12. Erwin

22 minutes de lecture

Les deux heures d'économie venaient de lui laver le cerveau. Ça faisait trois jours qu'il n'était pas allé en cours, et ça se ressentait. Néanmoins, Erwin était décidé plus que tout à se reprendre. Peut-être qu'en se plongeant dans le travail, il parviendrait à oublier Madden. Il lui fallait de l'occupation, quelque chose qui puisse empêcher son esprit de divaguer vers les choses qui faisaient mal.

Il rejoignit Emma à la cafétéria, déterminé à travailler ses cours pendant son heure de libre. Celle-ci avait un livre d'anglais face à elle et fronçait les sourcils toutes les cinq minutes.

— Dis, j'ai dû manquer une étape quelque part, lança-t-il en s'asseyant à côté d'elle.

Elle se tourna brièvement vers lui avec une moue intriguée.

— C'est-à-dire ?

— C'est froid entre Alex et William.

Toute la curiosité s'envola. Elle marmonna un "ah, ça" avant de se remettre à ses cours. Il aurait bien aimé qu'elle lui explique en quoi consistait ce "ça".

— Sinon je vais bien, merci de demander, et toi ?

Son soupir aurait été audible à des kilomètres.

— Je sais déjà comment tu vas.

— Je ne savais pas que tu avais des dons de divination.

— Lucas me tient au courant.

— Depuis quand tu parles avec Lucas ?

Elle se mordit la lèvre et son teint vira légèrement au blanc. Tout ce qu'il obtint comme réponse fut un faible haussement d'épaules. Il adorait les conversations avec ses amis. Toujours très constructives.

Madden débarqua dans la cafétéria et, à sa grande surprise, s'installa face à Emma et techniquement, face à lui. Son étonnement augmenta quand elle osa lui porter un regard. D'habitude elle l'ignorait. D'habitude elle ne lui parlait pas.

— Ça va mieux ?

Il avait vraiment manqué une étape.

— Oui, répondit-il par automatisme.

— Cool.

Il se tourna vers Emma comme sa borne d'appel d'urgence mais celle-ci tentait encore de traduire sa liste de vocabulaire.

— Il s'est passé quoi entre Alex et William ? essaya-t-il de nouveau.

— J'en sais rien, aucun des deux ne veut parler.

Apparemment, Emma savait mais elle n'avait pas l'intention de les éclairer. Celle-ci ferma son livre dans un claquement, se plaignant du fait qu'ils étaient trop bruyants et s'en alla. Erwin tira la manche de sa veste. La dernière fois qu'il s'était retrouvé seul face à Madden, il l'avait embrassée. Que se passerait-il cette fois-ci ? Elle semblait de meilleure humeur. Son teint était plus lumineux, ses yeux de biche s'arrondissaient toujours sur le monde. Un détail devint alors évident.

— Tu t'es coupée les cheveux ?

Ils étaient coiffés au carré, balayant doucement ses épaules. Un serre tête jaune adornait sa coiffure, de la même couleur que sa jupe.

— Tu es bien le seul à l'avoir remarqué.

Le prenait-elle autant en pitié pour se remettre à lui parler normalement ?

— Je vais bien tu sais.

— Hein ?

— Ne te sens pas obligée d'être gentille avec moi juste par peur que je me shoote à coups de médicaments.

— Non, c'est pas ça, fit-elle nerveusement.

Elle passa deux doigts dans ses cheveux, luttant pour garder une respiration normale.

— J'ai réfléchi.

— À quoi ?

Puis elle sortit des feuilles de son sac et les déposa face à lui. Il les scruta un long moment, ne sachant quoi dire. Elle lui avait écrit quelque chose. Quoi, il n'en savait rien, mais elle lui avait écrit.

— Je n'ai jamais été douée pour m'exprimer à voix haute, tu le sais, commença-t-elle en prenant de grandes goulées d'air. Mais à l'écrit, j'y arrive mieux. Et je... j'avais déjà écrit des trucs il y a des mois. Quand tout ça s'est passé. Je l'ai gardé dans mon ordinateur et il y a quelques jours, je les ai relus et je me suis dit "pourquoi pas les lui donner". Puisqu'elles te sont destinées, autant qu'elles soient utiles.

