Effleure du mâle…

6 minutes de lecture

« Les murs se souviennent-ils de nous ? /

De nos promesses ? /

Il m'arrive de me rendre à l'adresse de notre grand amour /

Je passe devant et puis j'espère te voir par la fenêtre... »

D’autre que nous (14 boulevard Saint-Michel)

Paroles & musique : Ycare

Interprètes : Axelle Red & Ycare

J'ai toujours su que j'étais différent.

A cinq ans, sans vraiment le réaliser. Je ne jouais pas avec les autres garçons. Ils m'étaient étrangers.

A dix ans, parce qu'ils me fascinaient déjà. Parce que je les regardais déjà...

A quatorze ans, parce que l'innocence inhérente à l'enfance s'étiolait doucement, et que ce qui aurait dû n'être qu'un jeu a basculé vers quelque chose de plus charnel, d'interdit. Des caresses d'adulte, souvent inconséquentes pour la plupart d’entre nous : la découverte de son propre corps et la conscience de celui des autres passent parfois par des détours homos sans le dire, même chez les hétéros. Ellias n'aura pas d'autre liaison avec un garçon. Moi si. Je savais que j'allais trop aimer ça à l'avenir. A en devenir addict.

L'adolescence est un âge ingrat, et plus encore quand vous vous démarquez du teenager lambda. J'aime la littérature classique, le cinéma d'auteur, les slows romantiques... L'opposé de mes camarades ascendants mâles de cette époque-là. Et puis, mon physique, mon look androgyne. Il ne séduit pas mes semblables, ceux qui ne me ressemblent pas et pourtant m'attirent. Je n'ose pas. Comment savoir qui aime qui, qui aime quoi ?

Je grandis et cultive l'identité ambiguë que je façonne, et fait partie de moi. J'intrigue, intéresse et vampe des hommes plus mûrs sans toutefois franchir le pas. Je teste ce pouvoir de séduction qui s'affirme, ce sex-appeal qui fonctionne, hommes mariés ou pas.

J'ai quinze ans. Le bal du 14 juillet dans un village-guinguette où l'on rejoue des valses-musettes ou des slows galvaudés de bastringue, mais personne ne m'invite ou ne m'embrasse jusqu'à ce qu'il me déshabille. Du regard d'abord. De ses mains et ses lèvres ensuite. Il a vingt-cinq ans, une virilité assumée et peut-être se persuade-t-il que je suis jeune fille. Pour expliquer l'inexplicable, justifier qu'il ne savait pas, même s'il se doutait, même s'il ne fut pas surpris de déflorer ce garçon-femme qu'il allait aimer.

Et puis, le manque d'après, sans ce lendemain que je voulais tellement espérer. S’en suivirent des mois d'une trop longue solitude, à me mirer dans la glace, à tricher comme Mylène, Sans contrefaçon : mes façons de fille qui se la joue garçonne, ou de minet qui travestit cette virilité trop conne de s'exhiber sans pudeur, quand on se croit trop isolé parfois.

***

La maison près de la fontaine. La petite vieille n'y vit plus. Elle a traversé la route pour gagner le cimetière. Un jeune homme l'a remplacée depuis la Toussaint. Singulier, bohème. Artiste. Il peint au bord de la rivière, dessine ou trace ces traits au fusain. Et compose l'après-midi, au piano il me semble.

Dominique.

Il a vingt ans, il est libre. J'en ai seize et suis coincé. Dans mon âge, mon mal-être trop solitaire, la famille trop engoncée de principes trop guindés d'un puritanisme démodé, old school. J'enfourche souvent mon vélo, je m'en évade, traîne vers la rivière ou au bord de la fontaine.

Là où il est...

Je l'espionne sans me faire voir, ne comprends guère ce qu’il m'arrive. Il ne devrait pas me plaire : il est trop jeune éphèbe, trop peu masculin dans ses atours physiques trop fins. Je regarde ses mains, leur délicatesse quand elles s'affairent à l'ouvrage, minutieuses et graciles quand elles tracent ou dépeignent. Il me surprend, surprend ces yeux que je détourne et qu'il cherche pourtant, un sourire au bord des lèvres, au bord de l'eau. Et moi, je cours comme un imbécile en abandonnant mon vélo. Je cours à perdre haleine, honteux et confus. Amoureux d'un regard, d'un sourire ou d'un corps si semblable au mien.

