5. Madden

17 minutes de lecture

Retourner à Memphis après avoir été nommée était un pur cauchemar.

Dès que sa décapotable se gara devant l'école, les regards de pitié fusèrent dans sa direction. Emma, côté passager, leur répondit par un doigt dans toute sa grace habituelle.

— Je ne veux pas y aller, se plaignit-elle. Descends si tu veux et je te récupérerai...

— Non. Mr Vincent doit nous donner le sujet de la dissertation aujourd'hui, t'as intérêt d'être en cours. Où est passée ton envie de figurer dans le top dix ?

— Elle s'est fracassée, en même temps que ma tranquilité.

Emma leva les yeux au ciel et claqua la portière. Madden détestait qu'elle fasse ça. Ce n'était pas si compliqué de la retenir et de la fermer toute en douceur. Dans un soupir, elle prit son sac qu'elle passa sous son bras et sortit du véhicule.

Memphis entier la regardait.

— Allez vous faire foutre, grommela-t-elle entre ses dents.

Elle n'était qu'un divertissement pour eux. Une créature à prendre en pitié, puis à surveiller le reste de l'année en attente d'une aventure. Le fait qu'elle se soit séparée d'Erwin pimentait l'affaire. Et le fait que toute réconciliation soit impossible la rendait carrément piquante. Celui-ci devait certainement se frotter les mains à l'idée qu'elle cèderait, mais il pouvait se mettre le doigt dans l'oeil.

S'il fallait qu'elle détruise ce mur avec une pelleteuse, elle le ferait.

— Madden ! l'appela une voix dans son dos.

Elle pressa le pas quand elle reconnut son identité. La dernière chose dont elle avait besoin, c'était la directrice du journal de Memphis.

— Scott ! J'ai quelques questions pour toi, s'il te plait !

Amélie Hentin courait avec ses papiers dans la main, son téléphone dans l'autre, certainement pour enregistrer les réponses que Madden n'avait aucune envie de formuler. Dans dix minutes, elle serait en retard à son cours de gestion. Elle avait une excuse.

Malheureusement, se dresser entre Amélie et ses projets était impossible. Elle lui barra le passage avec le souffle rauque et les joues rougies par l'effort. Ses papiers reprirent leur ordre dans ses bras et ses yeux transparents se plantèrent directement dans les siens. Elle avait une façon d'affronter les gens plutôt déstabilisante.

— J'espère que ça ne te dérange pas si...

— Oui, ça me dérange, répondit Madden sèchement en faisant mine de regarder sa montre.

— Ça prendra cinq minutes.

C'était déjà long. Amélie chercha dans ses feuilles et en tira une, fière de l'avoir trouvée du premier coup.

— Je vais allumer le dictaphone, mais c'est juste pour la retranscription après, c'est plus facile. Bon, première question. Qu'est-ce que tu as ressenti à la minute où tu as lu ton nom sur le mur ?

— De l'horreur.

De la pure et dure horreur. Sasha lui avait raconté par la suite son hurlement, chose dont elle ne se souvenait même pas. C'était comme un traumatisme dont les événements qui suivaient disparaissaient de l'esprit dans une méchanique d'auto-protection.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je n'ai aucune envie de pardonner à Erwin.

L'éclat dans les yeux transparents de la jeune fille s'alluma. Elle avait trouvé son point d'accroche.

— Que s'est-il passé pour qu'il y ait autant de tension entre vous ?

— Je crois que tout le monde le sait déjà, trancha-t-elle avec sévérité. Il m'a trompé.

— Beaucoup de femmes pardonnent à leur compagnon une tromperie, ou vice-versa.

— Ces femmes sont des idiotes. Il est question de ma dignité là.

— Ta dignité ?

— Je ne me remettrai pas avec un connard pareil.

— Donc tu refuses d'obéir au Mur ? Mais tu es au courant des destins funestes de ceux qui...

— Oui, je sais. Mais ce ne sont que des coïncidences. Malchance, voilà tout.

Amélie releva un sourcil de suspicion. Dans Memphis, il y avait deux groupes : ceux d'avis de Madden, les terre-à-terre qui crachaient sur le Mur sans avoir peur d'un quelconque retour de force divin, et les autres qui tremblaient à l'idée de se rebeller contre cette tradition.

