Arrête de sansouiller
Ce samedi je suis presque en vacances et, comme je n'ai plus mille autres choses à faire, je frotte du linge à la main dans le lavabo : il y a là un petit haut au crochet où fleurissent de mystérieuses taches roses indélébiles, quelques sous-vêtements et un pantalon fluide noir à rayures blanches que j'ai réussi à saturer de sueur en une matinée (il fait si chaud !).
J'utilise le dernier de ces vrais savons de Marseille à l'huile d'olive que me donnait Maman : où trouverai-je désormais ces gros cubes verts ?
Pendant que disparaissent une à une les taches roses, je songe... que je suis encore en train de "sansouiller".
Soudain, j'ai à nouveau trois ans.
"Arrête de sansouiller", me dit-elle toujours.
A genoux sur une chaise en sky que j'ai traînée devant l'évier, j'ai les mains dans l'eau depuis si longtemps qu'elles sont "toutes bougnées".
Parfois, elle utilise le pluriel : c'est que j'ai entraîné dans mon jeu Christophe, mon petit cousin, qui a un an de moins que moi et avec qui je partage mes secrets d'imaginaire.
Nous faisons voguer sur une bassine des pétroliers en legos ; nous trayons de grosses éponges pourvues de cormes aussi pointues qu'invisibles, afin qu'elle produisent un lait couvert de mousse de savon ; lui, ouvre le robinet en me signifiant que les chutes du Niagara sont un danger terrible pour la batelière que je suis...
"Arrêtez de sansouiller"
Elles nous soulève de nos chaises, nous pose à terre, essuie en souriant nos mains toutes ridées dans une serviette et nous pousse dehors où nous jouerons au soleil à arroser les poules avec une seringue.
Elle n'était pas sans avoir elle-même sa propre "sansouille", quelque dix ans plus tôt, avant que Papa ne lui achète sa première machine à laver, avant même qu'ils aient "l'eau sur l'évier". Il fallait alors aller la chercher à la fontaine (pour boire) ou bien à la rivière (pour laver).
La fontaine était un puits profond surmonté de pierres, au bout d'un chemin étroit ("Imposssible de porter deux seaux de front"!). Ce chemin était de surcroît bordé de murets qu'affectionnaient les vipères.
La rivière coulait au bas du hameau : douze pour cent de pente, deux cents mètres à parcourir en poussant une brouette chargée de linge mouillé qu'hiver comme été, on allait y rincer. On avait parfois les genoux dans la neige, il arrivait qu'il faille casser la glace, parfois le courant emportait un torchon, un mouchoir qu'on se devait de récupérer contre un rocher ou une pile du pont...
"Quand on est jeune, on n'est pas préoccupé par sa santé. Je n'emportais pas même un coussin, penses-tu ! Ca aurait perdu du temps !". Et puis, comme on n'avait pas beaucoup de sous, elle "lavait pour les gens": des hommes célibataires ou de vieille femmes qui ne pouvaient le faire eux-mêmes et dont certains étaient particulièrement sales : "La voisine, ça ne lui faisait pas peur d'essuyer le chamé avec ses serviettes de toilette, et elle crachait dans ses torchons à vaisselle; il fallait le sansouiller dix fois, son linge, pour qu'il soit propre".
"Malgré l'arrivée de la machine à laver ("une bénédiction !") Maman avait néanmoins gardé l'habitude de la "sansouille", lavant dans le lavabo ce qu'elle jugeait trop sale ("si on ne frotte pas les taches, elles ne partiront pas"), trop fragile ("Tu veux pas que j'aille laver la soie avec le coton ?") ou même trop propre ("Il suffit de le passer par l'eau... pas la peine de faire une machine pour ça").
Je lui disais parfois moi-aussi de cesser de sansouiller et de se reposer... Mais qui sait quels bateaux flottaient sur son eau savonneuse et quels souriants souvenirs montaient à son cœur le long de ses bras mouillés...
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