Un été en Allemagne.
Petit flashback.
Loan, enfant très précoce, possédait de telles facultés qu’il avait naturellement été inscrit en option allemand première langue. Mais ses instituteurs, conscients de son avance, avaient conseillé à ses parents de l’inscrire à d’autres activités pour éviter qu’il ne s’ennuie au collège. C’est ainsi qu’il avait obtenu une dérogation spéciale pour suivre, au Centre International de Séjour, des cours d’anglais destinés aux adultes.
Dans cette classe hétéroclite, certains préparaient un voyage, d’autres validaient une case pour l’ANPE, d’autres encore obéissaient à leur employeur. Mais tous étaient adultes sauf … Loan.
Pour lui, c’était une récréation bienvenue.
Parmi ces adultes qui peinaient à apprivoiser la langue de Shakespeare, Loan faisait figure de petit prodige. Il apprenait à une vitesse qui forçait le respect, provoquait parfois quelques rougeurs, et souvent des fous rires. Sa candeur séduisait. Les adultes aimaient le retrouver pour rajeunir à son cantact.
La prononciation, surtout, donnait lieu à des scènes mémorables. Mais Loan avait toujours un mot gentil, une attention pour chacun, et n’hésitait pas à épauler le professeur avec naturel, un homme séduisant avec des yeux, d'un bleu turquoise, magnifiques. Jamais de condescendance chez Loan : son altruisme étonnait, et ravissait.
Mais pour Loan, c’était à double tranchant. Tout cela avait un prix. Côtoyer des adultes, rire avec eux, écouter leurs anecdotes ou leurs galères, l’avait poussé encore plus loin dans sa maturité. Très tôt, il avait perçu la complexité du monde, ses luttes, ses fractures. Il avait vu de près la difficulté, parfois, de simplement s’en sortir...
C’est dans ce même esprit qu’à la fin de sa cinquième — cette année si terrible — le professeur d’allemand de Loan, l’un des plus exigeants qu’il ait jamais eus, se dit impressionné par ses progrès. L’été approche, les cours vont se terminer. Il suggère alors à ses parents de lui offrir un séjour en immersion : trois semaines dans une famille allemande, sans contact avec le groupe français. Une formule OFACIL. Le rêve.
Le départ ou quand la réalité dépasse la fiction.
Le rendez-vous est donné à la gare de l’Est. Une accompagnatrice souriante brandit une pancarte OFACIL et rassemble le groupe. Une fois tous les adolescents présents, ils montent dans le train. Mais il faut se scinder en deux : les voitures sont éloignées. Loan se retrouve avec cinq inconnus dans une voiture sans adulte. L’encadrante, un peu débordée, leur dit :
— Surveillez bien, mais de toute façon on viendra vous chercher. À Mannheim, la queue du train sera détachée, vous nous rejoindrez.
Pas de souci, ils sont six, ça rassure. Rapidement, les présentations commencent.
— Salut, moi c’est Virginie, je viens de Paris, et vous ?
— Loan, je vis à Mirel.
— Vincent, de Royets.
— Christophe, de Paris.
— Julien, de Joisy.
— Juliette, de Vaibeau.
— J’ai hâte de découvrir ma famille d’accueil, dit Loan. J’espère qu’ils seront sympas.
— Pareil ! Mais bon, au pire, on se retrouve tous les après-midis pour les activités, lance Vincent, surexcité.
— Ah bon ? Y a plusieurs formules ? s’étonne Loan.
— Pourquoi tu dis ça ? demande Juliette, intriguée.
— Moi, je suis trois semaines en famille, et je vous retrouve une seule fois, pour le week-end camping.
Silence. Puis les discussions reprennent, ponctuées par les arrêts : Strasbourg, Karlsruhe, Mannheim. Ils guettent. Rien. Personne ne vient les chercher. Le train repart. L’inquiétude monte.
— C’était pas à Mannheim qu’on devait changer de voiture ?
— Si. Elle a bien dit que le train se scindait là.
Ils attrapent leurs sacs et avancent jusqu’au bout de la voiture suivante. Derrière la vitre : les rails. À grande vitesse.
Panique.
Autour d’eux, les passagers comprennent que quelque chose cloche. C’est Loan qui reprend ses esprits le premier. En allemand, il explique la situation. Il se débrouille bien. Merci à Monsieur Ligain et ses fameuses Nacherzählungen qui avaient découragé plus d’un élève, mais forgé chez lui une aisance redoutable. Pas de listes de vocabulaire : des récits à construire, à formuler, à défendre.