— J'espère en tout cas que le dénouement sera plus joyeux que d'autres. Merci d'avoir répondu à mes questions.

— De rien.

Elle pressa le pas jusqu'à son cours et arriva avec deux minutes d'avance.

La concentration avait décidé de l'abandonner aujourd'hui. Les cours de gestion étaient pourtant intéressants, et son professeur un des meilleurs, mais ses pensées déviaient toujours vers le Mur. Elle devait trouver une solution. Elle ne laisserait pas Erwin gagner, non, jamais. La haine qu'elle lui vouait était terrible. Néanmoins, elle avait beau dire qu'elle se fichait de ce Mur, elle était au courant de tous les suicides, accidents ou disparitions qui étaient tombés sur ceux qui avaient refusé de s'y plier. Madden ne croyait pas en une malédiction, mais qui savait, peut-être qu'un serial killer était derrière tout ça.

Même si elle doutait qu'un serial killer ait pu pousser du toit la belle Sapho. Les glissades ne se planifiaient pas, ni l'idiotie de marcher sur des tuiles.

Non, vraiment, elle ne parvenait à aucune conclusion. Et ce fut plutôt frustrant. Alors, au milieu du cours, elle envoya un message à sa soeur pour demander conseil. Louise était en dernière année de lycée mais c'était déjà une vraie tête. Madden l'avait appelée juste après la soirée, en pleurs et perdue, et sa soeur lui avait remis les idées en place. Se redresser, affronter la situation avec courage, le menton relevé, digne d'une Scott. Madden avait appliqué ses conseils et essayait de trouver une solution avec sang-froid..

Elle lui expliqua la situation dans un texte de dix lignes. Dix minutes plus tard, elle reçut une réponse.

"Change d'école ? Pardonne-lui (ce que je ne te conseille pas, mais dans le pire des cas...) ? Déménage aux États-Unis avec cinq gardes du corps pour assurer ta sécurité ?"

Un petit rire s'achappa de ses lèvres. Ses voisins de table lui jetèrent un regard noir.

"Papy sera mon garde du corps".

Leurs grands-parents vivaient là-bas depuis leur naissance, ils parlaient à peine français. Ils seraient ravis de voir leur petite-fille se précipiter dans leurs bras, mais Madden avait un Master à terminer. Elle voulait reprendre le complexe coûte que coûte. Ce n'était pas ce Mur qui allait l'en empêcher.

Louise envoya un smiley mort de rire, signe qu'elle n'avait plus rien à dire. Madden éteignit l'écran avec un soupir de frustration.

À la sortie du cours, les cheveux châtains d'Amélie dépassèrent l'angle du mur. Adossée contre les pierres rouges, elle l'attendait.

— Encore toi ?

Cette fois-ci, elle n'était plus trop pressée puisqu'elle avait une heure de libre et la sensation d'être attaquée dès son entrée avait disparu. Amélie était une fille sympathique mis à part sa tendance à bousculer les gens dans les moments les plus inoportuns.

— J'ai quelque chose que tu aimerais peut-être écouter. Et quelque chose à te demander, aussi. De meilleure humeur ?

— Ça ira mieux avec un café.

Assises à la table de la cafétéria, Chloé lui tendit son téléphone puis des écouteurs. Il n'y avait pas beaucoup de monde autour, mais une oreille indiscrète pouvait écouter en même temps qu'elle. Les ragots naissaient de tout et de rien dans cette école. La journaliste en herbe ne lui dit rien sur l'écoute, la laissant découvrir sa nature. Peut-être lui faisait-elle réecouter son enregistrement, pour être sûre que tout ce qui était dit était ce que Madden voulait signifier.

Mais à la place de sa voix, elle entendit celle d'Erwin. Un "oui d'accord" furtif, puis un frottement près du téléphone certainement, et la voix d'Amélke qui s'élevait beaucoup plus clairement.

Le coeur de Madden rata un battement. Elle lui jeta un coup d'oeil paniqué, mais celle-ci hocha la tête d'un air rassurant.

— Bon, première question. Qu'est-ce que tu as ressenti à la minute où tu as lu ton nom sur le mur ?

Un bref silence. Ses mains commençaient déjà à suinter. De toute manière, peu importe ce qu'il disait, elle s'en fichait.

