8. Emma

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— T'étais où ?

Ce fut la première question que Madden lui posa quand elle rentra chez elle.

— Pas tes affaires, grogna-t-elle.

— Je sais que tu vas chez Lucas et Raven.

Emma balança ses chaussures vers l'étagère sans pour autant les ranger. Elle le ferait plus tard. Pour l'instant, son estomac brûlait et elle hésitait entre se gaver une nouvelle fois ou faire l'effort d'attendre ce soir. Qui sait, peut-être qu'elle serait assez douée pour vomir sur Simon.

— Et alors ?

— Et alors ? T'es sérieuse là ?

Madden était assise dans le fauteuil gris de Sasha, le téléphone dans la main. Ses grands yeux marrons la fixèrent avec colère.

— Tu m'espionnes ?

Si elle disait oui, elle se jetterait sur elle pour l'étrangler. Elle ne supporterait pas une nouvelle dispute. Pas dans cet état là.

— Les garçons sont au complexe et tu n'as pas eu le temps de faire deux heures de route pour les rejoindre.

— Tu sais quoi, tu t'imagines ce que tu veux, je suis fatiguée et j'ai un dîner ce soir. Alors si tu permets, je vais me reposer.

— Oh non, tu ne vas pas t'en sortir comme ça.

Une vague de colère la traversa. Qu'elle la laisse en paix nom de Dieu. Qu'elle la laisse vivre, respirer, hurler.

— J'ai aucun compte à rendre.

— T'es censée être ma meilleure amie et tu te rends chez cette malade mentale qui a causé notre malheur !

— Ta meilleure amie ? cracha-t-elle en se retournant. Non mais dans quel monde tu vis ? Je n'avais qu'une meilleure amie dans ce monde, et son nom était Leila.

La bouche de Madden s'affaissa. Ce fut un vrai coup de poignard.

— Est-ce que t'étais là quand j'avais besoin de toi ? continua-t-elle, parce que parler faisait franchement du bien. Est-ce que t'étais là quand je crevais de faim, est-ce que c'est toi qui a pris ma main à l'hôpital, qui est restée nuit et jour à mes côtés en répétant que j'allais m'en sortir, que j'étais assez forte pour me relever ? Non, toi tout ce que t'as fais, c'est me regarder me tuer, hausser les épaules quand je disais que j'avais pas faim et m'entendre dégueuler dans les toilettes sans rien faire pour m'aider. Et aujourd'hui, faut que je t'écoute te plaindre sur ta pauvre vie minable, avec un mec qui serait prêt à tout pour toi mais que tu dégages chaque fois qu'il fait un pas dans ta direction ? Faut que je m'assoie là à t'écouter silencieusement et à acquiescer chaque fois que tu dis quelque chose ? Ben non, désolée. Ça va un moment, mais après y en a marre.

Elle fit un pas en arrière, blessée par ses propres paroles. Madden resta immobile. Silencieuse. Comme toujours. Faudrait que le monde explose pour qu'elle se dérange à sauver les autres.

— Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu me détestes autant ?

— C'est ça le problème. T'as jamais rien fait.

Elle s'enfuit avant de devoir supporter une fois de plus son silence. La porte des toilettes claqua. Vomir sa peine. Vomir ses larmes. Ça fonctionnait. Elle allait mieux après. Mais au moment où ses doigts s'apprêtèrent à rentrer dans sa bouche, elle suspendit son geste. L'instinct de survie. Leila n'était plus là pour la soulever. Si elle mourait de faim, personne ne serait capable de la garder vivante. Et Emma avait envie de tout, mais pas de mourir.

Alors ses deux doigts devinrent un poing qu'elle mordit. Un gémissement s'échappa de sa gorge. Ça la démangeait. C'était si facile de se vider. Juste une fois. Une dernière fois et elle arrêterait.

Non. Non. Non.

