Tnepir
Tnepir
Une nuit, la voix de Tnepir tonna. Elle trembla, comme d’un augure devant l’éternité, et le monde frémit. Il ne faut pas séparer Tnepir de Fraam. Fraam était loin de Tnepir. Les nuages grégaires s’étant trop plu à ses côtés, Tnepir, entouré d’amis, avait cru perdre l’amour. Aveuglé par leur foule brumeuse, il ne voyait plus rien de sa verte amante. Il courut d’abord à sa recherche, de part en part, jouant des coudes, mais la masse blanche était trop compacte. Alors, il empoigna, il poussa, il saisit le ciel de ses mains de colosse, et vociféra de tous ses poumons immenses le nom de Fraam dans la nuit. Comme sa détresse grandissait, sa haine grondait plus fort, le noir s’épaississait. Et il criait plus fort ! Autant qu’il pleurait. Sa voix, comme un tambour, secouait la terre de spasmes titanesques qui retentirent comme des sanglots. Le monde fondit en larmes, cracha ses poumons, sursauta, se terra. Puis se tut.
Au petit matin, Tnepir trouva Fraam, recroquevillée, tremblante, si pâle qu’il la crut morte. Il lui parla, mais au son de sa voix encore altérée, elle prit peur et s’enfuit, claudiquante et misérable. Dans ses furieux transports, Tnepir avait frappé Fraam. Fraam était partie. Dévasté, solitaire, il s’envola vers les cimes comme un fantôme. Il se souvint alors que dans sa folie il avait chassé ses compagnons. Tnepir était seul. Quand il allait s’abandonner à la frustration, il vit poindre le brillant Zofor. Zofor terminait sa ronde céleste ; il apportait l’aube à ce jour naissant. Apprenant le malheur de son frère, il entoura le coeur chaviré de ses mains brûlantes, et brilla du plus fort qu’il put pour le réconforter. Tnepir, enfin, put se calmer ; un profond remord l’envahit. Ses larmes coulèrent lentement, bouillantes sur ses joues, jusqu’à Fraam évanouie.
⁂
Ce matin, décidément, était grandiose ! La tête en l’air, un homme émerveillé arpentait le champ baigné de Soleil. Il était seul dans l’immensité jaune des blés qui s’étendent à perte de vue. Ce matin était particulièrement chaud et éclatant. Aucun zéphyr ne venait perturber le silence solaire, presque méridien, de la journée. Seuls les battements d’ailes inaudibles des papillons et ses pas légers altéraient le tableau immobile. Les épis de blé, ployant légèrement sous leurs grains ronds, regardaient le ciel comme des oriflammes. Le Soleil envoyait ses faisceaux les plus rayonnants sur les tiges qui se teintaient d’or. A l’échéance du jaune, le champ épousait un littoral d’azur. Le ciel, aujourd’hui, était immaculé, d’un bleu si pur qu’on l’aurait dit indigo. Ses yeux plongeaient dans cette mer comme dans un océan. Ils rencontraient parfois le Soleil et tachaient le ciel, comme une aquarelle, de rose et de vert.
Il faisait chaud. Il transpirait à grosses gouttes, suffoquant presque dans cet air torride, asséché. Si bien que lorsqu’il vit une première goutte couler le long du ciel, il crut à un mirage. Il ferma des yeux alourdis, et ne les rouvrit que pour en voir une autre, puis autant de plus descendre doucement vers lui. Comme de molles larmes d’azur, elles ruisselaient lentement jusqu’aux blés pour les recouvrir dans un sursaut de vapeur. Il n’y avait plus de doute possible : le Ciel était en train de fondre ! Le fluide subtil et légèrement visqueux de ces larges perles d’éther s’étendait aux tiges comme une membrane, pour lentement retomber. Et quand il se répandait en flaques sur le sol, les blonds épis avaient perdu leur couleur ! Il contemplait, éberlué, le spectacle du champ qui blanchissait. Cà et là, une touffe jaune restait qui se faisait recouvrir de bleu, avant d’être abandonnée, délavée, blanchâtre. Au sol, les méandres se formaient d’un ruissellement iridescent de ciel et d’ocre, qui se fondaient en vert. Ce liquide coloré avançait vers l’homme, abasourdi, comme un magma fumant. Son niveau montait à vue d’oeil, et bientôt s’éleva à la hauteur des tiges. Le champ n’était plus qu’une tâche verte pointillée de bleu et de jaune, une tâche pâteuse, qui lentement, comme un raz-de-marée, s’étalait sur le monde.