— Mais c'est peut-être... trop personnel ?

Ce que Madden écrivait illustrait son âme. Il ne voulait pas la voir regretter juste après.

— S'il te plaît, lis-les et ne pose pas de question.

Il s'exécuta.

26 avril

Je suppose qu'écrire dans le vide ne sert à rien. Qu'il n'y a rien à écrire, même. Sauf que j'ai l'impression de mourir de l'intérieur, j'ai l'impression de décliner lentement, comme si l'automne arrivait trop tôt. Je ne réalise pas ce que je viens de perdre. J'ai peur d'ouvrir les yeux, d'accepter la réalité, de voir la tombe de Leila et le lit vide à mes côtés. Je suis terrifiée. Mais si je l'écris, peut-être que ce sera plus facile. Je n'en sais rien. J'ai juste envie de dormir et de ne jamais me réveiller.

— Madden, je ne sais pas si je peux lire ça maintenant.

— Quand alors ?

Elle le regardait avec tant de déception qu'il fut tenté de reprendre les feuilles pour les lire toutes entières, mais il ne pouvait tout simplement pas. Pas dans cette cafétéria bourrée de monde, pas alors qu'elle le détaillait attentivement, scrutant ses réactions. Pas alors qu'il venait d'accepter le fait que jamais il ne pourrait l'embrasser à nouveau.

— Plus tard, je te le promets, mais pour l'instant je... je n'y arriverai pas.

— Lis au moins la dernière feuille. C'est celle que j'ai écrite hier.

— Tu ne me feras pas pleurer hein ?

Elle rit doucement.

— Non, pas avec elle.

19 octobre

Je me suis retournée la tête pendant des mois. J'ai essayé en vain de t'oublier, de faire comme si tu n'existais pas, comme si Leila et les blessures qu'elle nous avait laissé n'avaient jamais eu lieu. On dit que la première phase du deuil est le déni. Ça doit être ça. J'ai fait semblant pendant trop longtemps, et quand je t'ai proposé la même chose, j'ai été égoïste. Je pensais que tout le monde faisait pareil. Je n'ai pas, pas un seul instant, songé à ce que toi tu pouvais ressentir, tout simplement parce que je te détestais trop pour ce que tu m'avais fait.

Je ne veux pas me forcer non plus à te pardonner. Peut-être qu'avec le temps, j'y parviendrai. De tout ce qui s'est passé, j'ai appris une chose : tout peut arriver. On est jamais à l'abri d'une surprise, mauvaise ou bonne. Quand j'étais plus jeune, j'étais certaine de mon avenir, j'avais tout calculé et tu faisais parti des équations. Aujourd'hui, j'ai juste envie de vivre au jour le jour. Je ne peux pas me promettre de t'en vouloir à jamais parce que peut-être qu'un jour, j'en aurai assez et je nous donnerai une seconde chance. Mais pour l'instant, tout est encore trop frais. Je n'arrive pas à tourner la page, j'ai l'impression que le livre entier s'est brûlé.

Je me suis rendue compte que la manière dont j'agissais était immature. Je pensais être la seule de nous deux à souffrir. J'ai oublié ton talent pour cacher tes tourments avec des sourires. Mais quand Sasha est rentré et m'a dit ce qui s'était passé, que la vraie raison qui t'avait poussé à prendre le volant était moi, alors les illusions sur lesquelles je m'étais basée se sont effondrées. J'ai compris que toi aussi, tu avais mal.

