Chapitre 1 (2/2)

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Elena secoua la tête, son regard interloqué demandait des explications. La concernée tortilla un épi de ses cheveux et passa nerveusement sa langue sur ses lèvres. Elle n'était pas sûre d'assumer du haut de sa vingtaine passée une vieille superstition de son enfance. Mais personne ne semblait prêt à lâcher l'affaire. Alors elle ramena sa mèche derrière son oreille, comme à chaque fois qu'elle s'apprêtait à parler de son grand-père, laissant apparaître à la racine de ses cheveux un tout petit renard tatoué. Elle raconta ses souvenirs d'enfants. Les histoires qu'il lui contait sur sa machine. Ceux qu'il avait piégés par mégarde, ceux qu'il aurait aimé piéger. La peur qu'elle avait eue, pendant si longtemps après, de disparaître et d'être prisonnière du papier. Elena attendit le dernier mot des confessions pour sourire. L'histoire n'était pourtant pas forcément amusante. C'était même plutôt pathétique de croire encore à ces inepties. Mais Ambre comprenait ce que portait ce sourire : c'était la première fois depuis ce funeste jour qu'elle arrivait à parler de son grand-père sans pleurer. Cela voulait dire beaucoup. Elle était fière, et Elena plus encore. Elle y vit le signe qu'elle remontait enfin la pente, qu'elle était prête à avancer... Owen, à mille lieues des pensées des filles, balaya de sa main une mouche imaginaire et déclara avec flegme :

« Je vois simplement une vieille machine à écrire qui pourrait t'aider à sauver la boutique. Rien de maléfique là-dedans… Il est probablement temps de laisser la magie de l'enfance… À l'enfance.

- Correcto, surrenchérit Elena avec son accent ensolleilé, il a raison. C'est comme la petite souris ou le père Noël.

- Ou la Dame Blanche.

- Sí. On y a tous cru. Puis on finit par comprendre que son tonterías, c'est des conneries.

- Ne sois pas si effrayée, conclut Owen, tu devrais écrire sur cette machine, il n'arrivera rien.»

Les deux échangèrent un regard entendu. Ils semblaient être sur la même longueur d'onde quand il s'agissait de donner leur avis à la jeune antiquaire. Elle se laissa convaincre en levant ses yeux au ciel et s'approcha. Elle chassa sa petite voix qui protestait, il fallait qu'elle arrête de croire à ces histoires. Chacun attendait maintenant le début de ce moment historique : Liska désobéissant à son grand-père. Elle fit tourner ses poignets, ses chevilles et sa tête dans une pâle imitation de l'athlète sur le point de battre un record, s'autorisa quelques petits sauts de chauffe - ses cheveux ondulés sautillaient au même rythme autour de ses joues encore rondes - prit une grande inspiration en étirant sa taille et en gonflant sa poitrine menue : elle était prête. Elle souriait de toutes ses dents pour cacher sa nervosité, et poussa le premier bouton. Bzz, Ambre s'étonna de ce bruit inhabituel. Bzz Bzz, la poche d'Elena vibrait. Elle s'excusa en sortant son téléphone.

«Je reviens, un momento» souffla-t-elle en gagnant la rue. Malheureusement cela avait suffi à faire retomber le courage d'Ambre. Elle savait évidemment que ces histoires étaient fausses, mais arrêter d'y croire ressemblait à laisser partir Andrej pour de bon. Laisser l'enfance à l'enfance, et le passé au passé… Elle ne s'en sentait pas capable. Ou bien maintenant qu'elle pouvait en parler, elle avait justement peur d'en être capable. Que penserait-il si elle l'abandonnait ? Si elle lui tournait le dos comme ses parents avant elle ? Non, ce n'était pas pareil. Elle ne tournerait jamais le dos à son grand-père, elle allait juste abandonner une superstition d'enfant qui l'avait tenue en éveil tant de nuits. Owen essaya de la pousser aussi elle invoqua qu'elle ne savait pas quoi écrire…

« Décris juste ce qui vient de se passer, par exemple ? »

Elle sauta d'un pied sur l'autre mais finit par s'exécuter, fébrile. Elle décrivit le téléphone d'Elena qui sonnait, son amie qui sortait de la boutique pour y répondre, et ce fut tout. Une phrase. Une dizaine de mots. Rien ne bougea, aucun bruit, aucune malédiction. Elle soupira. Elle avait l'impression d'avoir parcouru un marathon en apnée. Cet acte symbolique, si idiot aux yeux de n'importe qui, était tellement important pour elle que quelques larmes se frayèrent un chemin jusqu'à ses yeux. Ils brillaient et son sourire transperçait ses larmes. Owen l'applaudit avec un enthousiasme débordant.

« Tu vois, tu n'avais aucune raison d'avoir peur ! »

Ambre acquiesça. Beaucoup de choses allaient changer à partir de cet instant. Elle se l'autorisait. Prête à démarrer un nouveau chapitre de son existence, elle qui mettait tant de coeur à garder au placard sa vie privée laissa même son beau client l'étreindre pour la féliciter, quelques instants qu'elle savoura.

« J'aimerais tant avoir une petite amie aussi rayonnante que toi ! » souffla-t-il à son oreille. Il avait hésité sur l'expression « petite amie » mais l'avait laissée échapper rapidement. Ambre en revanche se dégagea en mordillant sa lèvre, à la fois gênée et transportée, et lissa les plis de son pantalon pour garder son nez empourpré baissé et hors de vue. Dehors, la pluie avait cessé, la buée se dissipa, alors seulement ils remarquèrent qu'Elena n'était plus là.

« C'était sûrement une urgence chez elle, j'ai l'habitude. » déclara Ambre. Owen s'étonna qu'elle soit partie sans rien dire, mais Elena travaillait dur pour poursuivre ses études et s'occuper à temps plein de sa mère vulnérable. Il n'était pas rare qu'elle parte à la hâte, sans s'attarder sur un au-revoir. Elle était juste comme ça, elle n'accordait du temps qu'aux choses importantes sans s'encombrer des banalités d'usage. Et au regard du temps qu'Elena passait ici, avec elle, à refaire le monde jour après jour, Ambre ne pouvait pas concevoir de lui en faire la remarque. Elle sourit pour elle-même. Owen lui jeta un regard plein de sous-entendus :

« Ou bien elle désirait-elle nous laisser seuls…

Pourquoi faire ? » lança-t-elle pour le taquiner.

Leurs rires entremêlés portaient mille mots doux.

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