Elle sortit des toilettes sans parvenir à récupérer son souffle. Trébucha. Se retint grâce au mur. Elle y arrivait. Elle était assez forte pour résister. Le visage de Leila lui revint en mémoire, un sourire doux, des yeux transparents et une voix qui soufflait "j'ai foi en toi". Elle ne voulait pas la décevoir.

Elle allait se sortir de là et aller à ce maudit dîner, manger tout ce qu'il y avait dans son assiette et laisser son estomac digérer. La dispute avec Madden n'allait pas tourner en boucle dans son esprit, ni la pitié de Lucas et Raven. Elle regarda sa montre.

Il lui restait trois heures pour se préparer.

Doucement, elle poussa la porte de sa chambre. Sasha était assis sur le lit, un livre dans la main, mais il ne lisait pas. Il la dévisageait.

— Ça va ?

— Oui pourquoi ?

Même sa réponse n'était pas convaincante.

— Tu as fait quoi dans les toilettes ?

Ses paupières se fermèrent compulsivement.

— Est-ce que je pourrai faire un jour quelque chose sans que personne ne me pose de questions ?

— Tu sais pourquoi je te demande ça.

Il avait du se rendre compte de toute la nourriture qu'elle jetait dans la poubelle. Mais elle s'était promis de se reprendre, il n'avait pas à s'inquiéter. Tout s'arrangerait.

— Je dois m'habiller pour dîner, annonça-t-elle en prenant son téléphone. Tu m'aides ?

— Je suis en train de lire.

— Les marque-pages ça existe aussi.

Elle eut la surprise de trouver un courrier de Olivier Voseire dans sa boite mail. Apparemment, il avait gagné un acheteur grâce à un élève de Memphis et il voulait organiser une soirée au complexe pour faire la promotion de son domaine. Il lui demandait de faire passer le message dans l'école.

— On va devoir aller à Avignon vendredi prochain.

— Je sais, marmonna Sasha en tournant une page.

— C'est étonnant que Voseire veuille inviter des boursiers dans le domaine.

— C'est le père Layne qui est sélectif, pas lui.

— N'empêche je doute que la soirée se passe dans les caves à vin, ça va se faire à l'hôtel, donc Charles sera là aussi.

Sasha haussa les épaules.

— Si c'est Olivier qui organise la fête, il n'aura pas son mot à dire.

Emma reposa son téléphone en soupirant et entra dans le dressing. Les lumières s'allumèrent par automatisme. Aussitôt, les robes s'alignèrent, certaines brillantes, d'autres longues, puis des longues et brillantes. Son doigt les caressa une à une, comme si elle n'arrivait pas à se décider quel tissu était meilleur.

— Celle-là.

Elle se retourna, confrontant la robe que lui proposait son frère. En satin rose, brillant, à la mode Jackie Kennedy. Avec ça, il faudrait un collier en perles mais il se trouvait chez ses parents.

— Non, c'est trop vieux temps. Je veux de la modernité.

Elle voulait que Simon sache à quoi il s'attaquait. Qu'il ait les yeux brillants d'admiration, qu'il la voie comme une diamant inaccessible, qu'il ne sous-estime pas sa valeur. Alors elle sortit la robe noire moulante, celle avec le collier d'or incrusté. Dos nu, coupure sur le côté pour laisser entrevoir furtivement la peau blanche de sa jambe. Elle entourait le cou mais s'échancrait sur la poitrine ; tout simplement parfaite.

— Celle-ci, déclara-t-elle en s'emparant du cintre, heureuse de son choix.

— C'est celle que le styliste t'a faite pour tes dix-huit ans.

— Oui c'est vrai.

Elle n'avait dû la mettre que deux fois depuis cet anniversaire, ce serait l'occasion idéale. Sasha posa son épaule contre le mur, la scrutant attentivement. Emma essaya de ne pas en prendre compte, choisissant avec soin ses bijoux.

— Tu t'es disputée avec Madden.

Ce n'était pas une question.

— Tu as entendu ?

— Oui.

Elle hésitait entre les anneaux ou les pendentifs en éclat doré.

