La tempête
La masse humaine qui s'étalait sur la grande place semblait vouloir étouffer l'étendue plate de toute sa forme grouillante. Dans cette grande manifestation étrange, il semblait ne pas y avoir de d'organisation définie. Pas de début ou de fin. Les marcheurs marchaient, tournés dans un semblant de direction changeant, mais gouverné tout de même. Les plus avancés d'entre eux n'auraient certainement pas pu dire quel était la visée finale du rassemblement. Mais on pouvait s'y dire tout de même, que la grande salle de l'Opéra National semblait une aussi bonne ligne d'arrivée que les autres.
Les manifestations des IHO n'étaient pas connues pour leur organisation. De rassemblements, elles n'en avaient souvent que le nom, préférant aux cortèges ordonnés des grèves ordinaires, le groupement fluide et inefficace des foules de concert. Cette fois-ci, le ton semblait quand même différent. L'atmosphère était électrique, mais juste. L'air qui entourait le nombre déroutant d'êtres humains était chaud et humide dans ce clair matin de mai. La place de la Comédie était envahie par une force qui ne venait pas de la petite ville de Montpellier. Une foule étrangère que la ville ne semblait pourtant pas perturbée d'accueillir.
Il y avait beaucoup de monde. De fait, il y avait certainement trop de monde. Trop de gens étranges chantants des slogans aux tons faux et à la mélodie éclectique. Joie se serait perdu dans ce ramassis hétéroclite de bouche éructantes, si elle ne connaissait pas parfaitement le chemin qui la séparait de la faculté de médecine. Elle ne pouvait pas manquer la conférence de la scientifique indienne. Elle ne se le serait pas pardonné. Rachna ici ? Quelle chance ! Joie se demanda si elle avait pris soin de d'emmener son grand calepin jaune. On ne savait pas quelles informations capitales seraient partagées dans l'amphithéâtre. Des nouveaux axes de recherches ? Des formules médicamenteuses révolutionnaires extraites de plantes exotiques ? Tellement d'enseignements fascinants qu'elle brûlait de coucher sur papier.
Un problème se dressait pour l'instant sur son chemin, et son excitation brûlante ne pourrait vraisemblablement pas le surmonter. Les foules d'IHOs se tenait entre elle et son après-midi d'instruction. Elle allait du Sud vers le Nord, et comme une barrière grouillante, une armée se tenait fermement en séparation. Les tramways bariolés, qui l'auraient d'ordinaire aisément rapproché de sa destination finale, ne fonctionnait plus. Les rails étaient couverts d'humains déchaînés et on n'osait plus faire avancer les lourdes rames. Après de longues discussions déplaisantes, le maire avait fait fermer les transports en commun pour la journée. Le grand homme gris ne tolérerait jamais d'accidents dans sa belle ville. Sa réélection était toute proche après tout.
Joie n'avait pas de voiture. Et elle n'avait jamais aimé faire de vélo. C'était un fait étrange qu'elle ne partageait guère avec les gens qui l'entourait. D'autant qu'elle pouvait le voir, tout le monde qui savait garder l'équilibre sur deux roues aimait faire du vélo. Elle, malgré ces nombreuses tentatives n'avait jamais pu apprendre à se tenir droite sur les engins à pédale. Son oreille interne était déséquilibrée, avait dit le docteur. Elle ne tiendrait jamais le balancé du cycliste. Fort heureusement, elle avait les jambes solides et les pieds forts. Elle marchait partout et pour tout. En ce jour de manifestation, Joie était même partie un peu plus tôt pour être sûr d'être dans les temps pour la conférence. Quand une grande dame comme le docteur en biologie génétique Indira Rashna venait de l'Inde lointaine, on pouvait marcher un peu.
