Chapitre 5: Le grain de sable

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Londres - Années 1501

Une douce lumière filtre à travers les rideaux jouant sur mon visage et m'éveillant lentement d'une nuit sans rêve. Je m'étire lentement, tel un félin, un mince sourire aux lèvres. Qu'il est agréable de ne point avoir à me poser de questions pour quelques jours et de profiter de la demeure du marquis de Cainewood en plein centre de ce qui serait bientôt Londres. Encore perdue entre sommeil et réveil, je me laisse aller au souvenir. Soudainement, sans prévenir, une main se saisit de ma gorge pour la presser à en bloquer l'air dans ma poitrine alors que je sens le poids d'un corps sur moi. J'ouvre des yeux écarquillés par la panique alors que je tente de repousser l'intrus. L'espace d'un instant, mon cerveau essaye de comprendre comment j'ai pu me laisser surprendre ainsi. L'étau des doigts de mon agresseur m'arrache un cri de terreur, car ma magie ne semble pas avoir d'effet sur lui. Je ne distingue que sa forme allongée sur moi, mais je ressens le contact de ses cheveux contre ma joue ainsi que son souffle glisser contre mon oreille. Je comprends presque de manière instinctive maintenant que c'est une de mes visions, celle de l'homme dont je ne vois jamais le visage. Ce constat ne me rassure pas . Puis brutalement, je me fige contre le lit en entendant cette voix glaciale chuchoter contre mon cou.

-Espérais-tu vraiment t'en tirer à si bon compte Hécate ?

Si l'instant d'avant j'ai cru mourir de terreur, laissant une plainte sourde sortir difficilement de ma bouche, les doigts fins et pourtant puissants de ma vision viennent délicatement caresser ma peau. Ce contact éveille un tumulte de réactions complètement en désaccord avec ma pensée. Mon corps tout entier se tend contre celui de ma vision et je le sens qui s'embrase à son contact. Mes cuisses se resserrent presque malgré elles pour contenir le brasier jusqu'alors inconnu qui inonde mon être. Je tente d'analyser pourquoi cette fois ce n'est pas comme d'habitude, mais la vision gronde contre moi et je ferme les yeux, autant paniquée que frissonnante. Je ne comprends pas ce qui se passe. Ai-je changé l'avenir à un moment donné ? Moi ou un de mes proches ? Ma raison et mon corps sont clairement en désaccord et seul un éclair de lucidité me fais cracher froidement une réponse que je sais inutile.

-Ne me touchez pas !

L'homme répète ma phrase, de l'acide dans la voix, alors même que sa langue glisse le long de ma mâchoire. Je tente de bouger afin de pouvoir enfin voir le visage de mon agresseur, mais cette donnée-là ne change pas, il m'est toujours impossible de voir autre chose que le bleu immense de ses yeux... Un détail, pourtant, me frappe cette fois : son regard est de forme reptilienne. Il se cale un peu mieux contre moi et ses dents viennent mordre sans ménagement le lobe de mon oreille avant de reprendre la parole avec une sensualité nouvelle.

-Menteuse ! Tes mots disent une chose et ton corps une autre. Qui dois-je croire ?

Combien de fois au cours de ce dernier millénaire cette vision m'avait poursuivie, toujours tentant de me tuer et me menaçant sur mes faits et gestes ? Combien ai-je éprouvé terreur et haine pour cette avenir qui s'annonçait désastreux aussi bien pour les hommes que pour les dieux ? Et à cet instant un grain de sable vient d'enrayer la machine sans que je sache ce que j'avais changé, ni si cela était dans le bon sens. Je retombe brutalement dans ma vision à cause de son rire qui agresse autant qu'il caresse.

-Hécate cesse donc de lutter, prend ce que tu désires.

Je frémis une nouvelle fois fermant mes yeux très fort. Je n'aurais pas dû, je ressens avec une acuité troublante la forme de son corps épouser le mien. J'ai l'impression d'être au bord d'un gouffre prêt à m'avaler toute crue. Puis un nouveau rire cette fois féminin explose dans ma chambre tel un verre qui se brise. Comment ne pas reconnaître ce rire ? J'ouvre alors les yeux et me redresse dans le lit en poussant un cri qui a dû réveiller toute la demeure. Je la cherche du regard et la trouve exactement où je la pensais être. Assise sur ma coiffeuse, me regardant comme un chat regarde une souris. Elle hoche la tête comme pour répondre à ma question muette.

-Lilith, que me vaut le déplaisir de votre visite ?

Elle bouge légèrement sur la chaise, un sourire suffisant sur ses lèvres magnifiques. Elle a encore une fois choisi un corps qui ne peut que donner des envies de lubricité. Je me demande un court instant si elle n'a pas joué avec mon esprit, mais elle ne connaît pas mes visions, j'ai pris grand soin de ne les dévoiler à personne chez les dieux. Je reprends un peu plus d'assurance et lui renvoie un regard froid et chargé du même mépris que je constate dans le sien alors qu'elle daigne enfin me répondre.

-Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu te laisser une place là-haut ! Et je ne comprends pas l'ignorance humaine qui arrive à te confondre avec moi, tu sais ?!
-Les deux pendants d'un concept Lilith, nous sommes la magie, mais moi, je suis pour la vie et toi pour la mort...

Elle me coupe la parole d'un geste de la main irrité. Ce n'est pas la première fois que nous avons cette discussion et elle déteste toujours autant ne pas être la seule. Tout comme moi, elle a porté plusieurs noms dans l'histoire et nous avons arpenté ce monde très tôt. Toujours rivales.

-Pourquoi te donner la peine de venir me voir Lilith ? Un message pour moi ? Ou simple envie de voir si je pouvais encore te sortir de chez-moi à coups de pied ?

Elle lève les mains avec un rire chargé de désir qui me donne envie de vomir. Elle représente tout ce que je ne suis pas. Là où la sexualité ne m'intéresse nullement, elle s'est fait un devoir de laisser un millier d'immondices du Styx la prendre dans une orgie des plus grotesques. Là où je trouve immoral de réanimer des morceaux de cadavre sans âme, elle en a fait son attribut principal. Mais cette haine entre nous vient de bien plus loin, d'une autre vie. Celle inscrite dans mon carnet, mais je suis seule à me souvenir, je le sais.

-Le monde, joli Hécate. Tu n'es pas sans le savoir n'est-ce pas... Ton groupe de petits sorciers a pris de la force et de l'ampleur. Tu deviens gênante... Arrête cela maintenant avant que je ne sois obligée d'abîmer ton travail... C'est un simple avertissement pour le moment.

Elle se relève avec l'agilité d'un chat et replace les plis de sa robe avec un sourire qui aurait certainement subjugué n'importe quel homme mortel ou immortel.

-Ah, oui ! Phorcys pense tellement à toi qu'il a du mal à se satisfaire de sa femme seule. Comment faisais-tu ? Il est infatigable.

Son rire raisonne dans la pièce bien après qu'elle se soit téléportée ailleurs. Je reste là, assise au milieu de mes draps, incapable de réagir. Cela faisait tellement longtemps que j'avais évité le monde des dieux... C'était peut-être une mauvaise idée. Qu'avais-je manqué des intrigues de l'Olympe pendant que je travaillais sur terre ? Il me faut remédier à cela rapidement. Je rejette les draps et me précipite à mon bureau pour prendre une feuille et la plume.

[...]

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