— Emma, tu ne peux pas blâmer les gens pour ne pas avoir vu des choses que tu as voulu cacher.

Les pendentifs iraient bien avec la surface lisse du collier de la robe, mais les anneaux allongeaient le visage et lui allaient certainement mieux.

— Tu m'écoutes ?

— Oui je t'écoute.

— Regarde-moi.

Elle se retourna, les deux paires de boucles d'oreille dans chaque main.

— Quand tu étais à l'hôpital, reprit-il, elle m'appelait tous les jours pour savoir comment tu allais.

Elle n'était pas au courant de ça. Personne ne le lui avait dit. Quand elle s'était évanouie, puis qu'elle s'était retrouvée sous des néons blancs avec une machine qui bipait à ses côtés, elle s'était sentie abandonnée. Délaissée comme une vieille ordure. Leila était arrivée deux heures après. Personne n'était allé la voir durant ces deux heures. Dans les films, il y a toujours quelqu'un qui attend des journées entières à côté du lit, le regard inquiet, les sourcils froncés. Un amant, un parent, un ami.

Pour elle, rien.

Elle avait passé ces deux heures à pleurer.

— Elle a attendu que je tombe dans les pommes pour s'inquiéter.

— Tu l'as caché à tout le monde ! Tu mentais si bien, comment veux-tu que quelqu'un sache ?

— Leila savait.

— Et qu'est-ce qu'elle a fait, dis-moi ? Est-ce qu'elle a alerté quelqu'un de la situation ? Est-ce qu'elle t'a poussé à demander de l'aide ?

Ses doigts se crispèrent autour des boucles d'oreilles.

— Non.

— C'était une bonne amie dis donc, ironisa-t-il.

Leila n'était pas une amie. Elle était sa moitié. Elle était le soleil qu'elle n'arrivait pas à voir, l'oxygène qu'elle ne pouvait pas respirer, l'éclat qui l'éblouissait. Chaque geste, chaque parole était précieux. Son avis comptait plus que tout le reste. Sasha ne pouvait pas comprendre un tel lien, personne ne le pouvait. On disait "ces deux là ? elles sont meilleures amies" comme s'il y avait un lien banal que presque tout le monde sur cette terre a. Mais Emma aurait voulu leur crier qu'il n'y avait rien de banal. Que Leila était sa bouée à laquelle elle se raccrochait dans un océan noir et enragé.

Quand elle avait disparu, Emma s'est tout simplement noyée.

— S'en était une, oui.

Elle choisit les anneaux, prit sa robe et s'apprêta à sortir mais Sasha lui bloqua le passage.

— Je sais que Leila était importante pour toi, mais aujourd'hui, elle est partie. Madden est là, elle. Certes, elle a des défauts. Elle préfère rester en retrait plutôt que de se précipiter vers les gens pour les aider. Elle garde le silence sur certaines choses parce qu'elle ne sait pas comment les exprimer. Mais crois-moi, elle a beaucoup de choses sur le cœur. Et elle tient à toi.

— Elle tient à moi parce qu'elle n'a plus personne.

Ses traits se troublèrent.

— Non, elle...

— Tu ne fais pas parti de notre groupe, Sasha. Tu ne peux pas savoir ce qui s'y passe. Mais je connais Madden depuis longtemps. Erwin a toujours eu une place dans sa vie. Avant qu'ils ne se mettent ensemble, ils étaient meilleurs amis depuis leurs quatre ans. Elle a partagé sa vie avec lui et s'est fermée aux autres. Mais quand il a fait sa connerie, elle s'est retrouvée seule. Moi aussi. Alors elle s'est dit que deux solitaires ensemble se sentiraient mieux que séparées.

Les lumières automatiques s'éteignirent et elle plongea dans l'obscurité.

— Sauf qu'on prétends pas être la meilleure amie de quelqu'un quand on souhaite partager ses journées avec un autre.

Sasha la laissa passer et elle se réfugia dans la salle de bain pour se changer.