Joie ne s'était jamais trouvée surprise ou ennuyée de l'existence des IHOs. Elle comprenait bien ce qui poussait toutes ses personnes à vouloir changer les normes de la société. Les grands en haut, les petits en bas. Ce n'était pas bien. Elle avait voulu les rejoindre de temps à autre. Quand elle entendait parler des choses horribles qui se passait à Hollywood et dans les hautes sphères du gouvernement. Qui ne se sentait pas de battre le pavé en entendant parler des trafics qui se passait dans la grandeur étrangère du pouvoir ? La bouffe, le sexe et la drogue. Que de choses inutiles. Elle aurait aimé les attraper tous par le col et les secouer comme des pruniers. Les secouer pour leur faire ouvrir les yeux. Est-ce que personne ne faisait attention à ce qui les entourait ? Le sourire d'amis dans la rougeur embrasée d'un beau couché de soleil. Le bruissement cotonneux du vent traversant les pétales roses d'un cerisier en fleur. Le sourire chaud d'un patient que la douleur quitte enfin. Tout ça, tout autour, tout le temps. À quoi servait donc l'argent pour tout cela ?
Elle n'était pas vraiment une grande démonstratrice. Tout autant qu'elle comprenait l'envie de sortir et de chanter à tue-tête jusqu'à que le monde change, elle ne le faisait pas elle-même. Elle ne trouvait pas en elle le feu dérangeant des combats humanistes que toutes ces âmes téméraires semblait posséder. Elle était infirmière, elle sauvait des vies. Cela devait bien compter pour quelque chose.
Après quelques minutes de marche, la limite de l'amas ondoyant s'étendait enfin devant elle. La question était : pourrait-elle traverser toute cette humanité empilée ? Alors qu'elle quittait son appartement, un drone de la télé montrait déjà le trop grand nombre de personne qui se déversait dans les rues adjacentes à la grande place, s'étalant jusqu'à l'église Saint-Roch et au-delà encore. Cela faisait beaucoup de monde à éviter.
Il y avait des hommes et des femmes installés comme des sardines dans un disque de près de 2 kilomètres autour de la place envahie. Joie, qui arrivait d'une des rues perpendiculaires à l'esplanade, ne voyait rien d'autre qu'un mur de dos et d'épaule étroitement serrés, et qui formait une barrière continue. Les corps humains se tenaient tous si proches les uns des autres que l'on ne voyait que les premiers corps. Tout le monde était dressé sur la pointe des pieds, tentant tant bien que mal de jeter un regard dans la direction de l'œil du cyclone animal. Sur les balcons des immeubles entourant la place, les gens se pressait aux balustrades blanches, les yeux plissés comme pour mieux voir quelque chose dans le lointain. Joie se joignit impatiemment aux quelques curieux postés à l'orée de la foule, mais elle ne parvenait pas à voir au-delà des quelques nuques devant elle. Tous les regards étaient tournés vers un emplacement en avant du parvis de l'opéra, et malgré son insistance, la raison de la fascination collective restait obstinément hors de vue.
Le silence était devenu assourdissant. On entendait bien le grondement sourd des murmures répercutés par les milliers de bouches de ce décor étrange, mais les chants et instruments braillards s'était tus. Cela n'avait pas de sens, et franchement, Joie s'en fichait bien. Elle n'était pas là pour être étonnée ou ahurie, et la scène étrange de ce théâtre absurde n'était pas le spectacle pour lequel elle s'était déplacée. Le dos tourné à la foule, elle ferma les yeux et essaya de calmer ses pensées tumultueuses. Qu'importait vraiment ce qui se déroulait pendant cette manifestation étrange ? Elle devait trouver un moyen de contourner le rassemblement. La mâchoire blême et les poings serrés contre son corps, elle s'élança sur le chemin qu'elle avait tracé quelques minutes plus tôt, cette fois-ci pour y fuir l'invraisemblable.
- Tu ne trouveras rien de ce que tu cherches par là-bas.
Une jeune fille à la peau très blanche et la robe très rouge avait tourné son regard clair sur elle. Comme pour habiller une figure de légende, l'étoffe sanguinolente, dérangée par le vent printanier, ondulait autour de ses longues jambes.
- Comment ça ? balbutia Joie.
Le regard glaçant la détaillait de haut en bas. La sensation était très inconfortable.
- Juste un truc que me disait ma mère. Tu sais où tu vas comme ça ?
