L'œil et la fin
Isaac se saisit de l'arme à poing sur la table basse, le moment était venu de faire ce qu'il devait faire depuis déjà une dizaine d'années. Il semblait comme hypnotisé par la situation unique qu'il s'apprêtait à vivre. L'adrénaline montait en lui comme le mercure d'un thermomètre dans les jours d'été, quand tout à coup...
Utilisateur trop loin. Veuillez vous rapprocher des capteurs pour continuer votre expérience.
"Fait chier !" jura Isaac en faisant un pas en avant.
Son pied manqua de dégommer le projecteur qu'il avait cru bon de rapprocher pour faciliter la captation gyroscopique. Sa main par contre, cartonna l'étagère d'un soufflet qui lui arracha une grimace, doublé d'un nouveau juron.
"Nom de... Matos de m... C'est rien, c'est rien les claquos !" s'interrompit-il à temps, se rappelant tout juste que le stream n'avait lui pas sauté et que ses viewers savouraient sans doute sa performance. Un demi-sourire duveteux, accompagné d'une courbette, il reprit : "Je maîtrise, vous allez voir. Il faut juste que je règle..."
La fenêtre explosa ! Des tirs de mitrailles volèrent dans le salon moderne, trouant le mobilier cossus, creuvant les coussins en plumes d'oie, éraflant ses joues d'estafilades brûlantes. Le baron Olegovich avait décidé de prendre les devants. Clignant des yeux, Isaac resta un instant stoïque avant de lever son arme et faire feu. Au hasard.
Il se jeta derrière le canapé le plus proche, puis tira une nouvelle salve de plomb en direction de la fenêtre. Malgré le vacarme, il crut bien discerner un beuglement profond au-dehors. Isaac sourit. Ils n'auraient pas sa peau aussi facilement, les raclures ! D'une pression, il roula hors de son abri. Les tirs le suivirent. Une balle vint s’encastrer dans son épaule. Isaac lâcha un grognement avant de s'accroupir près d'une commode anguleuse pour balancer le pot de bégonias encore miraculeusement intact, à travers la fenêtre.
+500 points de style obtenus.
« Сдавайся или мы будем стрелять! » tonna une voix dans le lointain
« Jamais ! Plutôt mourir bande de sacs à fientes » répondit Isaac contre son gré, avant de glisser un chargeur dans son arme et s’élancer hurlant, vers la voix.
« Тогда умри! Как твой отец! » ricana celle-ci, déchaînant la fureur brûlante des AK47 dans le logis dévasté.
Isaac n’en eut cure. D’une balle, il poinçonna un premier homme accroupi derrière le groseillier de son jardin. La tête éclatée, celui-ci vola en arrière, percutant un autre, occupé à fouiller ses poches en quête d’un explosif. Jackpot ! Il ne lui suffirait plus que d’un tir bien placé pour faire sauter tout ce petit monde.
« Touklakos, le câble ! » « Кусок дерьма! » « Aaaaargh ! »
Isaac visa puis pressa la détente. L’ex…
Erreur 203. Veuillez rebrancher le câble HDMI pour reprendre votre expérience.
« Mais c’est pas vrai ! » cria Isaac, se retenant d’extrême justesse d’envoyer voler ses manettes contre l’écran plasma.
« Mec ! Je te l’ai dit ! Tout le chat aussi ! Évite de trop bouger ou tu vas finir comme... »
« Supernovalis53, je sais ! Ce crétin… » grommela Isaac, brassant l’air et le sol à la recherche du câblage perdu. « Je vois rien, c’est tout ! Où est-ce que je suis là ? Il est passé où l’HDMI ? »
« Au sol. Relève la visière pour le reconnecter. T’y arriveras jamais sinon, frère ! »
« Pas question ! T’as vu combien de temps j’ai mis pour calibrer le truc ? Je recommence pas tout. Tu me dis où, j’y vais à l’aveugle. »
« C’est pas une bonne id... »
« Je m’en fous ! J’te paie pas pour décider à ma place. Dis-moi où est cette merde ! »
Sur le canal, un soupir fit crachouiller les enceintes du casque vissé sur son crâne. Isaac retint un juron, vaguement conscient que son audience pourrait lui faire faux bond en cas d’un nouvel écart de sa part. Patiemment, moulinant ses poignées devenus douloureux après une bonne heure à gesticuler bras tendus, il attendit silencieux les indications de son modo et poto préféré.
« Bien... » crachota à nouveau la voix agacée dudit. « Accroupis-toi et tends la main… l’autre… Là… maintenant balaie le sol, le câble est à droite… non, ça c’est l’alimentation… pas ça… attention au projo, frère ! »
« Je fais ce que je peux… et si ça tombe c’est ta faute ! Je te le ferai même repayer. »
« Quoi ?! Et puis quoi encore ? Vous entendez ça les claquos ? Vous en pensez quoi ? Ça vaudrait le coup de lancer un petit sondage, non ? »
« Fais pas le con Philippe. Toi et moi, on vaut mieux que ce genre de... ah ! Je l’ai ?! » brailla Isaac, sentant sous ses doigts les aspérités familières de l’épais filin. Victorieux, un sourire écrasé sous le pif, il eut le malheur de se redresser un peu trop vite.