Deux heures plus tard, elle fut prête, habillée, coiffée, maquillée, portant sur elle la carapace d'une femme inaccessible. Alexandre l'attendait sur le parking en bas de l'immeuble ; il avait insisté pour l'emmener. Elle annonça à son frère qu'elle partait puis passa par le salon. Madden était assise au même endroit, le téléphone dans les mains, éteint.

Elle se trouvait là depuis trois heures.

— Tu es belle.

Sa voix était cassée.

— Merci.

Tout à coup, elle s'en voulu d'avoir été si brusque. D'avoir dit tous ces mots cruels. Le regret la rongea.

— Tu as reçu le message d'Olivier ?

Elle se laissa un peu surprendre par la question mais secoua rapidement la tête.

— Il prépare une fête samedi prochain, expliqua-t-elle. Il veut inviter les élèves de Memphis. Vu que tu fais maintenant partie de la rédaction de l'école, je me demandais si tu pouvais... si tu pouvais publier l'annonce dans le journal.

— Oui, ok, répondit-elle d'une petite voix.

Emma se mordit la joue puis détourna la tête. Parfois, elle oubliait que les autres aussi étaient humains.

Ses talons frappèrent le carrelage, mais elle s'arrêta après trois pas. Elle ne se tourna pas pour la regarder. Ce serait trop difficile à tenir, trop difficile pour ne pas craquer. Elle voulut dire "pardon". Ça luttait pour sortir. Mais elle n'y arrivait pas, sa gorge se serrait tellement que même respirer fut laborieux. Mais elle ne voulait pas partir non plus sans avoir rien dit. Elle était faible, certes, mais pas lâche.

Finalement, ce fut Madden qui engagea la conversation.

— Tu as raison, dit-elle. J'ai fermé volontairement les yeux. J'ai pas voulu accepter la gravité de la situation. J'étais bien dans mon monde à moi et je ne voulais pas que quelque chose gâche ma tranquillité.

Une aiguille fit saigner son coeur.

— Désolée d'avoir été une tâche dans ton existence, dans ce cas.

— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. J'étais jeune, amoureuse, je ne me rendais pas compte de l'importance de l'amitié. Je regrette d'avoir agi ainsi, je te jure. Je me rends compte que j'aurais pu avoir un lien plus fort avec toi, mais tout ce que j'ai réussi à faire c'est te perdre. Pardonne-moi.

Pardonne-moi.

— Je dois y aller, Alex m'attend.

— Emma, att...

Elle ferma la porte. Souffla. Puis la poignée s'activa et Madden apparut sur le seuil, les yeux croulant sous les larmes.

— Pardonne-moi, répéta-t-elle d'une voix défaillante.

Emma se raccrocha à la rambarde, le talon sur le bord de l'escalier. Sa poitrine se resserrait, elle étouffait.

— Il faut que j'y aille.

Je la hais. Elle et Raven, ce sont les pires monstres qui puissent exister. Emma était assise à côté de Leila et avalait ses mots. Leila tremblait de rage, avec ses mèches châtains tombant devant ses yeux, ses lèvres rouges et son regard perçant, presque douloureux. Qu'est-ce que tu vas faire ?

Madden tendit une main dans sa direction, la panique agitant ses iris noires.

— Tu vas tomber, arrête de reculer.

Lui faire payer.

Elle descendit la première marche, la seconde, sa main resserrée autour de la rambarde, si fort que ses jointures devinrent blanches. La silhouette de Madden se dressait au-dessus des escaliers, les yeux fixés sur elle, attendant une réponse qui ne viendrait jamais. L'air frais caressa sa joue, elle put enfin respirer. Madden avait disparu. Leila aussi.

Le croissant de lune était si pâle qu'il était presque difficile de l'observer.

Alexandre la conduisit jusqu'au restaurant qu'il avait réservé, au bord de la plage. Emma chassait les mots de Madden le mieux possible, essayant de se concentrer sur ce qui l'attendait.