- Ca... ça te regardes ? Tu parles comme si on se connaissait, répondit Joie en levant le menton comme pour défier l'étrangère. Celle-ci était décidément trop curieuse.
- Tu veux faire le tour de ce ramassis d'idiots pour aller à un endroit plus important que tout ce machin...
Nouveau coup d'œil interrogateur.
- ... On est deux. Enfin... là c'est mort, je pense.
Elle esquissa un sourire sardonique.
Joie se sentait perdue, observée, jugée. Elle ne voulait vraiment pas continuer cette conversation stupide. Qui donc aurait voulu bavarder avec quelqu'un comme cela après tout. Tout était bien trop étrange. Mais envoûtant tout de même. Elle se sentait, malgré l'abrasivité froide de l'inconnue, malgré la crainte, étrangement attirée par l'aura qui se dégageait de la jeune fille. La foule était toujours aussi silencieuse, les murmures ayant progressivement laissé place à un calme agité, à un silence excité et curieux. Elle esquissa un pas de côté, bien décidée à reprendre son chemin. Son opposante fit de même, lui barrant ostensiblement la route.
- Je dois partir. Je suis pressée.
La petite phrase, lancée d'un ton qu'elle sentait trop plaintif, ne ferait probablement rien pour délivrer Joie des serres de la figure mystérieuse. Elle prit conscience, assez honteusement, qu'elle avait les yeux pointés vers le sol, tentant vainement d'éviter le regard inquisiteur.
- Viens avec moi. Je veux te montrer quelque chose.
Elle lui avait pris le poignet.
- Je m'appelle Chance, au fait. Tu me sembles être quelqu'un de raisonnable. Peut-être que je peux t'apprendre quelque chose avant la fin de tout ce merdier. Mon cours doit être annulé de toute façon...
Elle parlait vite, sèchement. La dernière phrase, comme séparée du discours impérieux, avait été prononcée avec une lassitude manifeste.
Joie essaya de dégager son extrémité prisonnière, mais la prise impérieuse ne se relâcha pas. Son objectif premier était probablement inatteignable de toute façon. Elle ne pourrait plus assister à la conférence. Et dans l'abattement de cette réalisation, elle ne se sentait pas la force de refuser les directions de cette énigme à la figure mythique. Elle se sentait même en sécurité, guidée par la forcenée à la main douce et dure. La robe rouge éclata dans le vent et s'envola vers l'arrière de la rue, emportant avec elle son bras et son corps tout entier.
Une porte d'immeuble dérobée donnant sur une série de couloirs et d'escaliers délabrés. Une grille sans serrure et une grand-mère outragée rapidement effacée de leur chemin. Elles passent une cour intérieure et un balcon vide. Elles vont de plus en plus vite. Joie se sait perdue, mais Chance semble possédée, guidée par une force impérieuse que l'une et l'autre ne peuvent expliquer. Quelques détours plus loin, et Joie se retrouve sur un toit d'immeuble désert. Elle sait bien qu'elle ne pourrait pas retrouver le chemin de la rue en contrebas, mais elle s'en fiche. Ce qu'elle voit se dérouler devant elle la fascine. Les deux filles se rapprochent à petit pas inquiet du rebord du toit désert. Au-dessous d'elles, se trouve ce qui ne peut être décrit autrement qu'une mer d'humains. Une mer immobile, et grande et homogène. Un temps foule en colère, il n'y a désormais plus de mouvement. Rien ne vient perturber l'uniformité étrange du spectacle qui se peint sous les yeux effarés de Joie.
Chance ne semble pas aussi touchée que sa compagne. Elle arbore toujours le même sourire narquois qui présente maintenant au vent la rangée très blanche de ces belles dents. Joie se dit qu'il s'agit d'un sourire d'actrice dramatique. Un sourire douloureux et plein d'un passé tumultueux. Les deux jeunes femmes sont silencieuses, coude à coude. Chance secoue une tête parfaite auréolée de cheveux d'or.
- Tu sais ce qu'ils recherchent ? Tous ces gens qui sont venus ici ? Je pense même que certains d'entre eux viennent d'autres pays. T'imagines ? Venir pour ça ?
