Chapitre 1 - Première affectation - Partie 1 - Le siège qui grince
Londres, janvier. La pluie ne tombe pas : elle s’installe, comme un logiciel qu’on n’arrive jamais à désinstaller.
Adrien Morel badge à l’accueil, traverse deux couloirs de verre et un tapis gris dont la couleur officielle doit s’appeler « conformité ». Il sourit par politesse, un réflexe qui lui sert de manteau.
— Adrien ?
La voix arrive avec un parfum de savon d’hôtel. Elle appartient à Laura Mitchell, rousse, pull moutarde, yeux qui rient avant elle.
— Oui, c’est moi.
— Parfait ! Viens, je te montre the battlefield… le terrain de jeu, pardon. On dit terrain de jeu en français ?
— Oui
Adrien suit Laura dans l’allée E, un alignement de bureaux qui hésitent entre monastère et usine à KPI. Au bout, des plantes en plastique tentent de prouver que la vie est possible sous néon.
— Ici, c’est Litiges France. On est dix, que des filles sauf toi. On t’a gardé une place près de la fenêtre, pour faire croire que Londres a du soleil.
— Vous avez le sens de l’humour.
— On survit grâce à ça. Et au café. Surtout au café.
Elle lui montre sa chaise. Le siège grince comme un secret mal rangé. Adrien pose son sac, ouvre son ordinateur. Le fond d’écran corporatiste lui souhaite Welcome. Il y manque un point d’exclamation, comme un sourire coupé.
— Je te forme aujourd’hui, dit Laura. Process, outils, jargon de la secte.
— La secte ?
— Oui. Tu verras. On a des rituels. Mais on ne porte pas encore de toges Yet.
— Merci, Laura. Vraiment.
Laura repart chercher un guide d’accueil. En face d’Adrien, une femme se lève pour glisser un dossier dans un bac. Rowena Clarke. Cheveux bruns, queue-de-cheval stricte, gilet anthracite, regard clair qui semble trier les gens aussi vite que les factures.
Elle croise le sien, une seconde à peine. Sourire tenu, intelligemment neutre, comme ces phrases bien écrites qui n’ont pas besoin de s’excuser.
— Bienvenue, dit-elle. Rowena.
— Adrien. Enchanté.
— On parle français ici, parfois. Mal, mais on essaie. Bear with us.
— Je promets d’être indulgent.
— Nous aussi.
Elle retourne à son écran. Adrien ne la regarde pas partir. Il regarde l’écran s’allumer et c’est presque la même chose.
— Voilà, dit Laura en déposant un manuel. On commence par SAP, CRM, puis le chat interne.
— On finit par le chat ?
— Toujours. C’est là que tout se passe. Everything important happens in chat.
— Même les litiges ?
— Surtout les litiges. On y met les vraies choses : l’ironie, la fatigue, la météo du moral.
Elle s’assoit à côté de lui, lance une session de démonstration.
— Tu as un identifiant temporaire, explique-t-elle. Puis tu recevras le vrai.
— J’ai le droit d’avoir un pseudo ?
— Non. Ici, on est très orthodoxes. Prénom.Nom.
Laura cligne des yeux, très sérieuse. Puis elle éclate de rire :
— Je plaisante. Non, pas de pseudo, mais tu peux choisir un statut. Regarde : Disponible (mythe), Occupé (réalité), En réunion (comédie).
Adrien sourit. Laura a ce talent rare de rendre le monde moins lourd sans l’infantiliser. Elle vit un peu dans sa bulle, mais sa bulle a des fenêtres.
— Et Rowena ? demande-t-il, presque distrait.
— Clarke ? Hyper fiable. Très bonne. Elle t’aidera si tu demandes… mais elle ne propose pas. C’est son style : précise, silencieuse. Sharp.
— Elle parle français ?
— Oui, mais timide. Tu verras.
À 10 h 11, la machine à café tousse sa première disgrâce de la journée.
Adrien attend derrière deux collègues qui comparent des taux de change comme on compare des nouvelles blessures.
Rowena arrive avec un mug noir marqué NO GODS, NO BUGS.
— Vous prenez quoi ? demande-t-elle dans un français appliqué.
— Court, sans sucre, répond Adrien.
— Vous êtes courageux.
— Je fais semblant.
Ils se regardent. Le silence s’accroche sans mordre. Rowena appuie sur le bouton. Rien ne coule. Elle soupire, entre en anglais sans réfléchir :
— This thing negotiates worse than our suppliers.
Puis elle se reprend, accentuant chaque syllabe :
— Elle… négocie… mal.
Adrien sourit, discret.
— On peut… prier ? propose-t-il.
— Je ne prie pas les machines. Je les répare.