Tu sais, quand on ne voit pas le bout du tunnel, on ne voit pas non plus ce qu'il y a autour. J'ai été une mauvaise amie pour Emma. Une mauvaise sœur pour Louise. Je me suis enfermée dans mon petit monde, convaincue que j'étais la seule à me sentir aussi abîmée. Le fait que Leila m'avait écrit sa dernière lettre à moi, et seulement à moi, me réconfortait dans cette idée. Alors je n'ai pas vu non plus tout le mal que je te faisais. Et maintenant je me rends compte que j'ai agi comme une gamine. Oui tu m'as fait du mal, oui tu m'a trompée alors que je t'avais donné toute ma confiance. Mais tu ne méritais pas des mots aussi durs. Tu as fait des erreurs, j'en ai fait d'autres. Aujourd'hui, la décision me revient à moi de reconstituer notre couple ou d'attendre. Tu as dit à Amélie, le jour où elle t'a posé des questions pour le Mur, "mon fantôme attendra". Je n'oublierai jamais ces mots. Et je sais qu'ils sont vrais, que tu pourrais passer ta vie entière à attendre que j'apparaisse et que je dise "oui" à nous deux. Je t'aime pour ça. Je t'aime pour des millions d'autres choses, mais je t'aime aussi pour ça.

Je sais que tu te poses la question du "si tu m'aimes, pourquoi ne me donnes-tu pas une seconde chance ?". J'ai peur que ça recommence. J'ai peur de souffrir autant que j'ai souffert pendant des mois. Parce que avant la nuit que tu as passé avec Leila, tu me disais que jamais tu ne me trahirais. Puis tu l'as fait. Que dois-je attendre de toi à présent ? J'ai juste besoin d'être sûre avant de me relancer. Mais ce dont je suis certaine, c'est que je ne veux plus jouer à la gamine qui boude dans son coin. Je veux te parler à nouveau comme je te parlais avant qu'on se mette ensemble. Je sais qu'il n'y aura jamais de vraie amitié entre nous, puisque depuis le début, tout a été "plus que l'amitié", mais je ne veux plus qu'il y ait un froid. Peut-être qu'ainsi, j'irai mieux. Peut-être que ça m'aidera à changer de livre, jeter l'ancien et en reprendre un nouveau.

Désolée de cette si longue lettre, j'espère que tu arriveras à me comprendre. Je dis ça mais je sais que tu comprendras. Tu as toujours su le faire. Et même si l'avenir ne nous réserve plus rien pour nous deux, je garderai les plus beaux souvenirs. Tu as su me rendre heureuse pendant quatre ans. Je n'oublierai jamais ça.

Erwin reposa les papiers sur la table, plongé dans un amas d'émotions qu'il n'arrivait pas à décrire. Madden lui parut alors si respectable. Il ne pouvait être que reconnaissant de la décision qu'elle avait prise, et des sages pensées qui l'avaient accompagnée. Ils se croyaient tous déjà adultes, alors qu'en fait, ils étaient des enfants convaincus d'être assez matures pour affronter les problèmes.

En vérité, ils étaient encore en train d'apprendre.

— Amélie t'a fait écouter l'audio.

Ce fut la seule chose qu'il parvint à dire. Madden hocha doucement la tête.

— Et ça m'a touché, crois-moi.

Il ne se rappelait plus trop lui-même de ce qu'il avait dit, mais cela n'eut aucune importance. L'idée était dans sa lettre et oui, il avait été honnête quand il avait dit qu'il l'attendrait. Aucune fille n'arriverait jamais à sa hauteur. Il était tombé amoureux d'elle plus jeune, il continuerait de l'aimer à vie.

— Merci. Pour cette décision. Je veux dire... pour accepter d'être normale avec moi.

— Je le fais autant pour moi que pour toi.

— Je sais.

Il se mit à triturer le coin de la feuille.

— Je veux quand même que tu saches quelque chose, reprit-il. Je n'ai jamais eu l'intention de coucher avec Leila. Jamais. En tout cas, ce n'était pas prémédité. Je ne sais pas ce qui s'est passé ce soir-là, et je sais que tu ne crois pas à mon "je ne me rappelle plus de rien", mais c'est la vérité. Quand j'ai vu la vidéo pour la première fois, j'ai d'abord pensé qu'il s'agissait de Lucas. Et je...

— Arrête, souffla-t-elle.