— Je ne sais pas vraiment. De la panique peut-être. Mon frère a été nommé l'année dernière, je l'ai vu crouler sous la pression du Mur alors qu'il ne croyait même pas en la malédiction.

— Est-ce que tu y crois, toi ?

— Je me dis que trois coïncidences ça passe, mais vingt ou plus ça fait beaucoup.

—;Alors que comptes-tu faire ?

Encore un silence. Son sang battait ses tympans. Pourquoi angoissait-elle tellement pour une réponse qu'elle connaissait déjà ? Il allait se mettre à larmoyer, à dire qu'il n'avait jamais voulu la tromper, qu'il ne se rappelait plus de rien et bla bla bla. La même chose qu'il répétait depuis des mois.

— Ça dépends d'elle. Tout a toujours dépendu d'elle.

— C'est à dire ?

— Quand on était ensemble, c'était toujours elle qui prenait les décisions. Parfois, elle avait besoin d'être seule, alors je lui laissais de l'espace. Quand elle me disait de revenir, je revenais. J'ai fais des centaines de vas-et-viens sans jamais me plaindre. Mais quelque part, c'était naturel. Si elle le voulait, alors je le faisais sans rechigner. Et si maintenant, je dois attendre son feu vert, je l'attendrai. Le temps qu'elle voudra.

— Et si elle ne le donne jamais ?

Elle recouvrit sa bouche de sa main. Ses yeux piquaient. Ils piquaient beaucoup.

— Alors j'attendrai l'éternité.

— Le Mur ne te laissera pas ce délai.

— Mon fantôme attendra, lui aussi.

Elle arracha les écouteurs.

— C'était quoi ça ? souffla-t-elle, ravalant les larmes qui étaient en train de remonter.

— J'ai trouvé ça beau, je voulais que tu l'écoutes. Certaines personnes disent des choses merveilleuses devant des inconnus sur les gens qu'ils aiment, mais ne l'admettent jamais face à eux. Je ne savais pas s'il faisait parti de ces personnes là, mais peu importe.

Elle s'était attendu à ce qu'il répète sa pitoyable excuse pour la énième fois, mais non. Il avait juste dit "J'attendrai. J'attendrai l'éternité. Mon fantôme attendra, lui aussi."

— Tu ne lui as pas fait écouter le mien j'espère ?

— Je ne fais pas souffrir les gens inutilement.

Madden avala la moitié de son café d'un seul trait. Certes. Elle n'avait pas été tendre dans ses termes.

— Il le lira sur le journal, fit-elle remarquer en reposant sa tasse.

— Ne t'en fais pas pour ça.

Oh, elle ne s'en faisait pas, Amélie était une excellente journaliste qui n'avait jamais fait de mal à personne. Quand certains auraient profité de sa position pour créer des scandales, elle se contentait de distribuer les informations aux élèves en voulant créer le moins d'embrouilles possibles. Et pour cela, Madden la trouvait sympathique.

— Qu'est-ce que je devrais faire à ton avis ?

Amélie n'était pas sa confidente, mais parfois, un conseil extérieur pouvait aider. De plus, elle était en cinquième année, elle connaissait le Mur mieux que personne.

— Faire semblant, haussa-t-elle des épaules comme si c'était la solution la plus évidente. J'ai connu des nommés qui n'ont fait que ça pendant un an. Ils ont souri, ils se sont embrassés, tenus par la main en public. Puis quand personne n'était autour, ils devenaient deux étrangers.

—;Je ne peux pas faire ça, je ne tiendrai pas un an.

— Madden, des personnes font semblant tous les jours pendant des années. On en meurt pas. En revanche, refuser d'obéir au Mur, ça oui, on peut en mourir. Alors à choisir entre les deux, le choix est vite fait.

— Pour toi.

— Ton excuse de la dignité, c'est des conneries. Les mots d'Erwin m'ont brisé le coeur. Ce gars t'aime. Il se creuserait une tombe et s'enterrerait vivant si tu lui demandais. Personne ne perds sa dignité pour être avec quelqu'un comme lui.

Elle but le reste de son café.

— Qu'est-ce que tu voulais me demander ?

