Speed-dating de l'enfer

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“Parlez-moi de vous.

Elle se retint de lever les yeux au ciel alors que le type, qui se pensait visiblement un séducteur hors pair, lui susurrait ces quelques mots en la fixant avec intensité. Enfin, ce qu’il devait imaginer comme un regard plein d’intensité. Le fait qu’il ait bien du mal à la fixer dans les yeux tant sa boussole personnelle semblait entraîner irrémédiablement son regard plus au sud n’aidait pas.

Son amie Susanne, mais pouvait-on appeler “amie” une personne qui vous traînait à une soirée speed-dating juste pour ne pas y aller seule, son amie Susanne donc allait devoir lui payer le meilleur resto de Paris pour lui faire oublier cette désastreuse soirée. Le George V, au moins.

- Que voulez-vous savoir?

- Je veux tout savoir, ma jolie.

Non mais. “Ma jolie”. “Ma jolie”? Elle serra les dents pour s’empêcher de lui sauter à la gorge, ce crétin aurait pris ça pour de l’attirance. Mais quel naze, quel beauf, quelle question à la con. Quel manque d’imagination.

- Tout? Et bien ma foi, c’est parti, je suis née il y a déjà un certain temps, parce que figurez-vous que j’ai déjà un paquet d’heures de vol à mon actif, mais vous avez assez regardé dans mon décolleté pour avoir remarqué les quelques signes de l’âge et de l’abus de soleil dus à mon âge, et a priori ça ne vous a pas défrisé donc passons.

Qu’il était jouissif de le voir avaler sa gorgée de spritz de travers. Finalement ça allait être amusant.

- J’étais un bébé très ennuyeux, à ce qu’on m’a dit. Beaucoup de couches sales, beaucoup de lait caillé, beaucoup de coliques, beaucoup de pleurs et de nuits sans sommeil pour mes parents. J’ai marché tard; parlé enfin, soyons honnêtes, j’ai machouillé des mots à peu près intelligibles tellement tardivement que mes géniteurs m’ont pensée… ralentie. Il aurait sans doute mieux valu pour eux, parce qu’à partir du moment où je l’ai ouverte, ma foi, ils l’ont regretté. Je pense qu’ils auraient préféré que je reste la petite larve ânonnante et à la motricité proche d’un escargot sous décontracturant musculaire que j’étais jusqu’à mes… oh, mes 5 ans je crois.

- Je… suis sûr que vous étiez une enfant… tout à fait… charmante?

Ah, ce regard de lapin pris dans les phares. Il regrette de m’avoir posé la question, il va regarder sa montre d’ici, bah, maintenant en fait, et constater avec une grimace de souffrance qu’il lui reste encore 15 minutes à passer à ma table.

Hé, il aurait pu s’en douter, le gars d’avant est parti en pleurant, ça annonçait le programme. Il est où d’ailleurs, ce petit gars, il était mignon finalement en comparaison du vieux beau titillé par son démon de midi, et qui n’a même pas pris la peine de camoufler la marque de son alliance, certainement ôtée juste avant le début de la soirée dating, qui ressort au milieu de son bronzage artificiel trop foncé comme une voiture en plein phare au milieu d’une nuit sans lune. On ne voit que ça, tellement blanche, il faudrait être aveugle pour ne pas la remarquer.

- J’étais un bébé chiant, je suis devenue une enfant pénible, dès que j’ai su parler j’ai élevé au rang d’art la mise en boîte, la punchline qui te fait ramasser tes dents, le sarcasme comme réponse systématique à l’absurdité des obligations sociales quotidiennes, comme cette soirée par exemple. Cet ersatz de séduction. Tes questions plates et sans le moindre intérêt. Et de manière tout à fait cohérente, je suis devenue une adulte acariâtre qui ne ressent pas plus d’intérêt pour ce genre de badinage qu’un moustique n’en a pour le corps qu’il pique. Je ne suis là que parce que la bouffe n’est pas dégueulasse, qu’il y a open-bar pour les participants, et qu’on m’a promis un super resto en dédommagement. Vu comme cette soirée est merdique, je vise une invitation au George V. Tu connais?