— Juste pour que tu le saches.

Elle renifla doucement en passant le dos de sa main contre sa narine. Ses yeux brillaient un peu, mais elle réussit à maintenir un visage calme et vierge.

— Tu me diras quand tu auras lu le reste.

— Oui, promis.

Elle ramassa son sac puis se leva. Il s'apprêtait à la voir partir seule.. Lui aussi avait cours dans moins de dix minutes, mais c'était devenu leur habitude : ne jamais se tenir côte à côte. Mais à sa grande surprise, et aussi de soulagement, elle lança :

— Tu viens ?

Oui, il venait. Il arrivait tout de suite, en courant si c'était possible. Elle attendait qu'il prenne ses affaires, devant la porte de sortie. Elle l'attendait, il l'attendait. Peut-être bien qu'ils passeraient leur vie à s'attendre.

Il rentra avec Lucas accompagné d'un sentiment singulier. Sans savoir pourquoi, il fut en colère. Le regret d'avoir perdu Madden fut si fort. Certes, ils avaient avancé d'un pas, mais il ne voulait pas simplement être son "ami". Et merde, il voulait l'embrasser, la toucher, coucher avec elle, passer ses soirées à la regarder, la contempler comme on contemplerait une oeuvre d'art parce que c'était ce qu'elle était. Oui il attendrait mais ça ne changeait rien à ce qu'il ressentait. Alors il était énervé. Et il comprit contre qui à l'instant où son regard se posa sur Raven.

Lucas venait de monter à l'étage prendre une douche. Il avait laissé sa veste en cuir sur le sofa, certain que quelqu'un penserait à la ranger pour lui. Raven regardait son téléphone le temps que l'eau boue, appuyée contre le plan de travail juste à côté de la casserole. Erwin s'avança jusqu'à la table centrale. Il l'observait et il la haïssait. La colère naissait profondément en lui, ça lui retournait presque l'estomac. Tout ça était sa faute. Cette fille était un démon, cette fille lui avait privé de son bonheur par pur égoïsme. Et elle osait vivre heureuse. Elle osait sourire alors qu'elle les avait tous détruit. N'y avait-il pas de justice pour ces gens-là ?

Se sentant épiée, elle releva la tête.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

On entendait déjà les petites bulles éclater à la surface de l'eau.

— Ça t'arrive de regretter ?

Elle resta immobile plusieurs secondes comme si elle doutait du destinataire de la question. Son pouce était suspendu au-dessus de l'écran, paralysé. Oui, il parlait à elle. Il voulait savoir si elle conservait ne serait-ce qu'un peu d'humanité dans son cœur. Il voulait la voir pleurer de regret. Au moins l'entendre dire "désolée". À bien y songer, il ne l'avait jamais entendu s'excuser.

— Regretter quoi ?

Et elle osait le demander. Une brusque envie lui prit d'écraser son poing contre la table, et imaginer sa tête à la place.

— D'avoir tout foutu en l'air.

— Je n'ai pas envie de répondre à ça maintenant.

Il s'avança vers la table. Un éclair de panique agita ses iris ; elle se tint collée contre le plan de travail.

— Et moi je n'avais pas envie de perdre ce que j'avais de plus cher. Alors réponds à cette putain de question : est-ce que tu regrettes ?

— Cette vidéo n'est qu'une vérité, dit-elle tout bas.

— Une vérité ? Alors c'est comme ça que tu te vois ? Celle qui a dévoilé la vérité ? On devrait peut-être te vénérer pour ça, non ?

Elle reposa son téléphone par peur de le faire tomber. Puis lentement, très lentement, elle prit la boîte et déversa les pattes dans l'eau bouillante. Les minutes ne s'écoulèrent plus à partir de ce moment-là. Tout s'était arrêté de vivre, il ne restait plus que sa colère fulgurante et son envie de lui faire payer ce qu'elle avait fait.

— Comment peux-tu ne serait-ce que te regarder dans un miroir ? cracha-t-il. Et qu'est-ce que tu as fait à mon frère pour qu'il ne te voie pas pour ce que tu es ? Tu le drogues peut-être ? Ou tu le manipules ? C'est ce que tu as fait à Leila, non ?