Si elle fut surprise du changement brusque de conversation, elle ne le montra pas. Elle reprit son téléphone, enroula ses écouteurs autour et les remit dans son sac, tout ça avec une méticulosité que Madden ne pouvait qu'admirer. Pour sa part, chaque fois qu'elle cassait quelque chose, elle savait qu'elle pourrait se le repayer. Alors évidemment, les accidents arrivaient souvent.

— Raph est parti l'année dernière. Il était notre rédacteur en chef et faisait des merveilles. Aujourd'hui je suis la seule à pouvoir écrire correctement pour tout Memphis. J'ai besoin de quelqu'un pour m'aider.

— Moi ?

— Je ne connais personne qui écrit mieux que toi.

Le compliment était attentionné, mais la tentative fut vaine.

— Non, désolée. Je n'écris plus depuis des mois.

Le "depuis la mort de Leila" avait failli franchir ses lèvres. Mais même si elle garda sous silence cette partie de la phrase, Amélie sembla comprendre.

— Certains écrivains font des pauses de plusieurs années et n'écrivent que mieux quand ils se remettent.

— Je ne suis pas écrivaine.

— Dit celle qui a gagné trois concours d'écriture et tient un contrat avec une maison d'édition.

— J'ai rompu le contrat.

Les yeux d'Amélie s'exorbitèrent.

— Tu blagues j'espère ? Certains donneraient tout pour être acceptés chez Flammarion ! Les jeunes auteurs ne se permettent même pas d'en rêver, et toi tu...

— Oui. Il fallait que j'écrive un second tome et je n'en étais pas capable. Je leur ai dit que je les rappellerai quand je me sentirai prête.

— Est-ce que tu vas les rappeler ?

Elle se pinça la lèvre.

— Je n'ai pas obtenu la sympathie de Flammarion gratuitement. J'ai l'impression de les avoir acheté, et qu'ils ne me prennent pas vraiment pour mon talent, mais plutôt pour les millions que mon père leur a promis de donner.

Cet aspect de l'arrangement lui pesait sur le coeur. Elle n'avait rien dit à son père, parce que le fait qu'il prenne au sérieux sa passion après des années d'indifférence lui réchauffait le coeur, mais de par son geste, elle avait compris que son écriture ne serait jamais apprécié pour sa valeur seule. Personne n'oserait lui dire que son roman n'était pas acceptable. Pas à une Scott, pas avec l'argent qu'elle avait derrière elle.

— Trouve toi une autre maison d'édition, sans en parler à ton père.

Ses yeux se perdirent dans les reflets de la vitre.

— J'ai perdu la motivation. Écrire me fatigue trop.

— Madden.

Amélie lui attrapa la main.

— Je sais ce que ça fait de traverser ces moments là. Ma mère est morte d'un cancer il y a quelques années, et c'est tombé dans une période où j'écrivais beaucoup. J'ai arrêté après sa mort, mais mon père m'encourageait sans cesse à reprendre. Quand j'ai enfin repris mon ordinateur, et que j'ai formé les premiers mots, je me suis sentie beaucoup mieux. Toute la peine que j'avais accumulé sur mes épaules venait de s'évanouir devant la possibilité de m'exprimer, la possibilité de faire parler mes personnages à ma place, de les faire souffrir à ma place. On écrit mieux quand on en a la nécessité. Et cette nécessité, c'est la libération de ta tristesse. Laisse partir toutes tes pensées noires. Laisse les s'envoler sur ton clavier. Envole-toi.

Elle eut un petit sourire. Dans tout ce qu'elle avait raconté, elle s'y reconnaissait cruellement. Et si, au final, la solution était de reprendre son stylo ? Peut-être arriverait-elle à réfléchir plus clairement. Sur Leila. Sur Erwin. Sur elle.

— Nous sommes des écrivains, cita-t-elle. Nous ne pleurons pas. Nous saignons sur du papier.

— Exactement.

Amélie retira sa main. Un froid singulier recouvrit sa peau.

— Tu as mon numéro. Réfléchis à ma proposition, tu me feras venir ta réponse dans les jours à venir. Tu pourrais écrire de courtes nouvelles pour te replonger dans le narratif, plutôt que t'occuper de la partie journalistique.

— Ok, merci. J'y penserai.

Amélie repartit et Madden s'adossa contre sa chaise.

Toute cette discussion venait de lui donner une idée.