— Simon voulait te faire la surprise de sa présence, lui expliqua Alexandre, alors fait semblant d'être étonnée.

— Pourquoi tu m'as dit que c'était lui alors ?

— Ça m'a échappé.

Rien ne lui échappait jamais.

— Si tu le dis.

Le restaurant dans lequel il l'emmena était un des plus chers de Cannes. Elle comprit alors que ce n'était pas Simon qui l'avait payé, tout comme ce n'était pas lui qui avait payé sa piscine dorée. Lucas lui avait assuré qu'il était amoureux. Finalement, avec tous les efforts qu'il vouait pour l'attirer, elle pouvait bien y croire.

— Profite de ta soirée, lança Alexandre avant qu'elle ne sorte de la voiture.

— Tu ne viens pas me chercher ?

— Il m'a dit qu'il te ramènerait.

Elle déposa un baiser sur sa joue et marcha en direction du restaurant. Derrière elle, la voiture redémarra puis disparut derrière les villas. L'écume s'étalait sur le sable à un rythme régulier. Le ciel n'était pas complètement noir ; les étoiles étaient absentes.

Simon l'attendait à une table reculée. Il se leva de sa chaise quand il l'aperçut. Ses yeux scrutèrent sa robe, s'attardant sur le collier en or et la courbe que dessinait sa hanche. Le serveur à l'entrée n'eut pas à la diriger, elle savait déjà où s'asseoir.

— Tu es magnifique, souffla-t-il quand elle vint s'installer face à lui.

Elle détailla sa chemise et sa veste noire parfaitement repassée. Dans ce costume, ses épaules paraissaient plus larges. Il avait coiffé ses cheveux vers l'arrière mais quelques mèches rebelles retombaient sur son front.

— J'ai hésité avant de venir, tu sais.

— Il t'a dit que c'était moi ?

— Oui. Mes amis ne me tendent pas des pièges, contrairement à toi.

Il dessina un fin sourire et ses pommettes jaillirent de ses joues. Ceux qui disaient que Simon Beaulait n'était pas beau étaient des menteurs. Il n'y avait qu'à observer les coup d'œil faussement discrets des filles de Memphis. Aucune n'y échappait. Et pour une raison qu'elle ignorait, il l'avait choisie. La seule qui ne se retournait pas pour le voir passer. Emma Rovel, la fille d'un riche propriétaire, la poupée de cristal déjà brisée, en résumé, celle avec qui il avait le moins de chance d'être avec.

Certaines personnes surprenaient pour leur personnalité, d'autres par leurs choix.

— Merci d'être venue.

Un serveur s'avança pour leur annoncer qu'ils allaient manger un menu spécial qu'Alexandre avait réservé. Il leur servit le vin, un cru des bouches du Rhône. Une saveur de fruit explosa sur sa langue. Simon y goûta aussi et acquiesça, approuvant silencieusement son goût. Le serveur repartit en laissant la bouteille sur la table.

— Tu aimes le vin, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ?

— Chaque fois que je te vois, c'est avec un grand verre de vin entre les doigts.

Il eut un rire léger.

— Ça fait plus chic.

— Donc laisse-moi deviner, tu buvais du vin que quand j'étais là ?

Il continua de la regarder mais du rouge gagnait son cou. Elle reposa le verre.

— Arrête de faire ça.

— Faire quoi ? s'étonna-t-il, et durant un court instant, elle vit la peur se faufiler en lui.

— M'acheter.

Son sourire s'évanouit.

— Je ne t'achète pas.

— Tu dépenses des sommes d'argent folles juste pour m'impressionner. Laisse-moi te dire quelque chose : tu ne m'impressionnes pas. J'ai grandi dans l'argent, j'ai acheté les trucs les plus chers de France mais ça ne veut pas dire que ceux qui sont autour de moi doivent se tuer pour me donner des choses qui brillent.

Il fixa la nappe, silencieux.

— William n'avait rien dans les poches quand je l'ai connu, reprit-elle.

Il tressaillit à ce nom, mais elle continua.