Elle reposa si violemment la boîte que quelques pattes sèches sautèrent.

— Lucas est avec moi parce qu'il le veut.

— Lucas est avec toi parce qu'il n'a pas encore vu le monstre que tu es.

— C'était Leila le monstre ! s'écria-t-elle en se retournant. Tu ne sais pas, tu ne sais rien de ce qui s'est passé !

Erwin recula d'un pas, percuté par la laideur de sa morale.

— C'est facile d'accuser une morte. Leila n'est plus là pour se défendre, tu pourrais l'accuser de tout sans qu'il n'y ait d'opposition.

— Tu ne sais rien, répéta-t-elle.

— Ce que je sais, c'est que tu m'as pourri la vie !

Il vit une larme couler sur sa joue. Qu'elle pleure. Qu'elle hurle de douleur. Il n'attendait que ça.

Des pas se firent entendre. Lucas apparut dans l'encadrement de la porte, les cheveux mouillés et une expression alarmante.

— C'est quoi tout ce boucan ?

— Rien, tout va bien, fit Raven en se séchant rapidement la joue.

Elle le dégoûtait à jouer sa victime.

— Tu es bien la seule à croire que tout va bien, siffla-t-il avant de sortir.

Il monta à l'étage pour faire ses affaires et partir. Il était resté assez longtemps sous le même toi que ce démon. Il en était presque arrivé à détester son frère pour continuer à aimer une fille aussi immorale. Il ne le comprenait pas, d'ailleurs. Ils avaient beau être jumeaux, ça lui échappait. Lucas débarqua dans sa chambre en faisant claquer la porte contre le mur.

— Tu lui as dit quoi ?

Il venait de finir d'envoyer un message à Alexandre pour lui demander de le récupérer. L'expression irritée de Lucas l'indifférait. Il ne regrettait pas un seul mot.

— Tu n'as qu'à lui demander, répondit-il d'un air détaché.

— Tu crois qu'elle a besoin de ça ? Tu crois que tous les messages de haine qu'elle reçoit ne lui suffit pas ?

— Elle le mérite.

La surprise quand Lucas attrapa le col de sa chemise lui fit lâcher le pantalon qu'il tenait dans les mains.

— Tu redis un mot à son encontre et je te tue. Frère ou pas.

— Tu pourras me menacer de tout ce que tu voudras, ça ne changera rien à ce qu'elle est.

— La ferme. La ferme ou je te défonce le crâne.

— Vas-y. Fais-le.

La respiration de Lucas cognait contre sa joue. Ses doigts se crispaient toujours au tissu. Son regard noir aurait voulu le détruire de l'intérieur. Sauf qu'il n'y avait que dans les chansons qu'on pouvait tuer avec les yeux. Il pourrait dire tout ce qu'il voudrait, il n'oserait jamais le frapper. Lucas restait Lucas. Beaucoup de paroles mais peu d'actions.

En le lâchant, il en profita pour le pousser en arrière.

— Barre-toi. Et ne compte pas sur moi pour te sortir de la merde la prochaine fois.

Il fit ce qu'il lui ordonnait et sortit alors que le jour commençait à disparaître. Alexandre l'attendait déjà, les feux de détresse activés, garé maladroitement sur la chaussée.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? voulut-il savoir quand il s'installa dans l'habitacle.

— J'ai dit les quatre vérités à Raven et ça n'a pas plu à Lucas.

Alexandre releva les sourcils avec un air de "tu m'étonnes" et s'engagea sur la route. Un air de Benson Boone se diffusa à la radio, diffusant un sentiment triste dans l'air.

— Il s'est passé quelque chose entre toi et William ? demanda-t-il sur un feu rouge.

— Ouais.

Le son du clignotant s'éleva, plus bruyant que jamais.

— Développe.

— La soirée au complexe a été mauvaise pour tout le monde je crois. Enfin, en partie tout le monde. Emma est celle qui s'en est sortie le mieux.