Un sifflement accompagné d’un crash tonitruant déchira le bourdonnement de ses acouphènes. Sur le canal, des exclamations mêlées de rires fusèrent.
Erreur 406. Veuillez reconnecter le périphérique de sortie pour continuer.
« Qu’est-ce que j’ai foutu encore, bordel de m… mouchoir... »
Pour toute réponse, les rires s’intensifièrent. N’y tenant plus, Isaac ôta le casque VR. Il manqua de défaillir à la vue de ses exploits. Sur son bureau le chat spammait les émotes, ce qui l’aurait fait fulminer, si son écran plasma à 8OO balles ne gisait pas sur la moquette crasseuse face contre terre, deux bons mètres en-dessous de sa place habituelle.
Isaac avait envie de hurler, balancer son équipement au prix d’un SMIC contre ses deux écrans d’ordinateur. Une décision stupide, mais qui au moins, lui aurait épargné la vue des coprolithes souriants envahissant l’interface principale. De même se retint-il d’arracher son casque audio saturé de rires gras, insensibles à son sort. Il avait deux mille spectateurs ce soir, pourtant il ne s’était jamais senti aussi seul qu’en cet instant.
« Et merde... » soupira-t-il, forçant un sourire acide. C’était la seule chose un minimum professionnel qu’il pouvait faire, avant de sonner la fin de la récré.
Alors qu’il relevait l’écran lézardé, le rire hystérique de Philippe finit par se calmer.
« Désolé, frère… éhé hé… mais l’image était juste trop belle. Tu peux être sûr que le clip va faire le tour de Twitch ce week-end. »
« Ah ah ah ah ah… super ! » répondit Isaac, sarcastique, sourire de façade encore aux lèvres. « En attendant, je suis baisé. Pour ce soir, comme pour une bonne semaine maintenant. Fais chier ! »
« Bah ! Une TV ça se rachète. C’est pas comme si t’étais fauché, frère. »
« J’avais p’t’être envie de faire autre chose de mon pognon. Je ferais jouer la garantie. J’utiliserai mes moniteurs pendant un moment. »
« Oh putain, je demande à voir ! Debout, c’était déjà top. Maintenant assis face au chat à faire YMCA, je veux être là. T’as prévu u... »
Isaac enleva son casque. Connard de Philippe. Rien de plus, rien de moins.
La démarche lourde, les oreilles bourdonnantes, picotantes après plusieurs heures de streaming, il se réinstalla devant la caméra. Il lui fallut tous ses efforts pour ne pas cogner la table comme un maniac. A la place, il inspira un grand coup, s’enfonça dans son siège et, sourire indécrottable sur la face, entama son chant du cygne de la soirée :
« Désolé les claquos, j’ai peur d’écourter notre petite soirée pizza. Ouais, c’est sûr, c’est pas le pied, mais là j’ai un peu merdé. C’est ma faute, hein ? De toute façon je vous voyais pas. Mais on va retenter le coup plus tard… peut-être sur un jeu plus calme… un truc qui me fait moins bouger… il faudra que je regarde et… bref ! Dans tous les cas, je vais devoir mettre fin à ce stream… je pense pas que je pourrais faire pire mais... quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ? Pourquoi vous mettez ça ? »
Isaac plissa les yeux. Dans la colonne tout agitée du chat de son moniteur, l’émoji gyrophare se multipliait, inondant l’interface en rangs d’oignons, au point tel que sa modération, d’un naturel pourtant vénère, avait elle-même baisser les bras. Pourquoi des gyrophares cela dit ?
BAM BAM BAM BAM
Au moment où les poings cognaient sur la porte, Isaac avait compris. Lorsque la serrure fut presque arrachée de son fragile ouvrage, il partit d’un éclat de rire. Ah c’était le pompon ! L’épiphanie d’une soirée exceptionnellement moisie !
Whoua frère, fais gaffe tu t’es fait swatter !
« Sans blague Kaamelott ! » lâcha Isaac entre deux rasades de rire quand le commentaire éclair de Philippe se faufila entre deux lignes de gyrophares et d’émoji hilares. « Quelle bande d’enfoirés ! Dernière soirée sur Twitch pour moi. »
Des pas dans l’étroit couloir menant à l’unique pièce à vivre de son studio. Plusieurs voix lui grondaient de se rendre et de poser « ses armes ». Alors, quand les trois opérateurs du GIGN pénétrèrent dans la pièce, Isaac avait cessé de rire, convaincu de vivre les dernières heures du temps des trompettes.
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