— Sa sœur travaillait pour mon père, elle faisait le ménage dans la maison. Un jour, elle m'a vue jouer seule et elle m'a dit qu'elle avait un frère du même âge que moi. En vérité, ce n'était même pas son frère, c'était son beau-frère, mais peu importe. Chloé a ramené William le jour d'après, puis le jour encore d'après. Il était pauvre et j'étais riche. Il est toujours aussi pauvre, je suis toujours aussi riche. Il n'a pas eu à voler de l'argent pour gagner mon amitié. Il a juste été lui-même et ça m'a suffit.

— Je ne suis pas pauvre, grinça-t-il.

— Je sais, soupira-t-elle. Mais tu n'es pas riche non plus. Je veux juste que tu arrêtes de négocier avec tout le monde pour me faire croire que tu l'es.

Il but le reste de son vin.

— Est-ce que tu l'aimes ?

Le cristal fit un bruit sec quand il atterrit contre la table.

— Qui ça ?

— William.

Sa jalousie la fit presque sourire.

— Je ne sais pas si c'est de l'amour. Je crois que c'est juste le besoin de me perdre dans quelqu'un. Ou que quelqu'un ait besoin de se perdre en moi.

Les plats arrivèrent. Salade composée finement décorée. La sauce balsamique, sur le côté de l'assiette, dessinait la mer avec le soleil couchant. Elle eut peur que l'odeur la révolte, mais ce ne fut pas le cas.

— Je suis là, moi.

Elle piqua la fourchette dans sa salade.

— Je sais.

Ils changèrent de conversation, choisissant un sujet plus léger. Emma se surprit à aimer l'écouter. Il parlait bien. Quand il racontait une histoire, il y mettait l'intonation, il ne butait pas sur les mots et sa voix était fluide. L'espace d'un instant, les aiguilles de sa montre s'arrêtèrent de fonctionner Elle mangea sa salade sans même s'en apercevoir, les yeux rivés sur ses lèvres qui s'agitaient. Simon racontait des événements de sa vie avec naturel, elle appréciait son authenticité. Elle apprit que son père était mort d'un cancer, qu'il avait enchaîné les dépressions suite à ça mais qu'aujourd'hui il allait mieux. Et il le dit avec un tel sourire qu'Emma ne put faire autrement que le croire.

Puis le plat principal arriva, et là, les étoiles du bonheur s'éteignirent.

Il y avait trop de choses devant elle. Trop d'odeurs, trop de couleur, trop. Elle en eut la nausée.

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta-t-il.

— Rien, ça va.

— T'es sûre ?

Elle eut soudainement envie de recracher sa salade. La culpabilité l'envahit. Combien de calories dans la sauce balsamique ? Combien dans cette viande ? Les chiffres dansèrent devant ses yeux.

— Non non non, murmura-t-elle en écrasant ses paumes de main sur ses paupières.

Elle s'était promis de se reprendre. Elle voulait que ce dîner échappe à tout ça, qu'il soit quelque chose de joli dans son existence abîmée. Mais voilà. Elle s'était fait vomir une fois, une seule fois, et l'envie de se vider la reprenait. Ça ne partait pas. Ça ne partirait jamais.

Des doigts s'enroulèrent autour de ses poignées et la forcèrent à les écarter de son visage. Simon enfouit sa main dans la sienne, y exerça une pression, quelque chose qui semblait dire "tiens bon".

— Parle-moi.

— Pour dire quoi ? murmura-t-elle en évitant soigneusement de regarder son assiette.

Mais l'odeur se déposait contre sa peau. Elle flottait puis s'insérait en elle, et ça restait pendant des jours. Si elle se faisait vomir ce soir, elle replongerait. Cela marquerait le début d'un nouveau cauchemar, le retour chez le docteur Marel, la déception sur le visage de son père.

Simon n'avait pas lâché sa main.

— Parle moi toi, réclama-t-elle.