- C'est une manifestation. Ils... ils viennent manifester pour les IHOs je suppose.
Joie sait que ce n'est pas la bonne réponse. Toute la scène sur la place ressemble effectivement à une manifestation. Mais elle semble différente et étrange. Tous les regards de la foule sont tournés vers le centre du rassemblement où... rien ne se tient. Juste plus de personnes regardant devant elles. Un regroupement d'hommes tournés sur eux-mêmes. Joie sent bien qu'il ne devrait pas y avoir de raison derrière une telle démonstration inutile. La logique disparue, avalée par les hommes. Mais elle ne peut s'empêcher de penser que tout ce cirque étrange est très important. Evident même.
- Je... Je pense que tu ne comprends pas...
Joie se sent balbutier. Elle fronce les sourcils et se ragaillardit.
- Je crois que c'est le but. La raison pour laquelle tout le monde est là. D'habitude les manifestations, les rassemblements, les concerts... Tous ces trucs qui sont là pour rassembler les gens. Pour qu'ils se sentent plus grand, dans une grande communauté...
Joie sent le regard d'aigle de la belle Chance s'attarder sur son visage rougissant.
- Ce n'est pas le but. Tu sais bien, on a tous luts les prospectus des IHOs.
Les mots des pamphlets lui reviennent à l'esprit sans effort.
- Une humanité égale et ordinaire. Pour tous et pour le futur.
Chance avait murmuré la fin du psaume comme une litanie apprise étant petite. Elle regarde Joie intensément. Son sourire a disparu. Elle écoute.
- Je pense que le but de la démonstration, c'est juste ça. Il n'y a rien de spécial à attendre. Pas d'évènement spectaculaire qui change les gens et qui fait monter des leaders au-dessus de la foule. On a demandé à des gens ordinaires partout dans le monde de venir se rassembler. Ils l'ont fait sans trop savoir pourquoi, mais ils sont tous venus. Les seuls mots d'ordre sont "égal et ordinaire". Je pense qu'il n'y a rien de spécial qui va se passer...
- Donc ils sont juste venus pour rien. Juste pour voir qu'il y avait d'autres personnes venus elles aussi pour rien ?
L'incompréhension de Chance est manifeste.
- Oui et non. Ils sont tous venus en tant qu'humain ordinaire pour l'égalité de tous les humains autour de la planète. Le "rien" que tu vois là c'est justement le but. C'est le grand "tout" de l'humanité. Et je pense que tout le monde ici le comprends. Regarde toutes ces femmes, ces hommes, ces vieux et ces enfants. Ils se regardent. Ils ont compris parce qu'ils ont envie de comprendre. On est tous là tous ensemble. Il n'y a pas d'icônes. Pas de supérieur et d'inférieur. Juste nous tous qui sommes ici tous ensemble. Pour nous et pour les autres.
Joie est celle qui sourit maintenant. Chance se retourne pensivement vers la foule.
- Regarde ! s'écrit-elle. Ils se dispersent. Ils n'ont rien vu et il ne s'est rien passé. Mais ils se dispersent tous. Putain, je comprends rien...
- Il ne s'est rien passé, mais tous ont compris ce qu'il en est. Je crois que les Humains Ordinaires ont gagné leur pari. Ce n'est pas parce que rien ne se passe, ou que rien ne dépasse, que l'on doit chercher la différence pour autant. Il y a une telle beauté dans le rien... Nous sommes tous là, tous en même temps et tous pareils. Pas besoin de ces icônes, et de ces riches et plein de pouvoir. C'en est fini de leur monde décadent. Finis de leur merde inégale et imparfaite.
- Oui, mais ça change quoi pour nous maintenant ? Il ne s'est rien passé, là. Il ne s'est vraiment rien passé.
- Bien sûr que si. Toutes les personnes qui sont venues ici, même sans le savoir, toutes ont été transformées. Nous avons été transformées. Nous ne sommes pas là pour rien après tout. Ce n'est qu'une question de temps. Tout va changer. Tout.
Annotations
Versions