Chapitre 23

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Loïc passa toute la journée à cogiter. Même ses collègues s’en plaignirent car il n’était pas à ce qu’il faisait.

« Purée, Loïc, débranche un peu avec Maxine. Cela vire à l’obsessionnel, là, lui fit Xavier en sortant de réunion. T’as rien suivi de tout le topo que nous a fait Thierry et ça s’est vu. J’espère que tu as pris des notes au moins. Je ne sais pas avec quoi tu vas faire l’estimation de charges sinon. »

Loïc regarda son collègue, l’œil vide. Il se garda de lui dire que cela faisait cinq ans qu’il resservait à peu de chose près une dizaine de modèles d’estimation qu’il faisait tourner, et que pour la charge en question, il utilisait la technique secrète du doigt mouillé, avec un certain succès puisque jamais personne n’osait faire de comparaison entre le prévisionnel et le consommé, de peur d’ouvrir une boîte de Pandore pour tous ces « managers », « Project managers », dont le quotient intellectuel leur permettait à peine de poser une règle de trois correcte.

Même Pauline qui ne lui avait plus adressé la parole depuis leur rupture, s’enquit d’un « Tu es sûr que tu vas bien ? » lorsqu’elle le croisa pendant la pause. Loïc qui n’avait jamais imaginé la circonstance qui l’aurait amené à cette reprise de contact, ignora toute considération à propos du contentieux qu’il pouvait exister entre elle et lui, pour lui poser une question à laquelle Pauline n’était absolument pas préparée.

« Quand ton père a repris contact avec toi, tu lui as demandé des explications sur le pourquoi il était parti ? »

Pauline recula un peu effrayée, et regarda autour d’elle pour voir si quelqu’un dans la salle de pause avait entendu quelque chose. Elle le tira par le bras pour l’entraîner à l’extérieur et lui décocha une gifle qui contenait toute sa colère.

« T’es pas bien, toi ? Pourquoi tu me sors ça devant tout le monde !

— Parce que je sais que t’as vécu ça et que ça peut peut-être m’aider.

— T’aider ? Mais tes parents sont mariés depuis plus de trente ans, c’est quoi que tu me chantes ?

— Mais ce n’est pas pour moi. »

Pauline se mordit les lèvres. Cela, elle l’avait compris à la seconde où il avait posé la question. Et c’était sûrement pour ça qu’intérieurement, elle était folle de rage.

« C’est pour ta miss P’tites miches, c’est ça ? T’es devenu quoi ? Son psy ? »

Pauline savait qu’en disant cela, elle tendait un peu le bâton pour se faire battre car elle savait pertinemment comment était Loïc sur ce point. Cela faisait partie des éléments qu’elle aimait autant qu’elle les détestait chez lui. Elle se rappelait très bien ces moments où, avec son espèce de technique de « Je t’écoute et je m’intéresse vraiment à toi », elle avait fini par lui déballer une bonne partie de l’histoire de son enfance. Chose qu’elle n’avait jamais fait avec quiconque. Et voilà qu’il le lui ressortait. Ça voulait dire qu’il avait vraiment écouté tout dans le détail et que c’était encore gravé dans sa mémoire. Mais ça voulait dire aussi que cette pimbêche en était arrivée au même stade ? Pauline ferma les yeux et essaya de se calmer. Pourquoi s’emportait-elle comme ça contre cette gamine ? Et si elle comprenait la question de Loïc, elles avaient donc des points communs ?

Loïc était toujours devant elle. Il n’était pas parti.

« Pourquoi tu me regardes comme ça, fit-elle. C’est super gênant.

— Tu ne m’as pas répondu, fit Loïc d’une voix neutre.

— Non mais là, ce n’est pas possible, fit-elle en voyant que certaines têtes étaient sorties dans le couloir, mine de rien, et qui étaient en train de suivre avec intérêt cette pseudo-scène de ménage. Viens, on va fumer dehors. Pour être tranquille ! »

Elle avait expressément insisté sur ses derniers mots, en espérant un peu de décence dans cette boîte. Depuis le début leur relation entre elle et Loïc avait été une sorte de spectacle. Et elle détestait ça. Et du côté de Loïc, lui aimait pouvoir s’afficher sans complication. Elle savait qu’il y avait là-dedans en partie une des dizaines de raisons qui avaient fait qu’entre elle et lui, ça n’avait pas marché. Il n’y avait qu’à voir cette miss P’tites miches avec ses petites fesses que tout le monde regardait comme la Lolita dernier modèle. Il y avait même un côté pervers. Pas de la part de Loïc. Mais des autres, quadra ou quinquagénaires qui se rinçaient l’œil à chaque fois qu’elle était dans les parages.

Purée, elle devenait folle. Dans dix minutes, elle se mettrait presque à défendre miss P’tites miches, et monter un comité féministe avec elle. Pauline mit sa tête entre ses mains.