— Pourquoi Emma ?

— Elle a couché avec Simon.

Il faillit s'étouffer avec sa propre salive. Elle l'avait qualifié de "connard" trois semaines auparavant. Quand il lui avait demandé s'il avait manqué une étape, elle aurait dû lui dire "oui" directement.

— William le sait ?

— Je crois. J'en sais rien.

— Tu ne lui as pas demandé ?

— Je ne lui demande plus rien.

On touchait donc au point sensible.

— Vas-y, crache le morceau, insista-t-il.

— William m'a embrassé ce soir-là, lâcha Alexandre en soupirant. Sauf qu'il avait trop bu et le lendemain, il ne se rappelait de rien.

Il resta un long moment silencieux. Il ne s'était jamais imaginé William et Alexandre ensemble. Déjà parce qu'ils étaient le parfait contraire. Ensuite parce que... aucune idée. Peut-être le fait qu'ils étaient amis depuis des années et qu'il n'y avait jamais rien eu de suspect entre eux.

— Tu l'aimais déjà avant ? eut-il la curiosité de demander.

— Un peu.

Sa manière à lui de dire oui.

— Et il le sait ?

— Je pense qu'il a fini par deviner.

Évidemment, sa question en était presque idiote. Si William l'avait embrassé, c'était parce qu'il savait qu'il n'essuierait pas un refus. Son ami n'était pas le genre à se risquer. Il préférait être celui qui accordait l'autorisation plutôt que celui qui l'attendait.

— Vous devriez parler.

— Sûrement.

— Je suis sérieux.

— Je sais.

Finalement, son pressenti était juste. Il avait manqué beaucoup de choses. Il retrouva avec plaisir sa chambre de l'appartement commun, frappant l'épaule de William alors avachi devant la télévision pour marquer sa présence. Alexandre lui demanda s'il avait dîné mais Erwin refusa, prétendant être fatigué et ne pas avoir faim. Il prit une douche et s'installa sur son lit, sortant les feuilles de Madden de son sac de cours. Il y en avait une vingtaine. S'il ne les lisait pas maintenant, de toute façon, il ne les lirait jamais. La lecture le blesserait peut-être, mais elle les lui avait donné parce qu'elle avait confiance en lui. Il ne voulait pas la décevoir.

26 avril

Je suppose qu'écrire dans le vide ne sert à rien. Qu'il n'y a rien à écrire, même. Sauf que j'ai l'impression de mourir de l'intérieur, j'ai l'impression de décliner lentement, comme si l'automne arrivait trop tôt. Je ne réalise pas ce que je viens de perdre. J'ai peur d'ouvrir les yeux, d'accepter la réalité, de voir la tombe de Leila et le lit vide à mes côtés. Je suis terrifiée. Mais si je l'écris, peut-être que ce sera plus facile. Je n'en sais rien. J'ai juste envie de dormir et de ne jamais me réveiller. J'ai envie de voir disparaître cette vidéo. D'effacer ces images de toi et elle de mon esprit.

C'est trop dur. Je n'y arriverai jamais. Je n'ai même pas envie de décrire ce que je ressens en les voyant parce que c'est tellement fort, tellement percutant que je ne trouverai pas les mots pour le définir. Ce que je sais, c'est que ça a été aussi rapide qu'une balle de pistolet.

4 mai

Encore moi. Il est deux heures du matin, j'ose croire que j'arriverai à dormir. Je suis allée sur la tombe de Leila ce matin, il y avait de nouvelles fleurs. Elles ressemblent à celles qui sont apparues sous son nom, au pied du Mur hier. Quelqu'un de l'école sûrement. Je ne sais pas pourquoi je m'intéresse à ces détails inutiles. Parfois, quand je regarde un oiseau piailler, j'ai l'impression que plus rien n'existe, que le monde se résume à ce petit détail et ça me fait du bien. Mais bon, tu te fous bien de savoir ce qui me fait du bien ou pas. Ça a dû tellement t'amuser de me faire du mal. Quatre ans. Pendant quatre ans tu m'as menti. Je te croyais, j'ai été assez bête pour te faire confiance et te dévoiler ma vie entière. Je me regarde dans un miroir et j'ai honte de moi, honte d'avoir été si naïve. Dix-neuf ans et j'ai encore l'air d'une petite innocente stupide. Tout ça c'est ta faute. Dans le fond, Raven n'a fait que révéler la vérité. Je lui en veux pour ses mauvaises intentions envers Leila, mais pas pour ça. Je la remercierais presque. Parce que sans cette vidéo, peut-être que tu aurais continué à me mentir pendant des années.