Elle tape deux fois sur la trappe. Le café jaillit enfin, brun, incertain.
— Miracle, dit-il.
— Non. Méthode.
Elle s’éloigne avec son mug comme on emporte un verdict. Adrien se dit qu’il aime bien les gens qui réparent.
De retour à son bureau, Adrien découvre l’icône clignotante : Nouveau message.
Bonjour, Adrien. Si tu as besoin d’aide sur les litiges TVA, je peux t’envoyer un modèle de réponse. Bienvenue chez nous.
Il répond. Les phrases lui sortent comme des pièces alignées.
> Morel, Adrien :
Merci, Rowena. Je prends tout ce qui évite un sacrifice humain dès le premier jour.
Un point, puis trois. Rowena tape.
> Clarke, Rowena :
Pas de sacrifice humain ici. Juste des feuilles Excel qui crient en silence.
Adrien hésite une seconde, puis ose le clin d’œil qui teste la température de l’eau.
> Morel, Adrien :
Noté, Gardienne des… modèles.
Une minute passe. Rien. Puis :
> Clarke, Rowena :
Gardienne ?
C’est nouveau. Je garde beaucoup de choses, mais les modèles, je les partage.
Adrien s’incline dans sa tête et recadre dans le chat.
> Morel, Adrien :
Promis, c’était un compliment. Merci, Rowena.
Il ferme le chat, pour ne pas sembler insister. Mais l’idée s’est posée : Gardienne. Le mot a un poids ancien et un sourire moderne. Il sait cependant que les surnoms se manient comme des lames : on se coupe vite.
— Tu as compris la logique des tickets ? reprend Laura, revenue avec deux chocolats qu’elle pose comme des amulettes.
— Oui. Ouvrir, classer, escalader, clôturer.
— Parfait. On va faire un premier en live.
Elle se penche, montre, commente, rit de ses propres métaphores « Le ticket, c’est une chèvre : si tu la lâches, elle mange tout ».
Adrien suit, rapide. Laura ponctue d’encouragements.
Au bout de vingt minutes, Rowena s’approche. Elle a le pas silencieux des gens qui entendent avant de voir.
— Ça va ? demande-t-elle à Laura.
— Très bien ! Il va plus vite que moi le premier jour.
— Of course. Il est français. Ils trichent avec les raccourcis clavier.
Rowena pose un dossier près d’Adrien, sans le regarder vraiment.
— Un cas simple pour démarrer. Si besoin, je suis juste là.
Adrien hoche la tête. Il observe les gestes de Rowena, précis, économes.
Il a envie de lui parler en français plus vite que son niveau de confort, juste pour voir comment elle esquive, comment elle mord. Il se retient. Tout roman sérieux commence par un prélude.
Elle est calibrée comme une ligne droite.Le monde est plein de gens qui tournent en rond. Les lignes droites, on les remarque sans bruit.
Il reçoit un nouveau message.
> Clarke, Rowena :
Je t’ai partagé le dossier “Litiges – France – modèles”. Tu peux les adapter. N’hésite pas si tu as un doute.
Adrien tape puis efface « Merci, Gardienne ». Il laisse :
> Morel, Adrien :
Vu. Merci, Rowena. Je te dirai si je me noie.
La réponse arrive aussitôt.
> Clarke, Rowena :
On nage à deux, dans ce service. C’est notre secret.
Adrien sent un léger déplacement du sol. Dans l’open-space, rien ne bouge ; dans sa tête, quelqu’un a entrouvert une porte.
La lumière blanche caresse les vitres. Les silhouettes s’y reflètent, fantomatiques.
Adrien marche vers la cuisine. Rowena vient en sens inverse. Ils se croisent.
— Vous avez trouvé Uranus ? demande-t-elle comme si elle parlait du rayon fournitures.
— Pardon ?
— La salle de réunion. Elle s’appelle Uranus. Rarement libre, étrangement. Les gens ont honte de réserver ce nom. Je la prends souvent.
— Vous aimez la provocation cosmique.
— J’aime le calme. Personne n’ose dire « j’ai Uranus à 11 heures ».
Elle dit cela sans sourire, puis un coin de bouche trahit le joke privé.
Adrien hoche, ravi. Une salle de réunion qui s’appelle Uranus. C’est un cadeau tombé du ciel, ou d’ailleurs.
— J’essaierai de la réserver, dit-il.
— Bonne chance.
Ils poursuivent chacun leur route. Adrien se promet d’intégrer Uranus dans sa prochaine blague. Il tient à tester la vibration exacte de l’humour de Rowena : si ça résonne, c’est bon signe ; si ça tombe à plat, il reculera d’un pas. Jeu propre. Terrain propre.