« Bon, c’est quoi ta question, en vrai ? » fit-elle en essayant de ne pas avoir de tremblements dans la voix.

Loïc lui expliqua les grandes lignes et réitéra sa question. Pauline le regarda et sembla découvrir un truc par rapport à Loïc.

« Mais tu sais que ta Maxine-là, elle n’est pas en porcelaine ? Tu sais qu’elle a vécu avant que tu débarques dans sa vie ? Ok, je ne connais pas les détails et je ne veux pas les connaître, mais ce qu’elle t’a dit ce matin, ce n’est pas, Au secours, viens me sauver ! Non. C’est tout le contraire. Je comprends même pas c’est quoi ton coup de flip. Alors respire un coup et pense à autre chose. De toute manière, ta Cendrillon-là, si elle se noie, elle t’appellera. »

Et elle te noiera en premier si jamais faut faire des sacrifices, pensa-t-elle. Elle regarda une dernière fois Loïc puis s’éclipsa pour retourner bosser.

*

Après son explication de texte avec Pauline, Loïc se calma un peu. Il n’était pas totalement serein mais la manière dont Pauline avait défendu Maxine, sûrement un peu contre son gré, montrait qu’il pouvait se méprendre sur le rôle qu’il devait jouer. Cependant si Pauline pouvait avoir raison dans une certaine mesure, son raisonnement tenait tant qu’il était possible de tirer un signe égalité entre elle et Maxine. Sauf que Pauline n’était pas bipolaire. Elle avait sûrement d’autres blessures en elle mais à aucun moment, la comparaison ne tenait puisque, par définition, ces blessures ne constituaient pas la base d’une maladie.

Loïc comprenait qu’il y avait une différence énorme mais n’arrivait pas à identifier ce qu’elle était. Au final, ça jouait sur quoi la bipolarité ? Pouvait-on avoir un raisonnement rationnel sur cette maladie ? N’introduisait-elle pas un biais systématique dans la préhension des choses ?

La journée de travail finit par toucher à sa fin et ce fut relativement libératoire pour Loïc. Il allait pouvoir sortir du mode cogitation pour retourner au planchez des vaches.

*

Maxine lui envoya un message pour lui signaler qu’elle était arrivée au bouiboui du quai. Mais elle n’eut pas longtemps à attendre car Loïc se pointa cinq minutes après.

« Comment t’as fait, t’as couru ? demanda Maxine

— Non, fit Loïc. Je suis juste sorti un peu plus tôt.

— Ca marche comment ça ? Sortir plus tôt ? C’est à ton bon vouloir ? »

Loïc prit cinq minutes pour lui expliquer qu’il n’était pas tenu réellement par un quota d’heures fixes par jour. Il pouvait moduler s’il voulait mais en règle générale, il faisait comme tout le monde pour éviter les différences, les jalousies et tutti quanti.

« Il arrive quand, ton paternel ?

— D’ici, une heure a priori. Il y a un billard au fond. Cela te dit d’en faire jusqu’à ce qu’il se ramène ? » proposa Maxine.

Et c’est ainsi qu’ils s’affrontèrent pour la première fois au billard.

Aux alentours de sept heures moins le quart, un homme chauve plutôt bien musclé entre quarante-cinquante ans, jeans, tee-shirt et chaussures de sécurité, entra dans le bar.

Loïc qui était toujours sur le qui-vive, le repéra tout de suite et s’approchant de Maxine, lui fila un léger coup de coude.

« C’est lui ? »

Maxine dévisagea le gars et finit par lancer un :

« Oui. »

Loïc ne comprit pas pourquoi Maxine avait mis autant de temps à confirmer. L’homme de son côté l’avait repérée et se dirigea vers elle. Arrivé à leur niveau, il lança :

« Comment vas-tu, Max ? »

Maxine ne répondit pas tout de suite. Elle regarda l’homme de bas en haut, détaillant chaque élément qui le constituait.

« Salut.

— Tu me reconnais ?

— À peu près, oui. »

Loïc qui pouvait les voir côte à côte commença à identifier les traits communs entre l’un et l’autre. Il n’était pas très compliqué de reconnaitre leur lien de parenté.

« C’est qui, lui ? fit le père de Maxine en le désignant du menton.

— Loïc, mon copain. »

Loïc n’arrivait pas à savoir ce que pouvait ressentir sa petite amie. Son visage était devenu assez inexpressif comme si elle venait de rencontrer quelqu’un qui serait revenu d’outre-tombe.

« Tu as bien grandi. J’ai failli ne pas te reconnaître.

— Moi, non. Je t’ai reconnu assez facilement. »

Pourquoi disait-elle cela ? Loïc ne comprenait pas si Maxine lui avait menti en disant qu’elle ne le connaissait pas.