Face à la porte d'Alexandre, son coeur se mit à faire des soubresauts. Elle savait Erwin ici puisqu'il n'avait pas cours le lundi matin, il était sûrement juste passé à Memphis pour rendre des travaux. Et justement, c'était l'idée qu'il se trouve de l'autre côté de ce bois qui l'effraya. Elle s'était dédiée à l'éviter durant tellement longtemps, qu'aujourd'hui, aller le retrouver lui paraissait contre nature.

Elle sonna.

La porte ne mit pas longtemps avant de s'ouvrir.

— Madden ?

On aurait dit qu'il venait d'apercevoir un fantôme. Ce qui, en un sens, était compréhensible.

— J'ai besoin de te parler.

Il lui proposa un Coca-Cola qu'elle refusa. Assis à la table de la cuisine, elle tenait son téléphone dans la main et le bougeait dans tous les sens sans vraiment y faire attention. C'était la première fois qu'elle se retrouvait aussi longtemps dans la même pièce que lui. Elle avait chaud et froid à la fois. Chaude d'un désir réprimé. Froide d'une haine indomptable. Et pourtant, quand il posa ses lèvres sur la bouteille et balança sa tête en arrière pour boire, elle resta happée par sa vision, toute colère envolée ; ce qui resta ne fut qu'un immense regret.

Le regret de l'avoir perdu.

— Qu'est-ce que tu voulais me dire ?

Elle reprit contenance, s'insultant silencieusement.

— J'ai trouvé une solution pour le Mur.

— Une solution ?

Il reposa doucement la bouteille et s'appuya sur son coude, attentif au moindre mouvement de ses lèvres.

— Euh, oui, fit-elle avant de se racler la gorge. J'ai pensé qu'on pourrait faire semblant, que...

Il se mit à rire. Cependant, aucune joie ne se manifesta. Ni de la moquerie. Juste... elle n'en savait rien.

— J'étais sûr. J'étais certain que t'allais me dire ça.

— Ça me paraît être une bonne...

— Non.

Elle grimaça. Ça risquait d'être compliqué s'il se braquait comme ça.

— Et pourquoi ? voulut-elle savoir.

— Je ne vais pas te laisser me balancer de faux espoirs dans la face sans arrêt.

— Tu sauras qu'aucun sentiment ne sera mis en jeu, expliqua-t-elle calmement. Ce n'est pas comme si je...

— Non mais attends, est-ce que tu penses un instant à ce que tu es en train de me proposer ? l'interrompit-il avec un début d'agacement. Est-ce que tu imagines ce que ça peut faire à quelqu'un d'avoir la personne qu'il aime dans les bras, mais savoir que tout n'est qu'une illusion ? Que rien est vrai, que c'est juste pour... pour quoi au juste ? L'opinion publique ?

— Pour pas mourir.

— Eh ben tu sais quoi, je préfèrerais autant me recevoir une balle dans le coeur que te voir faire semblant.

— Tu pourrais faire semblant aussi, réfuta-t-elle.

— Non mais tu... tu ne comprends pas non ?

Non. Elle ne voulait pas comprendre. S'il y mettait du sien, ils pourraient se sortir de cette situation tranquillement et reprendre leur vie tranquillement et s'oublier tranquillement. Elle se fichait de ses sentiments. Ce qu'elle voulait, c'était survivre. Oui, pas vivre, survivre parce que ce Mur ne leur laissait pas d'autre choix.

— Je ne te demande qu'une chose, souffla-t-elle en fermant brièvement les paupières.

— Mais je ne peux pas ! s'exclama-t-il. Comment est-ce que je peux faire semblant de t'aimer si je t'aime déjà !

— C'est pas une question d'aimer, là ! cria-t-elle à son tour, encouragée par son intonation. C'est une question de s'embrasser, de se tenir par la main et d'être ensemble pour de faux !

Il se leva si brusquement qu'elle sursauta. Sa main saisit son menton, le releva pour croiser leurs regards. Son coeur explosa. Un contact. Sa peau, la sienne, et ce fut l'effondrement d'un monde entier.

— Alors faisons semblant, dit-il avec dureté.

Il écrasa sa bouche contre la sienne, mordit sa lèvre, aventura sa langue là où, auparavant, il lui était interdit de s'aventurer. Il la dévora. Toute entière. Sa main passa son sa cuisse, il la souleva, la fit asseoir sur la table. L'instinct lui hurla de le repousser. Parce qu'il profitait de la situation, parce qu'il n'avait pas le droit de faire ça, ils étaient séparés, séparés définitivement.