Les jours passent et je n'ose plus sortir. Pourtant, le temps s'y prêterait bien. Mais je n'ai plus de vélo. Et puis, j'ai peur. Peur de le croiser à nouveau, peur qu'il se moque et ne m'aime. Peur qu'il en aime un autre.

Une autre ?

Le soleil se perd sous un ciel de traîne, et moi je me traîne à grand-peine dans les rues pavées du printemps. Il est là, près de la fontaine, mon vélo à la main. Il est là, lui et son sourire qui traîne. Il me parle et je n'entends rien. Juste sa voix sans en capter le sens. J'ai les mains moites et le cœur qui cogne. Éperdu, je ne sais plus sourire, juste trembler.

Il est là, et je suis là aussi. Depuis plus de deux heures. Il me parle du cinéma de Resnais, de Truffaut et Melville, de Godard ou Romy. De Tolstoï et je crois que je lui parle aussi. De Mozart, de Vinci. Du lycée qui me bouffe et m'asphyxie à vouloir me ranger, m’enferrer dans une case trop exiguë, trop étriquée. Il me dit qu'il en a la clé, que c'est mon esprit qui doit me libérer. De ces carcans.

De mes carcans ?

Sa main fine prend la mienne et m'entraîne. La caresse et je n'en ai plus peur. Je sais que je n'ai rien à craindre s'il en a envie. Si j'en ai envie aussi. Je sais que je n'ai rien à craindre quand il m'aimera. Puisqu'il m'aimera...

Et il m'a aimé. Deux ans, trois mois et vingt-huit jours.

Puis il a revendu la maison. La couleur des volets n'est plus la même. Maman dit qu'elle fait moins provinciale.

Sait-elle seulement ce qui s'y est passé ?

J'ai repeint mon vélo. Demain, j'entre à la fac. On dit que la jeunesse s'y encanaille souvent dans ses propres addictions.

Peut-être un moyen de l'oublier...

Les soirées s'enchaînent et m'enchaînent à la baise. Les mâles me possèdent et je ne me refuse pas. Sans sentiment, l'extase n'est pas la même, mais je soigne le mal par le mâle, le manque par le manque. J'embrasse ces corps qui m'embrasent et me quittent. Je jouis sans souffrir mais souffre de ne plus être à lui.

Dominique...

Je longe les quais de Seine en putain du matin. Je garde sans fierté les stigmates de mes nuits au fond de mon corps. Ces nœuds mâles que je dénoue, que je vide, qui me souillent et que je nettoie. Je me perds sous leur joug, à m'en abrutir pour ne plus penser. Je longe doucement les quais de Seine, à demi-nu. Prêt à faire de même si l'on veut encore de moi. Si un regard de braise me baise.

Une cigarette dans le lointain. Les brumes volutent autour de l'homme qui les recrache livides. On dirait que c'est lui. En plus vieux, plus marqué. Sa vie entaillée sur une peau plus aride. Une gueule de vieil ado. La posture est la même, et une main se dessine.

C'est lui, c'est Dominique.

Ça ne peut pas s'oublier, ses mains. Ni son corps, ni le reste. Une quinte de toux qui s'échappe, une écharpe, son élégance innée.

— Dominique ?

Il ne sourit pas. Ai-je tellement changé ? Il a le regard las, de ceux qui se perdent dans la Seine, et ne me regarde pas.

— Ai-je tellement changé ?

Une coupelle à ses pieds, des souliers usés et un accordéon qui traîne. Et trois pièces de monnaie.

De Monet ?

Il a le sourire qui s'efface, et plus la moindre trace de nous deux dans ses carnets.

— Dominique, tu me remets ? Tu te rappelles de la fontaine, de Resnais ?

La silhouette s'estompe, un réverbère, et Vianney qui s'échappe d'une péniche à quai, d’où un papy me hèle en criant des « Mademoiselle, voulez-vous danser ? ». J'ai trop bu pour oublier, et pourtant ne l'oublie pas, ne l'oublierai jamais. Désormais catin, et jadis si pucelle quand il a défloré mon cœur en me baisant trop bien. C'était hier, et mes yeux miragent en ce soir de juin.

Je ne te reverrai plus, mon Dominique, moi qui aimerais tant demeurer ta putain, ta muse...

J'ai toujours su que j'étais différent. Même à vingt ou trente ans...

Que deviens-tu, mon Domino, mon Dominique ? Quel nom portait ce jardin-là ? T'en souviens-tu ?

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