Fleur d'été
TEXTE HORS CONCOURS (terminé au lendemain de la deadline hélas).
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Adeline chevauche depuis plusieurs jours déjà. Elle a quitté ce matin les plaines agricoles du Calonnais, et sa jument arpente à présent les contreforts du pays de Sarnay. A travers les fourrés et au-delà des pins, résonnent parfois les bêlements de troupeaux invisibles de moutons.
Ce retour à sa terre natale, qu’elle a quitté il y a dix ans, agite en elle de troubles émotions. Se mêlent dans sa tête les chants de son enfance et les histoires de sa mère, sur les faunes et les elfes qui jadis habitaient la montagne.
Sur les abords du chemin, entre les buissons de mûres et d’achillée millefeuille, un bouquet de fleurs jaunes scintille dans un rayon de lumière. Des auréanes boucles d’or; elles se rapportent à un conte que connaissent tous les enfants de Sarnay.
La légende du barde Adel, qui durant vingt-neuf nuits a chanté sur la berge du lac noir, au sein duquel demeurait la cruelle magicienne Auréa. Lorsqu’au trentième matin, l’ondine aux cheveux d’or, séduite par la musique, a finalement quitté son abysse, Adel l’a pourfendu de sa lame. Canonisé, Saint Adel est devenu le protecteur de Sarnay. Quant à la magicienne, son corps fut rendu au lac, et ses cheveux dispersés dans le vent. Partout où ils tombèrent, fleurirent des auréanes à la corolle dorée, qui, dit-on, soignent la mélancolie.
Adeline se reconcentre. Elle se remémore les mots de l’archidiacre, qu’elle s’est répétée tout au long de son trajet :
“Chevauche jusqu’au monastère de Selve, dans le pays de Sarnay. Là-bas, les moniales font commerce d’un élixir qu’elles prénomment selvin, auquel on attribue des propriétés médicinales voire miraculeuses. Tu n’es pas sans savoir, puisque tu en viens, que Sarnay est une terre ancienne, où l’église a peine à déraciner les croyances païennes et les pratiques de sorcellerie. Tu iras donc, sous couvert d’une mission officielle au nom de l'évêque, enquêter sur le processus de fabrication et la recette du selvin, afin de déterminer si c’est la main du diable qui en manie la louche.”
Cette double mission, Adeline la suspecte d’être triple. Le selvin, commercialisé en petite quantité, d’abord dans la région environnante du monastère, a ces dernières décennies acquis une réputation grandissante, et se monnaye à présent à prix fort jusque dans la grande ville. L'évêque compte certainement s’approprier la recette afin de tailler sa part de ce juteux commerce ; ce n’est pas la première fois que la sorcellerie est invoquée comme motif afin de centraliser les richesses de communautés indépendantes.
Quant à elle,, elle a été choisie pour cette mission car elle est native des collines de Sarnay, et en parle la langue. Cet accent qui lui a valu tant de quolibets dans les couloirs du palais épiscopal, lui a finalement offert sa première opportunité de se prouver au yeux de l’archidiacre.
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Adeline arrive finalement au monastère. C’est un petit groupe de bâtiments fortifiés sur une colline, faits de brique de terre et de chaux. Un modeste moutier, mais qui semble bien entretenu. La porte d’entrée se démarque du reste du bâti: faite de pierre et peinte de fresques colorées qui en encerclent l’arche. Une jeune nonne y attend Adeline, prend son cheval et lui indique la porte du parloir où l’attend la mère abbesse.
Adeline apprécie la fraîcheur et l’ombre de la pièce, après une journée à arpenter les coteaux ensoleillés. En s'asseyant en face de l’abbesse, elle sent presque sa tête tournoyer, et a du mal à se concentrer sur la discussion, qui n’est du reste qu’un échange de pieuses civilités. Bientôt, la jeune nonne qui l’avait accueilli revient dans la pièce, et l’abbesse la présente à Adeline sous le nom de sœur Judith. Elle sera à son service durant son séjour et sera notamment chargée de lui faire visiter les lieux.
Les nonnes ne sont pas connues pour leur art conversationnel, ce qui à l’instant convient bien à Adeline. Judith l'emmène au réfectoire où elle se restaure, ce qui l’aide à revenir un peu à ses esprits. Elle se fustige intérieurement : elle a une tâche à accomplir et doit garder les sens alertes.
