Rencontre - Partie 4
Les clients étaient désormais installés dans la salle commune, cette grande pièce chaleureuse qu’ils s’étaient appropriée tout naturellement.
Susie et Justin s’étaient lovés dans un large fauteuil club, blottis l’un contre l’autre, leurs verres à la main, comme s’ils tentaient de retrouver le fil de leur soirée. Le feu dans la cheminée crépitait doucement, projetant des ombres chaudes sur les murs de pierre.
Jules, affalé sur le sofa en velours gris, fixait le plafond d’un air pensif, son verre à la main, posé sur l'accoudoir. À l’opposé, Marion pianotait distraitement sur les touches du vieux piano droit, pas vraiment des accords, plutôt des notes aléatoires, pour combler le vide sans y penser.
Léo, lui, s’activait autour du petit buffet en bois, remplissant les derniers verres avec une bouteille de Brouilly.
Mais malgré cette apparence de normalité, une tension sourde s'était installée. Quelque chose flottait encore dans l’air, hérité du bref passage de Xavier. Ils n’avaient rien dit sur le moment, comme par crainte de rompre un charme fragile, ou d’infirmer ce que chacun savait déjà.
Léo servit le dernier verre et brisa le silence d’un ton faussement désinvolte :
— Alors… on est d’accord ? On le connaît, non ?
Personne ne répondit tout de suite, mais chacun savait de qui il était question.
Justin haussa les épaules sans conviction, comme s’il voulait se dégager du sujet. Jules redressa un peu la tête, sans quitter son amoureuse des yeux.
— Moi je ne sais pas trop, murmura-t-il. Enfin… je veux dire… ce n’est pas quelqu’un que l’on s’imaginer croiser ici, quoi.
— Tu crois que c’est vraiment lui ? demanda Marion, plus pour la forme que par doute.
Toujours au piano, elle joua une note plus grave, puis releva la tête.
— La voix… le regard… C’est lui. Et lui, il a vu qu’on savait, confirma doucement Léo, presque à lui-même. Il le savait très bien.
Ils échangèrent un regard. Pas un mot de plus, mais une certitude partagée, un peu irréelle. C’était bien lui. Xavier Devry. Ici, au milieu de nulle part.
Et chacun, dans ce salon feutré, commença à se demander ce qu’ils allaient faire de cette rencontre improbable.
Marion haussa les épaules.
— J’vois ce que tu veux dire. Mais quand même non, je crois pas. Enfin… y’a un truc, oui. Des airs.
Elle regardait encore vers le château, comme si elle s’attendait à le voir réapparaître.
Susie, restée un peu en retrait, la bouche légèrement entrouverte, hésitait à parler. Elle finit par souffler, presque à contrecœur :
— On est bien d’accord, murmura-t-elle, incertaine, vous parlez de sa ressemblance avec Devry.
Les autres portèrent leur attention sur elle, comme si elle venait de confirmer un nom qui n’attendait qu’une confirmation. Un nouveau silence s’installa, mais ce n’était plus tout à fait le même que celui d’avant. Le groupe des trois amis échangea des regards, entre scepticisme et excitation.
— En vrai, c’est ce qu’on s’est dit en arrivant, avoua Léo. Quand on vous a vus avec lui. Alors quand il a parlé. Sa voix… elle fait vraiment penser à lui.
— Ouais, admit Justin à contre-cœur. La voix, peut-être. Mais dans la pénombre, c’est pas évident. Et franchement, faut pas pousser… Xav’, ici ? Dans un gîte ? J’y crois moyen. Le type sort à peine de taule, il va pas venir faire du tourisme en Bourgogne…
Il essayait de parler avec assurance, avec raison, mais quelque chose dans ses yeux disait qu’il n’était pas complètement sûr de ne pas y croire.
— Justement, c’est peut-être pour ça, dit Marion doucement. Ce genre d’endroit, isolé, tranquille, loin de tout… C’est pas si fou, quand tu veux te planquer.
— Il avait pris sept ans, non ? dit Susie en fronçant les sourcils. Il devrait être encore enfermé, logiquement.
— Ouais, répondit Léo. Mais t’sais, avec la bonne conduite, les remises de peine, la surpopulation… Y’a moyen qu’il soit sorti au bout de quatre ou cinq ans.
— Quatre ans et demi, glissa Marion.
Elle avait dit ça d’un ton neutre, presque détaché. Trop rapide. Comme si elle avait déjà vérifié.
— Ce serait quand même dingue qu’il soit déjà sorti, insista Susie. Après ce qu’il a fait.
— Enfin… ce qu’il a fait, justement, c’est pas si clair, rétorqua doucement Marion. Y’a des choses qu’on saura jamais.
— Pardon ? répondit Susie, les sourcils haussés.
— Ouais, enfin, y’a toujours eu une part de flou, non ? tenta Justin. Il a dit que c’était un accident, qu’il avait vrillé… Je me souviens d’un article dans Libé. Il parlait de blackout, de perte de contrôle.
— C’est pas une excuse, coupa Susie. Ça ne l’est jamais. Même bourré, y’a pas d’excuses… ce n’était pas un geste malheureux, c’était une pluie de coups. Et pas la première fois, à ce qu’on dit.
— On dit pas que c’est bien, reprit Marion, un peu mal à l’aise. Mais le tribunal l’a jugé en fonction du dossier et des faits. Pas sur des rumeurs ou des témoignages anonymes. Sept ans, c’est pas rien. Il a payé.
Un silence bref s’abattit dans la pièce. On entendait à peine le tic-tac régulier de l’horloge au mur, le lointain souffle du vent contre les volets. La lumière tamisée du plafonnier dessinait des ombres mouvantes sur les poutres. Chacun digérait à sa manière.
— Bon, conclut Susie en soufflant, on va se coucher. Il est tard.
Elle repoussa sa chaise avec un grincement sec, se leva et attrapa la main de Jules. Il lança un regard d’excuse aux autres.
— Elle a ses idées, elle est comme ça… Et puis bon, on n’est pas venus pour ça non plus, hein. On va plutôt profiter de notre nuit, ajouta-t-il avec un clin d’œil maladroit, tentant de détendre l’atmosphère.
Ils quittèrent la salle commune en direction de l’escalier, bras dessus, bras dessous, comme pour conjurer la gêne. On entendit leurs pas s’éloigner sur le vieux parquet, une porte qui se referme doucement.
Léo attendit que le silence revienne complètement, puis sortit son téléphone de sa poche. Il le tapota nerveusement avant de chuchoter :
— C’est pour ça qu’on a pris une petite photo, en arrivant, glissa-t-il en baissant la voix, un rien conspirateur. Juste une, discrète. Histoire de vérifier.
Il le déverrouilla, l’orienta légèrement pour que les autres puissent voir l’écran, puis lança l’application galerie.
— Attends, tu l’as pris en photo ? s’étonna Marion.
— Bah… ouais. De loin, hein. Juste pour comparer. Si c’est vraiment lui…
— Tu flippes, admit Jules en riant. Mais t’as bien fait. T’imagines si c’est lui ?
Ils se penchèrent tous autour du téléphone. Un halo de lumière bleutée les rassembla un instant dans cette nuit fraîche, comme un feu de camp autour duquel on échangerait des légendes urbaines.
— En vrai… dit Marion après un moment, il y a un truc.
— La photo est un peu floue, après…
— Bah là, souffla Jules, si c’est vraiment lui… on tient un putain de scoop.
Un frisson les parcourut. L’idée, aussi irréelle qu’elle paraissait, avait creusé son sillon. Xavier Devry, peut-être, ne dormait qu’à quelques mètres de là. Sous le même toit…
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