Chapitre 39

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L’audience avec le juge fut fixée au jeudi matin, neuf heures, à huis clos étant donné la nature des faits.

Lucie Baltier jouait sa partie sur le peu d’éléments qu’elle avait en sa possession. Il fallait dire que malgré la plainte déposée le mercredi dès sept heures du matin, la qualité du travail d’investigation dans l’enquête avait été très relative.

Tout cela se passait dans une sorte d’indifférence vis-à-vis de l’enjeu. À treize heures lorsqu’elle avait eu l’inspecteur qui avait récupéré l’enquête au téléphone, celui-là n’avait même pas encore établi la chronologie des événements, ni la liste des éléments utiles pour établir si oui ou non, la fameuse Maxine était en hospitalisation contrainte et si oui, pourquoi, et si en ce qui concernait la procédure d’avortement, il y avait bel et bien une attestation de consentement dûment signée.

« Bah vous savez, on va se faire opposer le secret médical, si j’y vais comme ça.

— Mais vous savez qu’il y a le juge pour traiter ce genre de cas, et vous donner l’ordonnance pour le lever ce fichu sceau du secret. »

Elle raccrocha le téléphone, passablement agacée et composa le numéro du juge d’instruction pour qu’il secoue l’espèce de limace qui avait été mise sur l’enquête. Elle pointa et justifia chaque élément qu’elle estimait comme essentiel ou préjudiciable pour que le juge puisse statuer.

« Je ne remets pas en doute les points que vous soulignez, mais vous ne m’ôterez pas de l’esprit que votre client tente en creux de remettre en cause le droit à l’avortement. Qui plus est, envers sa petite amie bipolaire et actuellement hospitalisée. Cela va faire les gros titres si jamais, il y arrive. Et ça va faire un appel d’air pour tous les militants anti-avortement, quand bien même votre client puisse être dans son bon droit. Vous savez que votre juge demain, est une femme. Si vous voulez la convaincre, il va vous falloir du lourd et la jouer serré. Elle ne mettra ni le droit à l’avortement, ni sa carrière en péril sur un simple coup de poker. Et puis, après je vais m’arrêter là parce que je ne veux pas vous plomber la journée, mais mettons qu’il obtienne gain de cause. Vous allez obtenir quoi ? Une gamine de vingt-trois ans bipolaire, traumatisée avec un polichinelle dans le tiroir, dont on ne sait de qui il est, soit dit en passant. Pas sûr que le tableau du happy end soit si happy que ça. Bref. Je vais tout de même aller secouer l’autre mollasson. Bon après-midi ! »

Lucie Baltier resta un moment, pensive. Même si la franchise du juge l’avait touchée et en même temps renvoyée dans ses vingt-deux, une phrase lui était restée dans la tête. À aucun moment, cela ne lui avait traversé l’esprit. Elle s’était laissé emporter par la vision de son client et de son amie lesbienne. Si le polichinelle n’était pas issu du tiroir de son client. Est-ce que cela ne rendait pas plus lisible l’attitude de Maxine et de sa mère ? Un test de paternité en moins de vingt-quatre heures chrono, ça n’existait pas. Qui plus est pour valider ou non un avortement. Cela devenait vraiment glauque comme questionnement même pour elle en tant qu’avocate. Le seul moyen qu’elle voyait, était de faire convoquer cette Maxine pour qu’elle dise de qui elle était enceinte. Mais le savait-elle au moins ?

*

Il était deux heures de l’après-midi quand Sarah se réveilla couchée dans le canapé de Loïc. Celui-ci lui avait bien proposé l’inverse mais elle se sentait un peu poisseuse avec toute cette histoire. Qu’est-ce que Maxine avait cru en les voyant ? En temps normal, elle n’aurait jamais pu faire d’amalgame. Elle la connaissait depuis des lustres et le sujet de sa sexualité avait été très longtemps un sujet de conversation entre elles deux. Sarah avait très vite été fixée sur ce qui l’attirait et ne l’attirait pas et si parfois, il pouvait lui arriver de ressentir des petites choses à l’égard des garçons, ça n’allait jamais plus loin qu’un peu de raillerie coquine sans arrière-pensée. À la limite, la relation avec un garçon la plus étrange qu’elle avait à gérer était bien celle avec Loïc. Pour ce qui était du cas de Maxine, son inclination sexuelle avait toujours été de normale à ambigüe. En clair, Maxine était une hétérosexuelle qui cochait toutes les cases mais dans certaines phases down, elle pouvait se réfugier dans une affection exclusivement féminine et faire tanguer des navires tel que celui de Sarah. Elles s’étaient disputées très fort une fois sur ce sujet, la faute à Sarah qui avait pris cette affection pour ce qu’elle n’était pas, la faute à Maxine parce qu’elle ne se contrôlait pas. Donc au final, ce n’était jamais de la faute à Maxine.