Le soir, la mère abbesse invite Adeline dans son bureau. Elle lui verse un verre de selvin ; une de leurs meilleures années dit-elle. Le liquide transparent aux reflets légèrement ocre titille les narines d’Adeline d'arômes épicés. Elle le goûte et sent sur sa langue une danse de saveurs fleuries, un mélange de chaud et de froid, et sur la fin une légère note amère.
La mère abbesse lui confirme que la recette est secrète, et qu’elle a prêté serment de ne pas la divulguer, mais elle lui offre au lendemain d’aller visiter la distillerie afin d’observer le processus de fabrication. Adeline accepte avec joie, prend congé de l’abbesse et rejoint la cellule qu’on lui a attribuée.
Celle-ci, austère comme toute cellule de moine, ne compte qu’une paillasse ainsi qu’une commode sur laquelle sont posés une chandelle et un bol d’eau pour les ablutions rituelles. Elle goûte la propreté de la pièce, et le silence qui y règne. Bien que son cœur soit alourdi par sa mission, elle se sent soulagée. Loin de la ville, de ses odeurs et de ses maladies.
Adeline pensait profiter de la nuit pour fureter dans le monastère, mais elle est si fatiguée de son voyage qu’elle s’endort aussitôt.
Son sommeil est profond et agité. Elle rêve d’une chambre magnifique, au centre de laquelle trône un lit à baldaquin fait d’entrelacs d’ébène et d’acajou. Des encensoirs de part et d’autres du lit, baignent la pièce de fumées aux parfums d’épices et de camphre.
Sur des coussins cramoisis, est allongée une figure surnaturelle. Une femme dont les cheveux tombent en lourdes cascades dorées. Ses muscles calligraphiés luisent comme le bronze, et ses yeux sont de la couleur des eaux à la pleine lune.
La figure étend la main vers Adeline et l’attire contre elle. Son étreinte est chaude et rassurante. Sa chevelure sent les fleurs d’été brûlées au soleil, et sa peau sent la fraîcheur d’un ruisseau ombragé. Alors qu’elle s’abandonne à cette félicité, une odeur étrange vient en perturber l’harmonie. Miasme âcre et méphitique, il étouffe la rêveuse, qui se réveille en sursaut alors que sonnent les matines.
Dans sa cellule aux murs blancs, l’odeur malsaine reste suspendue un temps.
Après la messe matinale et le premier repas, sœur Judith offre à Adeline de lui faire visiter les alentours du monastère, ainsi que la distillerie.
Celle-ci est un grand bâtiment rectangulaire, construit en abord d’un ruisseau en contrebas du monastère. Sur le chemin qui y mène, Adeline s’émerveille des vues sur la vallée, et entrevoit la nappe bleutée du lac noir à travers les hauts cèdres.
A l’intérieur de la distillerie, bonbonnes de cuivre et alambics de verre s’entrelacent en un réseau dont la mécanique échappe à Adeline. Au plafond, accrochées à des poutres, diverses plantes séchées embaument l’espace des arômes qui formeront le selvin. Elle y reconnaît un bouquet d’oréanes, mais c’est là un des seuls ingrédients connus et célèbres de la liqueur.
Un détail la frappe ; parmis tous ces bouquets de plantes, fioles et matériels qui encombrent chaque pied de l’espace, un meuble d’étagères est complètement vide. En s’en approchant, Adeline sent dans l’air les vestiges d’un fumet malodorant, qui lui rappelle celui qu’elle a senti dans sa cellule au matin. En observant de plus prêt, elle remarque sur le bois de l’étagère des traces sombres, comme de poussières ou de filaments noirs, qui lui rappellent la moisissure qu’on peut trouver sur les étagères des caves à fromage.
Elle n’a pas le temps d’observer bien longtemps que Judith, pourtant si silencieuse d’ordinaire, la hèle depuis l’encadrure de la porte arrière et la presse de poursuivre la visite. La distillerie est construite à l’orée de la forêt, et Judith se tient à l’entrée d’un chemin qui sinue dans les buissons, mais elle bifurque vite et repart sur la route du monastère. Quand Adeline s’en étonne et lui pose la question, elle répond évasivement que c’est un vieux chemin de bûcherons que les nonnes n’empruntent plus guère.
Pourtant, Adeline remarque bien que les ronces ont été récemment coupées aux abords du chemin. Elle se résout à venir y enquêter à la nuit tombée.
La journée continue sans accros. Adeline, qui eu une nuit très peu reposante, peine à garder les idées claires quand la soirée commence à s’avancer, et se retire tôt de la présence des nonnes.