9 mai

Tu veux encore me parler. Casse-toi Erwin. Dégage de ma vie, dégage de ma tête, dégage de mes souvenirs. Tu as tout brisé. Tu oses pleurer. Je te hais.

15 juin

Les partiels m'ont sauvé d'une introspection douloureuse. J'ai réussi à trouver dans les études une échappatoire. Louise passe son bac français, la maison est plongée dans un silence froid. Maman fait encore le deuil de Leila, parfois elle parle d'elle comme si elle était encore là. Ça me brise le cœur. Puis quand Papa te mentionne, ça m'achève. Parce que généralement, vous apparaissez dans la même conversation. Je préfère garder le silence, c'est plus facile pour retenir les larmes. Je ne veux pas qu'ils me croient faibles. Je suis censée être celle qui reprendrait les jardins du complexe, je dois savoir gérer mes émotions. Je ne sais pas si j'ai le droit de m'apitoyer, alors dans le doute, je ne le fais pas devant eux. Ça semble les contenter.

De toute façon, il n'y a plus personne pour m'entendre parler.

17 juin

Tu te souviens quand on plongeait du haut des falaises en été ? Plus jeune, j'avais peur qu'avec la hauteur du plongeon, je n'aie pas assez de souffle pour remonter à la surface. En vérité la hauteur n'est pas bien grande, mais du haut de mes treize ans, ça me semblait énorme. Tu m'avais dit "si tu prends ma main, je te tirerai jusqu'en haut". Je n'ai pas remis en confiance tes mots. Ma main, c'est la première chose que je t'ai donnée. J'y ai cru. J'étais persuadée que tu me sauverais des profondeurs de l'eau.

Ces falaises, on y allait chaque mois de juillet et d'août. C'est là-bas que tu m'as embrassée pour la première fois. Tu as été le premier et le dernier garçon à avoir touché mes lèvres. J'avais trouvé ça humide, pas très agréable. Dans les films, ils sont tous émerveillés face au premier baiser. En vérité, ce n'est qu'au deuxième que tu commences à aimer ça. Et au troisième, tu deviens addict. Deux mois après cet épisode sur les falaises, tu m'as attirée dans un recoin de la cours et tu m'as dit que tu voulais quelque chose de plus. Qu'être amis, ça ne te suffisait plus. J'ai souri parce que je pensais la même chose, je n'osais juste pas te le dire. L'après-midi, je suis allée chez toi, dans ta chambre. Là, tu m'as touchée pour la première fois. Tu as passé ta main sous mon tee-shirt et tu as demandé si j'aimais ça. J'ai dit que oui. Et je t'ai dit d'aller plus loin. C'était un jeu pour nous. On avait seize ans et on ne connaissait que ce que les autres nous avaient raconté. Pourtant, j'étais certaine de le vouloir. J'aimais le contact de ta main contre ma peau. J'aimais quand tu touchais des mèches de mes cheveux, que tu t'en servais pour m'attirer contre toi et m'embrasser. Cet après-midi là, je n'avais plus eu aucun doute. J'étais amoureuse de toi. Un peu plus tard, tu me l'as dit à haute voix. J'ai entendu ton premier "je t'aime". On avait dix-sept ans quand on a couché ensemble. C'était sur le canapé de mon salon, je m'en rappelle encore. Je n'avais qu'une peur, c'était qu'un de mes parents, ou même ma soeur ne nous surprenne. Tout ça parce que tu avais trop envie de moi pour patienter encore quelques secondes. Par contre, je n'ai pas eu peur un seul instant d'avoir mal. Je te faisais confiance. Une entière et aveugle confiance. Tu as été si doux avec moi, sûrement parce que c'était ta première fois à toi aussi. Je n'avais jamais été proche d'un être humain auparavant et j'avais envie d'être proche de toi à jamais. Ce sentiment a persisté pendant des années. Quand tu me tenais la main en public, quand tu m'embrassais devant le groupe, quand tes mains se glissaient sous ma jupe dans ta chambre. Je ne sais pas si tu t'en souviens, mais quand tu avais lu les Fleurs du Mal de Baudelaire au lycée, tu avais recherché tous les vers se référant à l'amour pour me les donner. Tu n'avais pas compris certains, alors je me suis retrouvé avec des "lourds sanglots chargés d'adieux" dans les mains, mais c'était l'intention qui comptait. Grâce à toi, je me suis toujours sentie aimée, écoutée. Tu as lu chacun de mes textes, et même le premier jet de mon roman dont j'ai honte maintenant. Sans que tu ne le saches, tu as été mon inspiration pour bien des personnages. Tu était mon tout, Erwin. Tu étais mon monde.

