Saber
Il est des personnes à qui nous pensons rarement alors que nous les croisons souvent et d’autres qui nous marquent à jamais même si nous ne les avons rencontrées qu’une seule fois.
Il s’appelait Saber. Je l’ai rencontré par le hasard du destin dans une file d’attente. Son ami, qui l’avait accompagné à l’aéroport, m’avait abordé et me l’avait confié après avoir vaguement expliqué sa situation. Il n’avait jamais pris l’avion, n'avait pas de passeport, ne savait pas comment s’y prendre, et, en plus, ne maîtrisait pas du tout le Français. Saber écoutait en silence, les yeux baissés.
En plein hiver, mon compagnon de voyage portait une casquette rouge qui couvrait presque tous ses cheveux grisonnants. Il faisait parti de cette catégorie de gens sur lesquels le sort s’acharne sans relâche. Il leur fait subir un vieillissement accéléré, à force d’épreuves aussi pénibles les unes que les autres. Sa barbe poivre et sel, bien entretenue et agréablement taillée, ne pouvait cacher toutes ses rides. Ces dernières lézardaient son visage comme un tatouage d’un genre particulier que seul le temps était capable de graver à coups de stigmates indélébiles.
Ses yeux d’un noir profond concentraient toute la tristesse du monde. Un volcan s’était éteint à jamais. Malgré tout, son regard restait doux, résigné. Seules ses dents avaient été épargnées. D’une blancheur farouche, elles semblaient prêtes à mordre dans l’acier, dans l’ignominie de ce monde barbare.
Saber portait de beaux habits, des chaussures neuves et avait un seul sac. C’était son butin après plusieurs années de galère. Il marchait lentement comme s’il cherchait à ralentir le temps, à reporter le moment fatidique, le point de non retour.
Nous parlâmes très peu dans la salle d’embarquement. J’avais peur de le brusquer avec des questions déplacées. Il n’osait pas s’ouvrir par crainte d’être rejeté par mon indifférence. Une situation gênante que seule la météo pouvait sauver. A l’atterrissage, je lui fis signe de loin avant d’aller récupérer ma valise. Il me répondit d’un hochement de tête accompagné d’un sourire reconnaissant. Dans le tumulte des voyageurs, je perdis de vue sa casquette rouge pour toujours.
Je partais à l’étranger me ressourcer et fuir mon quotidien, il rentrait chez lui retrouver un passé qu’il avait fui. Une même destination, deux destins.
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