Laura continue la formation avec l’énergie d’une présentatrice météo en plein orage.
— Ici, tu remontes au service recouvrement, là tu ouvres un litige. Évite le mot “urgence” : ici, ce mot sert juste à décorer.
— Noté.
— Et ça, c’est le chat d’équipe. On y met des choses utiles, et des gifs inutiles. On ne sait pas vivre autrement.
Le chat d’équipe clignote. Rachel Turner propose un after-work pour jeudi. Sophie répond avec un gif de lama qui danse. Laura réagit par un cœur. Adrien ajoute un pouce, diplomatique.
Privé, une bulle s’allume. Rowena, encore.
> Clarke, Rowena :
Si tu viens jeudi, je te protège des cocktails roses. Ils ont l’air inoffensif, ils détruisent tout.
Adrien sourit.
> Morel, Adrien :
Merci, Gard… Merci, Rowena. Je me méfie des choses roses depuis toujours.
il envoie, relit. Gard… coupé net.
Dans l’allée, Rowena lève brièvement les yeux de son écran, comme si elle avait entendu une chaise bouger.
Il veut tester. Il a ce courage discret des gens qui savent quand se taire.
Il m’appelle Rowena quand il faudrait m’appeler Clarke, et autrement quand il faudrait se taire.
Je n’aime pas flirter au bureau.
J’aime encore moins mentir.
Mais il n’a pas menti ; il a joué. Et moi, j’ai souri. C’est déjà trop.
Elle ferme les yeux une seconde, rouvre un fichier. Les chiffres, eux, ne tremblent pas.
16 h 02. Dans l’open-space, Emily, la manager, annonce une réunion rapide.
— Stand-up meeting dans Uranus à 16 h 15. Pas de retard, s’il vous plaît.
Un murmure traverse les bureaux. On n’ose pas rire très fort du nom, parce que le salaire arrive tous les mois.
Adrien se penche vers Laura.
— On a vraiment une salle Uranus ?
— Oui ! C’est la préférée de Rowena. Elle dit que le calme y est cosmique.
— Cosmique, d’accord.
Il ne commente pas davantage. Mais sa bouche a un pli amusé qui n’est pas passé inaperçu.
16 h 15. Salle « Uranus ». La pièce est froide, propre, ovale. Sur le tableau blanc, quelqu’un a écrit :
Deliverables 12:17. Que la KPI soit, et la KPI fut.
Laura ricane. Emily fait semblant de ne pas voir.
Rowena s’assied en face d’Adrien. Leurs regards se croisent et s’installent.
Emily déroule le plan de charge. Les tâches tombent comme des verdicts raisonnables. À la fin, elle demande :
— Questions ?
Silence.
Adrien lève la main, innocent.
— Oui, Adrien ?
— C’est… sponsorisé par Uranus, tout ça ?
Un souffle traverse la salle, moitié rire, moitié indignation joyeuse.
Emily cligne des yeux, habituée à pire.
— Tant que Uranus nous prête des créneaux, on s’en sortira, répond-elle posément.
Rowena baisse la tête pour cacher un sourire qu’elle ne se permet pas.
En sortant, Laura chuchote à Adrien :
— Tu t’intègres bien.
— Je fais de mon mieux.
17 h 41. Dernier message du jour. Les écrans commencent à s’éteindre. On range les écouteurs comme on plie des drapeaux.
Adrien hésite, puis écrit à Rowena, sobrement.
> Morel, Adrien :
Merci pour les modèles et… pour Uranus. Le calme, effectivement, est cosmique.
La réponse arrive, deux lignes, sans emphase.
> Clarke, Rowena :
Bonne première journée, Adrien.
Demain, je te montre la vraie machine à café. Celle qui n’exige pas de sacrifices.
Il ferme son ordinateur.
Il n’a rien promis, rien demandé.
Juste ouvert une fenêtre dans une pièce où l’air manquait.
Dans le couloir vitré, Adrien croise son reflet. Il a l’air fatigué, mais éveillé.
Au dehors, la pluie continue son contrat à durée indéterminée.
Dans l’ascenseur, Laura lui donne une tape sur l’épaule.
— Demain, on attaque les litiges complexes. Tu vas aimer.
— J’aime déjà, dit-il. Et il constate qu’il dit vrai, sans savoir si c’est le travail ou le regard de Rowena qui rend l’avenir moins lourd.
Sur le trottoir, une phrase lui vient, idiote et exacte :
Le monde ne s’effondre pas d’un coup ; il se réorganise autour d’un sourire.
Il range la phrase comme on range une pièce rare.
Demain, il reviendra. Le siège grincera. La machine toussera.
Et, quelque part, une salle au nom improbable les attendra pour une religion qui n’existe pas encore.

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