Une passagère alerte le contrôleur. Sympathique, professionnel, il rassure tout le monde, installe les jeunes dans un autre wagon et promet de régler la situation.
— Heureusement que t’étais là, souffle Christophe. J’ai rien compris à ce qu’ils disaient.
— J’ai flippé en voyant les rails, ajoute Juliette. Mais quand je t’ai vu discuter, je me suis calmée.
— Si tout le séjour est aussi bien préparé… on va en revenir vivants ? ricane Vincent.
Éclats de rires.
En réalité, ils s'étaient dirigés vers Munich au lieu de Francfort. Le contrôleur les a alors accompagnés jusqu'à un autre train, cette fois en direction de Francfort. Là, d'autres accompagnateurs les ont pris en charge pour la dernière correspondance vers Gladenbach. Bravo et merci à la Deutsche Bahn !
Après plusieurs heures de retard, les familles d’accueil les attendent enfin.
Pour Loan, c’est un moment marquant. Le couple allemand qui l’accueille semble bienveillant et chaleureux, mais il est d’abord déçu : ils sont âgés, et aucun enfant ne se trouve à leurs côtés.
Ses craintes sont rapidement dissipées.
— Bienvenue, Loan, dit l’homme en lui tendant la main. Nous sommes ravis de t’accueillir. Donne-moi tes bagages.
— Bonjour Monsieur, bonjour Madame.
— Kuhl, Dora Kuli Kuhl, ajoute la femme dans un sourire. Nos enfants sont impatients de faire ta connaissance.
En voiture, les questions fusent de part et d’autre…
Les Kuhl l’interrogent sur son voyage, l’origine de ce retard, ses goûts sportifs, ses parents.
Loan, lui, veut savoir comment les appeler, combien ils ont d’enfants et quels sont leurs âges.
La barrière de la langue n’est pas un problème. En prenant le temps, ils se comprennent. Les Kuhl lui indiquent leur plaisir de renouveler l’expérience avec lui. Ils avaient reçu une ado l’année passée qui avait l’âge de leur aînée. Car d’habitude, les français sont plus âgés, et là il est la providence pour leur petit dernier de son âge !
Ils rentrent tard ce soir-là avec près de 8h de délai.
Il est accueilli à bras ouvert par Sonja et Erika, les filles de la famille. Frau Kuhl, Dora, accompagne Loan dans la chambre de leur fils, qu’il lui prête le temps du séjour.
Un instant, Loan est traversé par un moment de doute que la mère capte immédiatement.
— Il rentre cette nuit. Tu feras sa connaissance demain. Allez, installe-toi et viens vite nous rejoindre au salon. Thorsten dormira dans notre chambre, sur un lit pliant.
Le dîner est joyeux, ponctué de rires et de discussions. Loan est à son aise, il réussi à converser plus facilement qu’il ne l’appréhendiat.
Tout le monde, épuisé par la journée, se couche rapidement.
Le lendemain matin, Loan rejoint la famille au petit-déjeuner. Thorsten, le fils, est là. Il se lève pour lui serrer la main. Loan, frappé par sa beauté, en reste bouche bée. Il rougit. Thorsten aussi, légèrement.
Loan découvre alors une curieuse habitude culinaire : charcuterie et fromage sur du pain, trempé dans du chocolat chaud ou du café. Pour lui, c’est impensable. Il reste fidèle aux tartines beurrées sur Schwarzbrot ou Brötchen dans son chocolat. Entre deux bouchées, il ne cesse d’observer son nouveau compagnon de jeu qui fait de même. Alors dès que l’un croise le regard de l’autre, il s’en détourne. Pour Loan, il n’y a pas de doute, il lui plaît terriblement. Mais est-ce partagé ? tout porte à croire que oui.
À peine le petit-déjeuner terminé, Thorsten l’entraîne par la main pour lui faire découvrir ses jeux et ses coins préférés. Loan doit lui demander de ralentir — non que son enthousiasme le dérange, mais il a du mal à suivre son débit de parole.
Le séjour commence à ressembler à un rêve.
Le soir, Dora et sa fille Sonja l’emmènent au Treckenbad : un bassin d’eau très fraîche qui monte jusqu’aux genoux. On y marche en rond en se tenant à une barre centrale.