Sarah alluma la télévision, non pas pour la regarder mais pour signaler qu’elle était réveillée à Loïc qu’elle entendait s’affairer tantôt dans la chambre, tantôt dans la cuisine.

« Bien dormi ?

— Bof, toujours mieux que rien. Et toi ?

— Pas mieux. »

Loïc apporta l’eau chaude, une tasse et une tisane qu’il posa sur la table basse.

« Je t’ai préparé une tisane, mais peut-être que vu l’heure, tu voudrais plutôt manger, non ?

— Pour l’instant, la tisane, ça va être parfait. Mon corps ou mon cerveau, je ne sais pas, ne calcule plus quelle heure il est. Alors on verra quand ma petite boussole aura récupéré son nord. »

Loïc sourit.

« J’ai eu un message de l’avocate. L’audience est demain à neuf heures. Ils vont statuer si on a raison ou pas.

— À propos de quoi ?

— De l’internement abusif.

— Et si c’est le cas ?

— Bah, ça ouvre plein de voies pour savoir ce qui s’est passé et qui est en faute. Ça fera voler en éclats la procédure d’avortement.

— Et Maxine dans tout ça ? »

Loïc grimaça.

« En fait, je ne sais pas. Je ne sais ni où elle est en ce moment, ni où elle sera. Je ne sais même pas dire si ce que je fais, c’est ce qu’elle veut ou pas. Je suis en train de manœuvrer à l’aveugle et sérieusement, ça me fout les jetons. Mais j’ai quoi comme choix ? »

Sarah laissa un silence pour éviter de partir trop loin. Elle avait ce sentiment étrange au fond d’elle qui lui disait que Loïc, quand bien même elle comprenait ce qu’il disait, ce qu’il faisait et pourquoi, était parti dans un combat qui lui était propre en oubliant Maxine au passage. En même temps, elle ne voyait pas où se situait l’alternative. Elle aurait voulu pouvoir lui dire : « Regarde, c’est pas par là qu’il faut ramer, Max est de ce côté. »

« Si on perd ?

— Maxine sera traumatisée à vie. Je crois.

— Tu ne crois pas qu’elle le soit déjà ?

— Tu sais, je pense qu’on ne croit pas ce qu’on ne ressent pas. Ça fait des semaines que je suis avec elle et je vois bien que je n’éprouve pas le millième de ce qu’elle ressent quand je lui dis ne serait-ce qu’une banalité. Alors est-ce qu’elle va être traumatisée plus ou moins ? Je suis convaincu qu'il ne faut pas aborder les choses de cette manière. Plus je réfléchis à cela, plus je réalise que lorsqu'elle a décidé de s'engager avec moi, elle a voulu croire que j'étais une sorte de guide expérimenté dans ce domaine, comme un instructeur de parachutisme. Sauf que je ne l’ai jamais été, j’étais au même niveau qu’elle. Je sais, et encore plus quand elle est à mes côtés prendre mon envol et sauter dans le vide… Mais je ne suis pas prof... Je n’ai pas de parachute… Et je te jure pourtant que j’aimerais bien en inventer un. Là, tout de suite, maintenant, on a juste à essayer, faudrait juste qu’elle soit là. Je me dis que si tout ce qu’on a vécu ensemble est vrai, et je me fous que ça ne représente que dalle dans le temps et l’espace… Je me dis qu’on peut peut-être le faire apparaître ce foutu parachute, qu’il peut y avoir un miracle. Un putain de miracle… »

Loïc tourna la tête pour contenir la boule qui s’était formée dans sa gorge. Sarah ne sut quoi répondre. Elle se trompait sur tout. Elle pouvait tourner et retourner, encore et encore, cette histoire et essayer de voir où était le bien et où était le mal, il fallait juste qu’elle accepte ce qui allait se passer. Mais même ça, elle n’en voulait pas.

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