Chapitre 3: D'une génération à une autre

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Ecosse- Années 1200

Je me penche sur le corps sans vie d'Aquileus et lui referme les yeux d'un baiser. La douleur qui enserre mon cœur d'une manière si brutale m'est inconnue. Je ne sais pas quoi faire alors que la main d'Angus presse délicatement la mienne. Il pleure son père, moi, je n'imagine pas cette vie sans mon ami . Égoïstement, je ne pense qu'à moi, qu'à ce chagrin que je ressens pour la première fois de ma vie. Nous avons tellement partagé ensemble, le Cercle ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui sans lui. Un millier de sorciers de par le monde acquis à ma cause...

Comment ferais-je sans lui ? Moi qui ne sais être qu'une déesse. Aquileus n'a pas fini de m'apprendre comment être humaine. Je me mords inconsciemment la lèvre alors que la main d'Angus se resserre un peu plus. Son visage habituellement rieur m'observe avec un sérieux qui décidément ne va pas aux hommes de cette famille. J'aimerais pouvoir le rassurer et lui dire des mots qui auraient pu apaiser sa perte, mais rien ne me vient. Étrangement, c'est lui qui brise ce moment en me prenant dans ses bras. Je me fige, bien plus surprise que je ne le pensais, même Aquileus ne s'était jamais permis ce genre de geste avec moi.

Pourtant, contre toute attente, je me laisse aller contre lui avec un soupir qui dans mon cas remplace toutes les larmes que je ne pourrais jamais verser. Un peu plus loin, j'entends les chants des complaintes s'élever alors qu'un des mages recouvre le visage de mon ami d'un linceul blanc et dépose un plat contenant de la terre et du sel sur sa poitrine. Un à un, les mages sortent de la maison mortuaire, nous laissant seuls pour lui rendre un dernier hommage. Ce n'est qu'à cet instant que je me rends compte que c'est Angus qui pleure silencieusement contre mon épaule. Avec douceur, je finis par le tenir un moment avant de le repousser pour le regarder dans les yeux. Comme avec son père, je n'ai pas besoin de parler pour que l'on se comprenne. Il hoche la tête et esquisse un pauvre sourire.

-Veux-tu un peu plus de temps avec lui ?
-Non, Angus, j'ai eu plusieurs siècles pour lui dire tout ce que j'avais à lui dire. Il va me rester beaucoup de souvenirs et d'anecdotes que je partagerais avec toi si tu le désires.

Ses grands yeux rieurs me sondent un instant. Comme il ressemble à son père lorsqu'il fait cela. Mon cœur manque un battement et je sens une boule de former dans ma gorge. Oh, Aquileus, si tu savais comme je lutte contre l'envie d'aller te chercher dans le Tartare. Je vais tenter de tenir toutes les promesses que nous avons échangées au cours de ces longues nuits de discussions enflammées, bien qu'il y en ait une que je n'ai malheureusement pas tenue. Non mon ami, je n'ai pas brûlé le carnet, je l'ai simplement caché là où personne ne pourra le trouver. Je reste persuadée qu'un jour le monde sera prêt à recevoir ce savoir. Malgré les lois que nous avons édité tous deux, il viendra un jour où une personne voudra voir plus loin, comprendre pourquoi et ce jour-là, je n'aimerais pas que la réponse ne puisse pas être donnée. Mes yeux semblent se troubler un instant et je lutte pour regarder les lèvres de l'homme bouger et enfin comprendre ce qu'il me dit.

-Je sais que je ne pourrais jamais remplacer mon père, mais si vous désirez, je peux tenter d'être ce qu'il a été pour vous déesse.
-Sais-tu au moins ce qu'il a été pour moi ? Tu ne seras pas seulement mon apprenti, ni mon ami. Sais-tu ce que ton père m'apportait ? Je ne peux te réclamer la même chose sans que tu comprennes complètement ta mission...

Il me coupa dans mon élan, un doigt sur les lèvres pour m'intimer le silence. Encore une familiarité qui me fige sur place. Il est encore plus franc que son père. Je m'en rends compte alors que son doigt sur mes lèvres laisse diffuser une chaleur que je reconnais immédiatement. C'est la même que celle que j'ai ressentie il y a quelques siècles auparavant.

-Je sais exactement ce que mon père apportait et je suis prêt à reprendre le travail avec la déesse. Il m'a fait lire tous les carnets et m'a préparé toute ma vie durant à prendre la place qui est mienne dans le Cercle et t'aider dans ta quête... Les deux quêtes.

Je soupire et lance un dernier regard à ce vieux renard d'Aquileus. Tu as vraiment tout prévu ! Avais-tu peur que je me perde sans toi ? Tu avais raison, je n'aurais certainement pas pu tenir le Cercle et gérer les visions qui se font de plus en plus fortes. J'ai d'ailleurs encore rêvé de la petite humaine. Elle marche seule dans un monde de ténèbres, mais je n'arrive pas encore à lui donner un sens. Je prends doucement la main de Angus et lui souris, du moins je l'espère. Il est encore jeune et Scotia en cette époque troublée n'est pas sûre.

Je me suis fait une grande ennemie en la maison de Dunkeld pour avoir refusé sa fille dans mes rangs. Je baisse soudain le regard car Angus vient de poser un genou à terre dans l'attente de ma bénédiction. Un rituel que je connais maintenant pour l'avoir déjà effectué avec son père en Grèce et ce soir je devais le refaire en Écosse. Je pose ma main sur sa tête, je ferme mes yeux et en appelle aux anciens pactes qui me lie à Thanatos et Atropos pour que celui-ci soit épargné, que jamais ne soit tranché sa vie afin qu'il demeure éternellement auprès de moi.

L'éternité est un bien grand mot, j'ai appris avec Aquileus que tous finissent par partir à un moment ou à un autre. Lui aussi un jour voudra une vie à lui. C'est le lourd lot de la déesse que je suis : les voir passer furtivement dans ma vie sans fin. Pour l'instant je ne me pose pas de question, je fais ce que l'on attend de moi dans ce tombeau que l'on va refermer d'ici peu, emportant les vestiges d'un bout de ma vie. Enfin, lorsque les mots sont prononcés, nous sortons du tombeau de pierre, laissant les hommes fermer le passage derrière nous.

Les flambeaux sont allumés alors que les chants continuent de raisonner près du lac, puis enfin le silence tombe, pesant et sourd à la fois. L'on attend de moi que je prenne la parole alors même que j'ai envie de fuir les lieux en sentant derrière moi les deux facettes de la mort s'attarder. Certainement sont-ils curieux d'entendre eux aussi ce que j'ai à dire... Rien, je n'ai rien à dire car je sais ce qu'il se passe ensuite. Mais malgré tout je suis la déesse et je me dois d'insuffler à ce moment la magie que l'on m'accorde.

-Voyez mes frères, voyez mes sœurs. Je vois mon père, mon frère, mon ami traverser sans peur le Styx dans la barque de Charon ses trois oboles payées... Voyez mes frères, voyez mes sœurs comme il se présente aux trois humblement pour que l'on juge son âme. Pour lui nulle traversée du Tartare, car c'est une âme qui a accomplis son devoir. Voyez mes frères, voyez mes sœurs que s'ouvre pour lui les champs Élyséens et gravons dans nos cœurs son exemple.

[...]

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