— C’est censé stimuler la circulation et prévenir les varices, sourit Dora.
Comme son père, Loan est passionné de photographie. Dès qu’il peut, il prend des clichés — mais jamais pour rien. La pellicule impose ses limites.
Ce bassin étrange mérite qu’on s’en souvienne.
Mais Dora, tout à coup gênée, tente de l’en dissuader :
— Non, Loan, nonoon...
— Trop tard ! Pourquoi ?
Elle lui explique qu’en Allemagne, les femmes ne s’épilent pas les jambes, ce qui choque sans doute en France. Elle a tenté de cacher ses jambes en se penchant, bras tendus vers ses pieds — en vain. La photo est prise. Tout le monde éclate de rire.
Loan, sincère, lui promet qu’il ne laissera personne se moquer. La photo restera entre eux.
Plus tard, assis côte à côte sur le lit, Loan et Thorsten parlent de leurs rêves, de leurs hobbies, du collège. Loan reste évasif sur ce point, on devine pourquoi.
— Tu veux faire quoi plus tard ?
— Je ne sais pas. Et toi ?
— Pareil.
Loan savoure chaque seconde auprès de ce complice qui ne le laisse pas indifférent.
Le lendemain, surprise au petit-déjeuner : Dora et Jacob racontent comment Thorsten les a réveillés en pleine nuit en criant "Loan ! Loan !" dans son sommeil.
Le cœur de Loan s’emballe. Troublé, il n’ose y croire. Thorsten partage-t-il ses sentiments ?
L’intéressé détourne habilement l’attention avec humour. Gêné, il refuse d’en dire plus.
Loan, de plus en plus troublé, n’ose poser la question. La langue, sa timidité : tout le bloque.
Durant leurs jeux, leurs corps se frôlent, se touchent. Chaque contact réveille un bien-être intense chez Loan. Mais il n’ose aller plus loin. Il espère. Il attend.
Les journées sont exaltantes, les nuits, pleines de rêves. Loan progresse vite en allemand. Parfois, il se réveille pour chercher un mot dans le dictionnaire. Il veut rêver dans cette langue.
Un soir, toute la famille regarde La Chèvre, doublé en allemand. Voir Pierre Richard ainsi, c’est étrange pour Loan, habitué à sa voix. Mais connaître l’histoire l’aide à suivre et progresser encore.
Thorsten l’intègre à ses activités, lui présente ses amis, sa ville, son quotidien. Il est drôle, moqueur, tendre.
— T’es un peu comme un alien ici, mais un super gentil, lance-t-il en riant.
Loan s’adapte vite. Il s’attache.
Pas de moqueries. Pas de drame. Juste une douceur simple. Réconfortante.
Il pense à ses parents, à la France, mais ne ressent ni solitude ni manque. Il est bien ici. Il voudrait que ça ne s’arrête jamais.
Un après-midi, Thorsten l’attend dans le salon.
— Viens vite, on va à la piscine.
En chemin, il lui présente David et Peter.
À la piscine, Loan est ébloui par David : brun, regard profond, traits parfaits.
Mais la gêne l’envahit : son corps change, et là, pas le choix — cabines ouvertes, douches collectives. Il hésite.
— Tout va bien ? demande Thorsten.
— Oui, oui…
Il se change vite, emmitouflé dans sa serviette. Il jette un œil discret aux autres. Ils sont trop beaux. Si seulement…
Sur la pelouse, face au bassin, il respire. Thorsten surgit derrière lui et le pousse dans l’eau. Ils plongent, ressortent ensemble, face à face. La lumière sur le visage de Thorsten le bouleverse.
Ils jouent, s’éclaboussent, se taquinent.
Thorsten plonge et ressort… avec le slip de bain de David. Tous éclatent de rire. Ils jouent au volley avec. Loan l’attrape, fait mine de le lancer… et rate exprès. David le récupère, mi-amusé, mi-agacé.
Plus tard, Loan se repose sur sa serviette. David vient s’allonger à côté.
— Pourquoi t’as voulu passer tes vacances ici ?
— Pourquoi pas ? répond Loan, taquin. Non, c’était une idée de mon prof. Et franchement, je le remercie. Je suis ravi de vous connaître.
— Moi aussi, dit David, un brin séducteur. Tu sais, j’ai bien vu que t’avais pas vraiment raté pour mon maillot…
— Pff, n’importe quoi ! Moi ? Rater une cible ? ironise Loan.