Il ne bougeait pas, hypnotisé par la masse immense, presque immobile, qui déferlait sur lui. Avant qu’il eût pu lever les yeux, elle était à ses pieds. Le contact fut brusque, déchirant, étrange. Il sentait la morsure incisive de cette lave acide consumer le bas de son corps. La douleur était vive. Incomparable. Le monde chavirait devant ses yeux fixes, perdus dans le vert infini. Il ne bougeait pas. La douleur montait comme la mare atteignait ses genoux, puis ses côtes. Au loin, le monde n’était plus qu’une mer couleur d’algue sous un voile cérulescent, dont les gouttes azurées ne cessaient de dégouliner. Des gouttes, comme de pluie, parfois, comme des planètes ! Leur cours irrégulier, lent, interrompu, puis vif, en zigzags ruisselants, déformait l’espace. Rien. Tout, devant lui, était vide, ras, lisse, comme un inépuisable sol de plastique. Sans obstacles, sans remous, que les sphères molles s’aplatissant sur l’horizon. L’univers avait grandi, captivant, plus large que la vue, à perte de terre. Il oublia ses membres dissous. Le liquide touchait maintenant son menton. Il respirait lentement. Figé. Son corps avait certainement déjà disparu ; il n’y pensait pas. Le liquide montait. Il respira une dernière fois, le regard vide en face de l’infini…
Brusquement, comme aspiré par un typhon, le fluide s’engouffra en lui, emplit sa gorge et ses poumons, ses veines, son corps déjà rongé. Ce fut l’affaire d’une seconde. Il était englouti. Faisait maintenant partie de l’horizon, sans plus d’aspérité, qui continuait de recueillir l’essence du ciel, goutte à goutte.
⁂
Ce matin, la plage est le miroir du ciel. L’eau de la marée coule en ruisseaux sinueux vers l’horizon, enduisant le sable d’argent, comme une flaque de mercure. Les monticules des arénicoles pointillent ces cieux d’îlots de terre qui flottent dans un vide azur. Rien, au loin, qu’une mouette, dont le piaillement criard s’estompe dans le vague. Rien. La brise chatouille doucement les feuilles du baobab. Un grillon stridule, un criquet turlute. Soudain, retentit le chant des cigales. Ce crissement sonore, comme un seul homme, se lève et s’accouple au vent. Alors, le vent se lève et se mêle au ciel. Alors, le ciel se met à danser comme un ivrogne, à gronder comme un derviche, et à pleurer comme une bête. Sur la digue, les gouttes d’eau s’écrasent en mille cliquetis translucides, comme des éclats de cristal. Le monde déferle, de toute sa masse immense, sur le muret de pierres et de mastic. L’eau écumante gicle dans le ciel quand une vague écrase sa titanesque envergure contre les récifs. L’océan exulte dans toute la fureur pharaonique de la terre !
Brusquement, je meurs. Mon corps, emporté par les goélands, s’effondre dans le ciel en une pluie d’éclaboussures de laine. Là, chaque chose est légère, qui baigne, inondée d’une lumière égale, dans le creux des nuages. Dans ce monde cotonneux et azur, la pesanteur s’allège, et il freine, flotte mollement sous la voûte céleste, d’où il surplombe le nadir.
En-dessous de lui une multitude de strates nébuleuses font blêmir la terre. Loin, très loin, en bas, à la chute des kilomètres, au travers de ces voiles de gaze, une mouche, plus menue qu’un atome, volète. Ses ailes, fines lames de verre, vrombissent comme un engin démoniaque. Elle vole virtuose, entre les gouttes transparentes, comme figées dans les airs. Elle vole, elle vire, vrille, comme une tornade, vibre au gré des bourrasques, ivre de vent, de vitesse, de courants ascendants !
