qu’admirer son talent ; sa patte si douce et si incisive à la fois, sa finesse dans les traits et dans les tons choisis, jouant habilement avec les effets d’ombre et de lumière. Une vraie artiste, je ne l’avais pas choisie à la légère, et je m’en félicitai intérieurement. Car oui, en réalité ce nid douillet n'était pas vraiment mien, mais celui de ma muse du moment, celle avec qui je partageais mon art depuis maintenant plus d’une semaine ; une semaine intense et éprouvante mais qui fut l’un des moments les plus forts et exaltants de ma sombre vie.
 Je l’avais rencontrée sur le net, au hasard d’une de ces applications qui remplaçaient le contact humain - car les humains n’ont pas le temps, n’ont plus le temps, de s’intéresser à autrui de nos jours, ou du moins plus dans la réalité. Oh je ne m’en plains pas, j’avais trouvé nombre de mes muses via ces processus virtuels, et ils étaient tout à fait adaptés à quelqu’un comme moi, afin de faire plus ample connaissance et d’avoir un plus large panel de choix - une belle invention, j’en remerciais les créateurs. Et elle, me plut dès les premiers échanges, dès les premiers mots que je pus lire d’elle; un esprit vif, une intelligence délicieuse, et d’une beauté qui même par quelques photos m’avait littéralement subjugué. Et la réalité ne m’avait pas déçu, je dirais même qu’elle surpassa l’image - pourtant si élogieuse - que je m’en étais fait.

 J'étais venu lui rendre visite tous les jours au cours de cette semaine, toujours avec la même excitation, et le même empressement de la retrouver, de pouvoir partager ces moments privilégiés avec elle et d'éprouver mon art en sa compagnie. Au fil de ces entrevues, j’avais développé une certaine affection pour elle, je ne pouvais le nier. Sa grâce, sa finesse, la douceur de sa peau quand je l’effleurais… Mes frissons reprirent de plus belle, parcourant toute mon échine rien qu’à cette pensée… Mais finalement, après tout ce temps à ses côtés, ce soir - non sans une certaine tristesse de ma part - notre oeuvre touchait à sa fin... Enfin, sans vouloir me l'approprier il s'agissait en vérité plus de mon oeuvre, de ma création. Elle y avait contribué, certes, il fallait le lui accorder, mais on reconnaissait bien ma griffe, et c'est ce que diraient les scribouillards des journaux locaux en la découvrant, je n'avais aucun doute la dessus. Mon art était reconnaissable entre tous, et il suscitait toujours un vif engouement de la part des gens qui me suivaient, chacune de mes nouvelles créations étant accueillie vivement par la critique. Cependant ce n’était pas pour la gloire que j’exerçais mon art, elle m’importait peu ; c’était simplement et uniquement pour moi, pour ma réalisation personnelle, pour mon accomplissement spirituel et moral.

 Reprenant conscience avec la réalité et avec le travail qu’il me restait à terminer avant de pouvoir parler de louanges journalistiques, mon regard se détacha de l'effervescence extérieure, laissant la vie nocturne reprendre ses droits dans les rues pavées de la capitale, pour aller contempler - les yeux emplis d’une fierté non dissimulée - mon chef d'oeuvre en attente de son jugement final.  Exposé là, au centre de la salle, il emplissait l'espace par sa magnificence et son aura, bien loin de ces croûtes sans âmes, aux couleurs ternes, qui moisissent dans un quelconque musée, et sur lesquelles on pose les yeux deux secondes avant de passer à la suivante. Je défiais quiconque de contempler mon oeuvre sans en ressentir aucune émotion. Elle incarnait une explosion des sens, une apothéose des sentiments, auxquelles on ne pouvait rester indiffèrent, libérant une impression dont l’intensité marquerait à vie quiconque y poserait les yeux. On y percevait la passion, la haine, la colère, la tristesse, la tendresse, la brutalité... Toutes les émotions du monde semblaient y être réunies et s'y déchirer avec fracas en une harmonie parfaite et chaotique. De toutes mes créations, je crois que celle-ci était réellement la plus aboutie ; et pourtant, il y en eut d’autres dont je fus très fier, et qui avaient vivement marqué les esprits. Chaque oeuvre était une réelle aventure et avait toute une histoire pour moi, ce qui les rendait toutes uniques et emplies de ma propre perception, comme si j’y laissais un peu une partie de moi même à chaque fois.
 Mon art était atypique, impulsif, explosif, je n'avais aucune finalité quand je créais, aucune marche à suivre prédéfinie. L'inspiration me venait simplement au fur et à mesure que l’oeuvre prenait forme, et je me laissais presque posséder par mon propre ressenti, emporté par le tumulte émotionnel qui m’habitait et prenait possession de moi en ces occasions. Je vivais mon art, j’y prenais vie ; c’était mon exutoire, mon moyen d’expression et l’expression même de mon être. Et le résultat parvenait tout de même toujours à me surprendre, de par son originalité, de par sa magnificence, comme si je ne fus plus vraiment maître de mon propre corps dans ces moments là.