Tu vois ce que je viens de te raconter ? Et bien tout ça, tu l'as brisé.

Il ne put continuer. Pas après ce qu'elle venait de lui jeter à la face. Il se souvenait de tout, parfaitement. Il avait ces images gravées dans la tête et les sentiments qui allaient avec. Cette première fois, sur la falaise. Puis dans la chambre. Et sur le canapé, il l'avait trouvée tellement belle, rayonnante que sa virilité d'adolescent l'avait poussé à l'avoir sur le moment, parce qu'il savait qu'après ça, elle serait définitivement à lui. Il avait souri en lisant tout ça. Après la gifle des lettres d'avant, il s'était apaisé, plongé dans les souvenirs de ces quelques années.

Puis la dernière phrase avait laissé son cœur en miettes. Savoir qu'elle avait pensé tout ça de lui le détruisait. Alors, ne résistant pas à l'envie, il prit son téléphone et lui envoya un message.

"Je ne t'ai jamais menti."

Il resta immobile face à son écran, n'osant pas reprendre les feuilles. Si elle les lui avait donné, ce n'était pas seulement pour le blesser et il le savait. Mais tout de même. Ça faisait mal.

"Tu en es où ?" répondit-elle deux minutes plus tard.

"Le 17 juin"

"Ah oui ok"

"Tu ne faisais qu' écrire que je t'avais menti. C'est faux. Quand je disais que je t'aimais, je le disais parce que c'était vrai."

"Je sais. Ne pas y croire me réconfortait, c'est tout."

Il soupira de soulagement. Un deuxième message suivit.

"Lis la suite idiot"

"Oui chef"

Mais il devait prendre le temps de digérer tout ça avant. Elle ne réalisait peut-être pas l'impact que ça lui faisait de lire ces lettres, peut-être parce qu'à force de les relire, elles avaient perdu de leur dureté pour elle. Mais lui, il ne l'avait pas entendu s'exprimer depuis des mois. Et recevoir tout ça d'un coup, c'était beaucoup. Il éteignit la lumière et ferma les yeux, puis plongea dans un sommeil relativement léger. Il se réveilla trois heures plus tard et reprit les feuilles. Il n'était que vingt-trois heures.

20 juin

J'ai annulé mon contrat d'édition avec Flammarion. C'était toi qui m'avait encouragé à accepter l'offre, tu m'avais même promis de m'aider pour trouver des idées pour le deuxième tome, mais sans toi à mes côtés, je n'y arriverai pas. Je le sais. Ça me tue de devoir arriver à cette conclusion parce que je n'aime pas dépendre de quelqu'un, mais je réalise trop tard que ma vie entière était basée sur toi. Tout ce que je...

Le cri de William interrompit sa phrase.

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