Mais la vérité ?

Elle en fut incapable. Ses jambes s'ouvrirent pour l'accueillir par réflexe. Il entoura sa nuque avec sa main pour exercer encore plus de pression entre leurs lèvres ; des frissons s'éparpillèrent partout sous sa peau. Il creusait dans son âme, il creusait pour en faire ressortir sa passion enfouie. Il voulait la voir craquer, lui permettre de reprendre là où ils s'étaient arrêtés juste avant son erreur. Elle ne voulait pas. Mais elle ne pouvait pas le lui dire. Pas maintenant. Pas alors qu'elle se libérait d'un poids immense, pas alors qu'elle sentait ses ailes se décoller. Sentir son odeur, sa peau contre la sienne, le goût de sa bouche, tout ça lui avait tellement manqué qu'elle faillit en pleurer. Elle le voulait lui, rien d'autre. Il était son monde, son monde qu'elle venait de retrouver. Sans lui, elle n'était rien.

Et quand la porte claqua, elle ne fut rien à nouveau. Erwin s'écarta en jurant.

— Wow. Je m'attendais à tout sauf à ça.

William portait son sac sur l'épaule, les yeux écartés sous un air ahuri. Alexandre, juste derrière, se retenait de rire.

— Vous avez pas cours ? s'énerva Erwin.

— On revient pour manger, l'informa William en regardant tour à tour lui et Madden.

Celle-ci restait pétrifiée sur la table. Elle avait parlé de dignité à Amélie, mais maintenant, sa dignité se trouvait plus bas que ses pieds. Le premier jour après sa nomination et elle craquait déjà.

— Vous pouvez monter dans la chambre si vous...

— Merci Alex, le coupa-t-elle en reprenant une respiration normale, mais je vais partir.

— Tu ne veux pas manger avec nous ? proposa désespéremment Erwin.

— Non. Emma m'attends.

Elle ignora le fait que Alexandre venait tout juste de lui proposer de coucher avec Erwin. Tous des malades dans ce groupe. Elle s'empara rapidement de son sac et gagna la porte en quelques pas.

— Madden, s'il te plaît, attends !

Sa voiture était garée juste devant. S'enfuir. Loin, très loin. Ne plus jamais revenir, même. Il la rattrapa.

— Alors on fait quoi ?

— Rien, répliqua-t-elle sèchement.

— Rien ?

Elle ouvrit la portière passagère et y laissa tomber le sac sur son siège.

— Je suis prêt à faire semblant, à...

— Non, Erwin, le coupa-t-elle en faisant volte-face. Tu n'es pas prêt. Tu as raison, c'était égoïste de ma part de te proposer ça. Mieux vaut qu'on...

Elle fit un pas en arrière.

— ... qu'on garde nos distances.

Prononcer ces mots lui déchiraient le coeur. Son regard lui arracha la dernière étincelle de bonheur qui lui restait. Il la suppliait silencieusement. Il se serait jeté à ses pieds s'il le fallait. Mais il ne fallait pas qu'elle cède. Il l'avait blessée, il l'avait trompée avec Leila. Elle ne lui pardonnerait jamais. Elle ne pourrait pas. Pas alors que cette vidéo existait, pas alors qu'elle la regarderait tous les soirs pour se souvenir des coups de couteaux qu'il lui avait asséné.

Lui qui avait promis de la protéger.

— Je suis désolée, dit-elle d'une voix étranglée.

Les mains sur le volant, elle serra la mâchoire, fronça les sourcils puis enfonça ses clefs pour démarrer le véhicule. Le reflet d'Erwin dans le rétroviseur était en train de l'achever. Il fallait qu'elle parte avant de regretter ses gestes. Ne pas se réfugier dans ses bras. Ne pas goûter à nouveau à ses lèvres. Ne pas se perdre dans son odeur.

Elle s'éloigna de l'appartement. La silhouette d'Erwin se réduisit au fur et à mesure. Il ne s'en alla pas. Il resta jusqu'à ce qu'elle prenne le détour.

Et là, seulement là, elle s'autorisa à pleurer.


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