- Euh… Oui… Pas mal…

- Hola, surtout n’utilises pas de verbe, tu pourrais avoir l’air de faire la conversation.

Elle avait presque pitié de lui. Son assurance avait totalement disparu, il n’était plus que l’ombre du séducteur gominé digne d’un film de Fabien Onteniente qui s’était assis en face d’elle il y avait… oh, presque 10 minutes! Encore 5 minutes de plaisir pour elle, et de souffrance pour lui.

- Je suis aigrie, une sorte de Tatie Danielle avec un décolleté et des talons hauts, et mon seul plaisir dans cette existence vaine et monotone, c’est de plier en quatre les playboys du dimanche dans ton genre, de les broyer, les mâcher et les recracher comme le morceau de steak trop cuit qu’ils sont. Que tu es. Tu en as la couleur, mec. Je vous méprise, toi et toute ton engeance, et vous émasculer métaphoriquement en sirotant un verre de gin, ça fait partie des très rares plaisirs que je m’autorise.

La sonnerie retentit au niveau du bar, qui indiquait à ceux qui le souhaitaient qu’ils pouvaient changer de table s’ils le désiraient. Susanne semblait passer une bonne soirée et son prétendant avait visiblement décidé de prolonger la soirée à sa table. Elle soupira ostensiblement et se consola en constatant que son vis-à-vis semblait sur le point de faire une attaque, le teint pâle sous son hâle artificiel, des gouttes de transpiration perlant à la lisière de ses cheveux factices, eux aussi. Elle eut un petit doute, craignant d’avoir poussé le bouchon un peu loin, Maurice.

- Rassure-moi, pas de douleur dans le bras droit?

- Que… Enfin…

Mince, plus une seule parole intelligible. Elle allait tuer le vieux. Avec un pincement de culpabilité (tiens, c’était nouveau ça), elle se leva pour l’aider, anticipant la dérobade des jambes flageolantes sous cet antique corps, pleine d’une sollicitude toute nouvelle envers un être humain qu’elle trouvait un peu moins méprisable alors qu’il lui paraissait finalement fragile et vulnérable. Elle était allée un peu trop loin dans le jeu de la garce insensible, et il semblait finalement qu’une étincelle de gentillesse puisse encore embraser son cœur qu’elle pensait aussi sec qu’un morceau de charbon de bois qui a connu de trop nombreux barbecues familiaux.

- Et... Si je te le paye, le George V... Est-ce que tu couches?

Voilà, le moment était passé, elle aurait dû le savoir, l’humanité tout entière n’était qu’un cloaque et ce type en était le digne représentant. Elle allait le crucifier sur place.

- Tu ne veux pas qu’on continue à faire connaissance avant d’aller s’envoyer en l’air?

- Moins fort…

- Je parle trop fort? Mais on m’a toujours dit que les mecs âgés étaient durs de la feuille, c’est pas vrai? Et mous de la tige, en même temps, c'est drôle non? Mince je suis désolée, je te mets mal à l’aise? C’était sympa de discuter avec toi pourtant.

  • - Arrêtez madame, s'il vous plait...

- Arrêter? Mais je ne fais que commencer mon chou! On n’a pas fini de parler de mon enfance, j’allais te raconter mes premières règles, c’était pas joli à voir. Mais enfin? Reviens, je suis la femme de ta vie! Allez on se marie et on adopte des bichons maltais vu que t'es trop vieux pour me mettre en cloque. Et promis, j'essaierai de pas trop te plumer au divorce mais seulement si je garde les bichons, mon chou. Oh bah il a disparu.

Dans un cartoon, il y aurait un trou en forme de Patrick Chirac dans le mur du bar. Elle fit signe au barman de refaire le niveau de son verre vide, et s’échauffa les cervicales comme un boxeur se préparant à monter sur le ring.

- Bon alors, à qui le tour? Personne? Allez, je suis sûre que je peux être la femme de votre vie!

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