« Pourquoi voulais-tu me voir ? Enfin pourquoi me parler aujourd’hui ?

— Vous vous êtes déjà rencontrés ? ne put s’empêcher de demander Loïc.

— Il semblerait. Sauf que je ne savais pas que c’était mon père. Juste un homme que j’ai croisé à plusieurs reprises et qui semblait s’intéresser à moi. Mais chaque fois, je ne savais pas pourquoi.

— Oui, fit l’homme en grattant sa tête pour montrer sa gêne. Je ne voulais pas qu’Adeline sache que je t’avais retrouvée. »

Loïc n’avait pas pensé à un tel scénario.

« On boit un verre ou on se fait une partie ? » proposa l’homme.

Loïc trouva toute la rencontre assez lunaire. D’un côté, il apprit que le père de Maxine avait à de maintes reprises participé à des manifestations auxquelles sa fille était conviée sans se faire connaître. Maxine, elle, l’avait très tôt identifié comme un bonhomme sympathique qu’elle croisait de temps à autre et avec lequel elle avait discuté plusieurs fois sans savoir qu’il était son père. Loïc se demanda quels pouvaient être ses sentiments aujourd’hui. Rien que ce fait, avait dû répondre implicitement à certaines interrogations de Maxine. En revanche, cela mettait à malle le scénario dans lequel, ce père était un pur salaud qui n’en avait jamais rien eu à faire de sa fille.

Loïc laissa Maxine affronter son père sur une partie de billard et elle ne fut pas tendre avec lui, ni au billard, ni dans les questions qu’elle lui posa. L’une des premières fut évidemment la raison pour laquelle, il était parti, avant même sa naissance. Loïc aurait pensé que le bonhomme aurait été embarrassé pour répondre mais, ce ne fut pas le cas du tout. Et c’est là qu’il comprit qu’il était d’une naïveté confondante. Certes, ce gars était différent de ce que l’on pouvait attendre. Certes, à parler avec lui, il n’avait pas inventé l’eau chaude non plus. Mais ce n’était pas un crétin non plus, cette entrevue, il l’avait soigneusement préparée, peut-être depuis des mois et des années. Mais pourquoi maintenant ?

« Tu sais, à l’époque, c’était compliqué. Je ne sais si ta mère t’a raconté mais avec la mort de ton frère, elle est vraiment tombée très bas. Et comprends-moi bien, c’est pas un reproche ce que je dis. Mais voilà. Alors l’idée d’en remettre un autre en route, ça semblait pas déconnant. Pour son cas à elle. Pour moi, je ne sais pas. Enfin si, je sais. J’étais pas prêt. Et si ça marchait pas le coup du gamin, toi en l’occurrence, bah je voyais pas où tout ça allait me conduire. J’étais con à l’époque. Je le suis peut-être un peu moins maintenant, va savoir. J’ai réussi à me trouver une nouvelle femme et je l’ai pas laissée au bord de la route, celle-là. Va savoir pourquoi. Tout ça pour dire, je vais pas te demander de me pardonner ou quelque chose dans le genre. J’aime pas ce genre de trucs. C’est des manigances de cureton, tout ça et moi, ce n’est pas ma came. C’est la vie, si ça s’est passé comme ça, c’est que ça devait se passer comme ça. »

Loïc regarda Maxine. Elle était figée. Il prit sa main dans la sienne. Le père qui leur tournait le dos, continuait à se positionner pour essayer de mettre les boules qu’il annonçait dans les trous. Il poursuivit son monologue :

« Mais voilà, je pense qu’il y a de l’eau qui a coulé sous les ponts depuis comme on dit. Je ne sais pas ce que tu veux ou ce que tu en dis mais je voulais que tu saches qui je suis. Après je ne sais pas où ça peut nous conduire. Moi en tout cas, j’arrête de fuir mes responsabilités, de jouer à cache-cache et aussi de la fermer. La porte t’est ouverte désormais et t’en fais ce que tu veux. »

Sa dernière boule ne rentra pas. Maxine dégagea sa main et s’avança. Elle prit une queue et se positionna.

« Ça me va. Quinze sur quatre. »

Maxine joua son coup et la bille rentra. Son visage était plutôt souriant et Loïc n’arrivait pas à distinguer si son expression avait à voir avec la partie de billard ou bien avec ce que venait de dire son père. Cela dit, elle enchaîna les coups gagnants et « plia le game », laissant son père un peu dépité. Elle alla reposer la queue.

« On se fait la revanche ? demanda son père.

— Non, fit Maxine. On a autre chose prévue pour ce soir avec Loïc. Il faut qu’on y aille. Je te laisse régler ? »

Son père acquiesça sûrement plus par surprise que par générosité.

« On se refait ça, un de ces prochains jours ? »

Elle prit un Loïc un peu décontenancé par la main et ils sortirent du troquet.

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