Brusquement, elle se pose sur la mer. La mer est verte. Chaude. Gluante. Elle peine à s’envoler, clouée au sol comme par la gravité. Brûlante. Le frêle corps se consume déjà dans un infime jet de vapeur.
Du ciel, on n’en voit plus rien qu’un petit point noir plus fin que la pointe d’une aiguille. Un point, dans un écran sans fin. Un écran vert qui, lentement, se presse contre l’océan déchaîné, et le fait s’évaporer au moindre contact. La frontière entre le bleu lacéré de blanc et le vert est une ligne droite, comme tracée à la règle. Un mur de vapeur s’élève de ce schisme, qui se poursuit jusqu’au ciel et englobe l’horizon. L’eau bouge, bout, se débat de ses vagues inutiles qui, inévitablement, s’envolent vers le ciel. Le vert avance, indolent, lentement. Inexorable.
⁂
Fraam est morte. Tonnerre. Fraam est morte.
⁂
Le corps a maintenant gagné l’univers comme une comète. Il a troué la couche d’ozone. Les goélands se sont éparpillés dans l’espace, et l’ont laissé flotter. Il dérive, lentement, dans l’orbite de la Terre. Ici, il fait sombre. Les traits anthracites de la lune disparaissent derrière la planète. Les méandres de l’ombre se meuvent doucement. Les étoiles se noient dans une mer d’encre. Leur lumière tacite, la mare endormie du cosmos, se mêlent, se confondent. Le soleil éclaire encore un croissant de la Terre. L’eau et le vide s’épousent cyanomèles. Les mélanomes de la nuit se métastasent sur le monde.
Brusquement, sur le pourtour de la sphère bleue, surgit un éclat de vert. Bientôt, comme un seau de peinture jeté sur une toile, la masse verte se répand en dégoulinant. Les gouttes immenses perlent le long de la courbure massive de la boule qu’on dirait maintenant de la taille d’une bille. Pendant l’invasion lente du liquide, elle s’auréole d’une couche blanchâtre et translucide qui suit la progression du vert. Cette pâle étoffe progressant, elle s’obscurcit. Ses longs bras de vapeur se chargent d’une teinte fuligineuse. Elle se parsème, de ci de là, aléatoirement, d’explosions de lumière, plus intenses les unes que les autres, comme des bangs lumineux, qui éclairent brusquement un pan de fumée avant de disparaître.
Mon corps vogue toujours, en silence, rebondissant parfois contre un météore ou un oiseau.
La Terre est maintenant vert foncé, sombre, terrible, muette, explosive, lumineuse, morte. Rien ne reste à l’horizon de l’infini que la dépouille d’un goéland qui s’estompe dans le vague. Et là, il reste le corps, astronaute, désarticulé. Un corps lent, qui doucement s’éloigne du vert, s’envole loin du ciel vers un autre univers.
⁂
Tnepir, ô Tnepir !
Aux confins de l’univers
Sous le ciel nocturne
Dans la poussière annelée de Saturne
Aux frontières du rêve
Où s’échoue la mémoire
Comme l’eau sur la grève
Au trépas du regard
Ou seul rime le rêve
Et ne luit que l’espoir
Ferme les paupières
Ouvre les yeux !
Tu as les yeux verts
Il fait noir.
Fraam. Tonnerre. Fraam ne répond plus. Le vert ne parle pas. Le monde s’éloigne. Dans la nuit. Malade.
Fraam. Tnepir ne crie plus. Tonnerre. Le vert ne parle plus. Le monde est horizon. L’horizon est vert. Tnepir est le monde. Tonnerre.
Fraam. Fraam est sous la terre. La mer est dans le ciel. Tnepir seul, a résisté.
Fraam.
Fraaam n’a…
Fraaaam n’a jamais e…
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