***
Une fois rentrée dans sa cellule, elle s’assied à genoux sur le sol, ses jambes nus sur la terre froide, afin de rester éveillée. Elle prie en silence, et lorsque la lune est suffisamment haute dans le ciel, et qu’elle estime que les nonnes sont toutes assoupies, elle se glisse hors de la pièce. Elle tient d’une main sa lanterne, cachée sous un chiffon, et elle balaye de l’autre l’espace devant elle, comme pour creuser dans le noir lui-même, priant de ne croiser personne.
Heureusement, le monastère est aussi vide que silencieux, et Adeline se trouve bientôt, tâtonnante et frissonnante, à descendre le chemin qu’elle avait emprunté avec Judith plus tôt dans la journée.
La voie est mince et escarpée, et elle manque plusieurs fois de tomber ou de se fouler la cheville sur une pierre instable. Toute la nature qui lui avait paru si chaleureuse et apaisante en journée, revêt dans l’obscurité un caractère étrange et hostile. Les arbres s’agitent sous la brise comme des géants hirsutes aux murmures menaçants. Adeline n’entend pas non plus de bruits d’animaux. Seul le vent, qui lui glace la nuque, peuple de son sifflement sourd le silence nocturne.
Elle atteint finalement la distillerie, qui n’est plus qu’un bloc sombre et uniforme et se détache à peine de la végétation. Adeline n’ose encore se risquer à découvrir sa lanterne, car elle serait visible depuis le monastère, aussi contourne-t-elle le bâtiment à tâtons. Elle retrouve l'entrée du chemin et ce n’est que plusieurs brasses à l’intérieur des fourrés qu’elle se risque à retirer le chiffon et révéler sa lumière.
Au contraste de la flamme, les ombres se font plus opaques et plus nettes. La nuit se renforce, à quelques pas tout autour d’Adeline. Protégée par la lumière, elle s'est déclarée ennemie, et est presque tentée de souffler la flamme. Mais elle ne connaitpas ce sentier et le gravir dans le noir serait folie.
Peut-être d’ailleurs ne mènera-il à rien, peut-être a-t-elle surinterprété le maigre indice qui l'a poussé à refuser sa paillasse et à s’aventurer dans la forêt de nuit.
Le chemin grimpe, sinue et vire en épingle. A plusieurs reprises, les arches protectrices des pins disparaissent et Adeline se trouve face à l’abîme. Sans doute de magnifiques points de vues sur la vallée en journée, ce ne sont à présent que des océans d’encre noir qui menacent de la noyer. Plus elle monte et plus la nuit devient profonde, et plus le vent devient froid et perçant. Même la lune a disparu. De ses mains frigorifiées, Adeline protège sa petite lanterne. Ses jambes fatiguent. Elle ne sait même plus trop pourquoi elle est là.
Peut-être qu’au petit matin, une nonne, en allant cueillir la lavande, trouvera son corps sanglant et disloqué au pied de la colline, et sa mort deviendra un mystère qui hantera les lieux pour les siècles à venir.
Elle arrive finalement face à une paroi rocheuse, et dans cette paroi s’ouvre une crevasse où le chemin s’enfonce. Il en émane une odeur aussi singulière que familière ; d'épices et de camphre. Sa lanterne en main, Adeline s’y engage. Aussitôt, le fouet du vent sur son visage se dissipe, et bien vite l’atmosphère se réchauffe agréablement. Ses bras et ses jambes engourdis frissonnent de soulagement.
Alors qu’elle descend des marches taillées dans la pierre, l’odeur déploie une à une ses corolles. Fleurs d’été, mousse verte sur un rocher de rivière. Et en dessous, et enveloppant le tout, ce très mince filet doux-amer de décomposition.
Le tunnel s’évase, et s’ouvre sur une grande pièce au centre de laquelle trône un lit ; le lit de son rêve. Et au centre de la pièce, la même figure aux cheveux d’or qui la fixe d’un regard perçant. Adeline laisse tomber sa lanterne et s’avance. Elle ne désire que retrouver son étreinte et sa chaleur ; s’endormir lovée contre elle sur les coussins.
Comme dans son rêve, l’être lui saisit doucement la main et l’attire sur le lit, et alors qu’elle s’enfonce dans la terre meuble et humide, et qu’autour d’elle les champignons libèrent leurs spores étouffants, elle sent sous son poids craquer des ossements.
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