 Perdu dans ma contemplation, le final me vint soudain. Je sentis l'inspiration s’emparer de moi, les émotions naitre et m’insuffler la marche à suivre. Elles murmuraient langoureusement à mon oreille, s'immisçant dans mes veines, jusqu’à ce que je vibre et respire selon leur bon vouloir. Elles m’imposèrent la vision de la Victoire de Samothrace - cette représentation de la déesse de la victoire - qui parvenait à dégager tellement de fierté, de grandeur, et d’espoir - quand bien même décapitée - et je me sentis en cette soirée l'âme d'un conquérant, gagnant une nouvelle fois une bataille intense contre tout ce qui pouvait se mettre en travers de son chemin ; en travers de mon art, de mes convictions, et de ma liberté d'expression si chère à notre patrie mais pour laquelle je devais pourtant tellement lutter. Et pour laquelle je continuerai de lutter au travers de cette oeuvre, ils pouvaient en être sûr ; j’en tremblais de conviction.

 À cet instant, ma muse hoqueta, sortant subitement de ses songes. Un timing tellement parfait qu'il me tira une larme à l'oeil. Je vins m'asseoir amoureusement à ses côtés, et lui caressai tendrement la joue. Nous étions devenu très proche au cours de cette semaine, cette expérience partagée nous ayant rendu bien plus qu'intime ; son contact me fit frémir. Et elle frémit également. Cependant je vis à ses yeux bouffis et fatigués qu'elle avait hâte que toute cette aventure se termine. Son regard cristallin - mi-triste, mi-apeuré - ne demandait que ça, me l’implorait même. Je l'embrassai sur son front, égratigné par tous ces efforts, puis me tournai pour aller me saisir de mes outils qui se trouvaient non loin. Le silence était lourd, presque pesant, et l’on entendait seulement la respiration un peu saccadée de ma belle, ainsi que le tintements de mes instruments alors que je cherchais celui qui conviendrait le mieux pour ce dernier acte - il fallait que tout soit parfait.
  L’effervescence qui avait maintenant pris place dans les rues parisiennes ne parvenait pas à percer ces vieux murs haut perchés sur la cité en émoi, personne ne viendrait nous déranger ; les derniers étages de cet immeuble étaient inhabités depuis des lustres, ces citadins ignares ne comprenant rien à l'authenticité et à la chaleur de ces lieux. Je soupirai à cette pensée, la superficialité de ce monde me désespérait, ce besoin incessant de nouveautés, reléguant sans sourciller le passé ; tout devenait si aseptisé… On en oubliait la valeur réelle des choses, les plaisirs simples de la vie, cette surconsommation incessante dénaturait les goûts, nous poussant à vouloir toujours plus sans se satisfaire de ce que l’on avait déjà. Moi je savourais mon temps, je savourais cet instant, et je me satisfaisais pleinement de ce que j’avais. Pour rien au monde je ne me serais trouvé à un autre endroit ce soir là.

 Quand j'eus enfin trouvé mon bonheur, je me retournai vers mon oeuvre, ma muse, affichant un sourire radieux et excité, tel un enfant qui s’apprête à déballer ses cadeaux de Noël. Ses yeux s'écarquillèrent d'effroi en voyant les dents métalliques légèrement rouillées, et encore ensanglantées de la veille, se dresser devant elle.

 - Tu t'en souviens de celle là, n’est ce pas ? Allez ne t'inquiètes pas ma belle, tout sera bientôt fini pour de bon... Lui dis-je avec la plus grande douceur du monde en dégageant ses cheveux pour apposer mon outil, afin d’achever mon chef-d’oeuvre...

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