— Oui. Je suis ta cible, souffle David en frôlant son torse d’un brin d’herbe.
Loan, troublé, voudrait l’embrasser. Mais il rit sous les chatouilles. David en profite pour se jeter sur lui. Les autres les rejoignent. Une mêlée joyeuse s’ensuit.
Le soir, Loan se repasse la scène. Il se demande : Thorsten ou David ?
Quand David a dit je suis ta cible, ai-je bien compris ? Il pensait à ça, vraiment ? Ou seulement au maillot ?
Je comprends l’allemand, pense-t-il. Mais pas encore ses nuances, ses subtilités...
Il s’endort chaque nuit avec une question : demain, enfin, une réponse ?
Elle ne viendra pas…
Ensuite, Thorsten lui présente un autre copain. Harald. Grand, fin, un peu comme lui. Mais dès les premiers instants, Harald se montre froid. Hostile, même. Il s’installe dans la chambre face à l’écran de la console et, sans arrêt, provoque Loan sur ses origines. Des remarques à peine déguisées, des questions absurdes, un ton narquois. Loan en est mal à l’aise. Très mal à l’aise.
À partir de ce jour-là, le séjour prend une tournure étrange.
À la piscine, David l’avertit à voix basse : il doit se méfier de Harald et de sa bande. Ils ne l’aiment pas, dit-il. Ils auraient même prévu de le couler. Loan blêmit. Il évite l’eau. Reste sur le bord, seul ou avec David, qui tente de le réconforter. Sa compagnie le console, le protège, le fait sourire malgré tout. Même s’il voudrait plus. Bien plus.
Vers la fin du séjour, Thorsten propose une nuit sous la tente avec Harald, David et d’autres garçons. Loan s’attend à être invité. Mais non. Thorsten vient s’excuser. Il n’y a pas de place pour lui, dit-il. Il devra rester à la maison, avec ses sœurs et ses parents. Le prétexte sonne faux. Cruellement faux.
Dora voit alors la peine se dessiner sur le joli minois de Loan. Elle éprouve sa peine. Alors elle fait tout pour jouer, le divertir, lui raconter des histoires drôles. Faire des grimaces, toutes plus hilarantes les unes que les autres. Elle réussit à alléger son chagrin mais pas à l’évincer.
Au moment de dormir, Loan seul sur le lit de Thorsten fixe le plafond. Il n’arrive pas à trouver le sommeil. Il ne s’explique pas ce retournement. Il se fait des films. Peut-être se trompe-t-il, mais il ne voit pas d’autre explication : ils sont tous gays, et eux croient qu’il est hétéro. Ça expliquerait tout. L’exclusion. Les silences. Thorsten qui murmure son prénom la nuit. David qui lui caresse le torse avec un brin d’herbe. Et maintenant ça. L’écarter, comme si de rien n’était.
Pffft, tu divagues complètement mon pauvre Loan, ta soif d’amour, tes pulsions déforment la réalité. Ne rêves pas… Puis, il s’effondre.
Ce soir-là, il pleure dans le lit de Thorsten. Seul. Abandonné.
Qu’a-t-il fait pour mériter ça ? Pourquoi Harald le rejette-t-il ? Il cherche. Se demande s’il s’agit d’un rejet du Français qu’il est. Mais non, ça n’a pas de sens. Thorsten, David et les autres n’auraient jamais toléré ce genre de bêtise.
Une chose est sûre : Harald ne l’aime pas. Et ça suffit à tout déséquilibrer.
Mais pourquoi ? La vraie raison restera un mystère.
Loan ne la connaîtra jamais. Et ne posera jamais la question. Il gardera longtemps le regret de ne pas avoir osé. De ne pas avoir su dire, ou demander.
Il n’oubliera jamais cet été 1987. Ces deux amours platoniques qui l’ont fait vibrer, rêver, espérer. Ces moments rares et précieux, qu’il chérira longtemps. Mais aussi cette frustration tenace, ce malaise qui a tout terni, cette fin absurde et douloureuse.
Il rentrera en France. Et pleurera, plusieurs nuits durant, leur absence — lourde, cruelle. Même s’il ne s’agissait pas de petits amis, il a tout perdu. Deux amis. Deux repères. Et le vide immense qu’ils laissent derrière eux.
Annotations
Versions