Il parla. Il décrivit la maison que sa grand-mère avait en Italie. Les criques où les vagues se brisaient. Le soleil brûlant, les vélos qui circulaient dans le village. Elle éloigna l'assiette d'elle et l'écouta, se perdant dans sa voix, dans les descriptions qu'il lui donnait.

— Ça va mieux ? demanda-t-il, une demi-heure après.

— Oui, merci.

Elle retira sa main. Simon se mit à manger mais le regarder faire ne la dégoûta pas. La crise était passée.

— Tu peux manger ma part si tu veux.

Mais il n'y toucha pas. Ils continuèrent de parler de l'Italie, mais cette fois-ci, elle lui posa des questions. Le dessert arriva, il fut le seul à y goûter. Emma se contenta des verres de vin. La salade lui avait suffi. Elle fut fière d'avoir su la garder dans son estomac.

Le dîner terminé, ils purent s'en aller. Une brise fraîche soufflait. La mer était noire, le ciel aussi. Emma retira ses talons pour marcher sur le sable. Ses pieds nus s'enfoncèrent dans les grains froids et ses doigts frôlèrent ceux de Simon.

— Tu n'aimes pas manger, remarqua-t-il.

Il y eut un silence que seule la mer brisa.

— Ce n'était pas censé arriver, désolée. J'ai fait une crise ce midi et ça m'est resté en travers.

— Une crise ?

En temps normal, elle aurait refusé d'en parler. Mais Simon lui inspirait confiance. Il s'était confié sur sa vie privée sans peur de jugement, alors, comme pour lui retourner la pareil, elle eut envie de faire pareil.

— J'ai été diagnostiquée comme anorexique quand j'avais seize ans.

— Tu l'es encore ?

— Non. Mais parfois ça revient. Ces choses-là blessent à vie.

Elle enroula ses bras autour d'elle, surprise par la fraîcheur de la nuit. Immédiatement, du tissu se reposa sur ses épaules. Simon laissa sa veste sur elle et déposa ses mains sur ses bras, comme pour la protéger d'un mal inconnu.

— Je veux prendre soin de toi, laissa-t-il échapper.

— Pourquoi moi, Simon ?

— Cette question, c'est comme demander pourquoi le ciel est bleu.

Elle se retourna et il détacha ses mains de ses bras.

— Non. Ce que je voulais dire, c'est pourquoi tu t'acharnes sur moi alors que tu as des centaines de filles qui rampent à tes pieds.

Il glissa ses doigts sous ses cheveux, puis ses yeux se perdirent dans les nuances sombres de la mer.

— Je n'en sais rien, souffla-t-il.

Il avait l'air sincère. Vraiment sincère. Il la regarda à nouveau, cette fois-ci avec tristesse, comme si elle était quelque chose d'interdit à contempler.

— Tu dois avoir un goût de destruction sur toi qui m'attire.

Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais quand il avança son visage du sien, elle fut coupée dans son élan. Elle ne sut si c'était la peur, ou bien la lâcheté, ou encore cette petite voix qui lui disait qu'avec William, rien n'était encore perdu, mais elle recula. Simon se redressa, la douleur s'éparpillant sur ses pupilles vertes.

— Excuse-moi, je...

William, pourquoi William ? Pourquoi penser à lui maintenant ?

— C'est rien, t'inquiète, se força-t-il à dire. Je suis allé trop vite.

Elle resserra la veste autour d'elle.

— Ce n'est pas contre toi.

— Bon à savoir.

Il n'y eut aucun reproche dans sa voix. Dans son attitude, il lui fit juste comprendre qu'il attendrait. Il resterait autour, il attendrait qu'elle soit prête. Emma demanda à rentrer et pendant tout le trajet fait en voiture, il ne parla pas. La radio était éteinte. Le bruit de moteur envahissait l'habitacle.

Il s'arrêta en face de son appartement. Elle posa une main sur la poignée et avant qu'elle ne sorte, il eut le temps de dire :

— Parce que tu es la seule avec laquelle je me sens vivant.

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