XVI Parfois, on rêve ensemble...

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Judith

Quand j'ouvris les yeux, le lendemain matin, je repensais à la veille. Comment se faisait-il que ma mère ait replongé autant ? Je ne m'y attendais pas et je ne comprenais pas. Aucun événement n'était venu la perturber. Du moins, je ne voyais pas ce qui avait tout fait basculer. Était-ce Rodrigues ? Était-ce sa solitude ? Je ne me rendais pas compte de son état. Ça devait être difficile d'être seule. Personne pour nous aimer, nous toucher. Personne contre qui se réchauffer le soir, pas de bras dans lesquels s'endormir. Personne pour nous regarder avec amour et chaleur. Personne pour nous dire que nous sommes belles et désirables. Juste un lit froid pour nous accueillir chaque soir et le silence environnant pour recueillir nos pleurs et nos prières. Elle devait vraiment se sentir seule.

Je regardais Mila dormir près de moi. Je lui caressais les cheveux avec tendresse. Ce petit cœur était certainement le plus fort que je connaisse. Hier, quand j'étais arrivée devant l'école, elle pleurait d'angoisse. Elle avait peur que personne ne vienne pour elle. Elle craignait d'être oubliée. L'abandon est quelque chose qui nous colle à la peau. On a vite peur. On est seul, on s'interroge. On remet tout en question. Je comprenais tellement ce sentiment qui me poursuivait, moi aussi. Je l'avais vite réconfortée. L'amour inconditionnel que je lui portais était tout à coup redevenu réel. J'étais là et elle n'avait plus peur.

Quand Soan nous avait accueillies, j'avais bien cru que je n'arriverais plus à contenir tout mes sentiments. Mila était bien trop petite pour être une épaule sur laquelle je puisse m'épancher. Finalement, Soan était là pour moi et je pouvais enfin compter sur quelqu'un qui me comprenait pleinement. Bien que j'avais Élé, nous vivions dans deux mondes opposés ; et même si elle m'écoutait autant que j'en avais besoin, plein de choses lui échappaient. Soan et moi étions forgés dans la même fournaise. Il était là et j'avais moins peur.

Nous avions convenu de passer la journée chez Lucas. Il pourrait garder Mi le temps que So me montre le monde des rêves à deux. Une journée avec Lucie ferait le plus grand bien à ma sœur et, de toute manière, ma mère était, décidemment, bien trop instable pour être un parent convenable et s'occuper d'elle.

Je me levais doucement pour ne pas réveiller ma sœur. Je la recouvris rapidement pour que la chaleur de notre étreinte ne s'échappe pas. Je passais devant la chambre de ma mère. Je la trouvais assise dans son lit, elle se tenait la tête. Je m'arrêtais cinq minutes :

  • Salut, Maman.
  • Salut, Judith, me répondit-elle d'une petite voix.
  • Migraine ? lançai-je.
  • Oui...
  • Attends, je vais te chercher de quoi te soulager.

Surprise, elle releva la tête vers moi. Je lui souris et partis lui chercher de l'aspirine et un verre d'eau. Quand je revins, elle avait les pieds au sol. Elle était prête à se lever mais son corps faible s'y refusait.

  • Tiens, prends ça, lui dis-je pleine d'amour. Ça te fera du bien.
  • Merci, Ju, me dit-elle confuse. Je euh...
  • C'est bon Maman, la coupai-je gentiment. Repose-toi aujourd'hui et remets-toi sur pieds. Okay ?
  • Oui, me dit-elle en regardant ses cachets.

Je l'avertis que Mi et moi passerions la journée chez Lucas et qu'elle avait tout ce temps pour elle. Elle avala ses gélules puis je l'invitai à se recoucher en ouvrant sa couverture. Elle s'y glissa puis en se couvrant, elle m'attrapa la main.

  • Merci, Ju, s'oupira-t-elle les yeux pleins de remords.
  • Repose-toi maman.

Je pris sa main et la serrai quelques instants. Je ravalai ma rancœur et lui mis la sienne sous la couverture. Elle acquiesça et se retourna pour s'endormir.

Je sortis en silence de la chambre pour aller préparer le petit déjeuner de ma soeur. Quand j'ouvris les placards, je me rendis compte qu'ils débordaient de gâteaux. Mon cœur se serra. Décidément, ce matin se révélait riche en émotions. J'en sortis quelques-uns et servis du jus de fruits dans un verre. Je mis la bouilloire en route et envoyai un petit message de remerciement à mon voisin. Je laissai mon thé infuser et j'allais chercher ma sœur. Je ne la trouvai pas dans son lit et en passant, je vis la porte de la chambre de notre mère, entrouverte. J'allai entrer quand j'entendis ma mère renifler et Mila qui lui chuchotait son amour. Je décidai de les laisser toutes les deux et me dirigeai vers la cuisine. Finalement, quelques minutes de plus seule avec moi-même me feraient du bien. Je sentais la bonne odeur de mon breuvage et mes pensées voyagèrent jusqu'à l'appartement d'à côté.

Soan

Assis à table avec mon père, nous parlions des événements de la veille. Je le remerciai encore de son aide précieuse. Je ne me voyais pas m'occuper de Gislann et j'étais bien content que mon père s'en soit chargé. Je me rendis compte de ce que Judith vivait et avalai mon verre de jus en me disant qu'elle était vraiment exceptionnelle. Il répéta mes pensées à haute voix et nous parlâmes d'elles. Mon téléphone sonna et je lus son message, le sourire aux lèvres.

  • Qui t'écrit ? me demanda-t-il curieux.
  • C'est elle, dis-je les yeux rivés sur ces quelques mots. Elle me remercie pour les gâteaux dans son placard.
  • Pauvres enfants... Je veillerai à ce qu'ils ne manquent pas. C'est pas toujours évident dans la maison d'à côté non plus, remarqua-t-il.
  • C'est justement pour ça que tu ne dois pas t'immiscer chez eux, Papa.
  • Tu sais, mon fils, le seul amour que j'ai aimé et que j'aimerai jusqu'à ma mort est et restera ta mère. Je ne pourrais jamais aimer une autre femme. Je ne flirte pas avec Gislann. Nous sommes juste deux adultes seuls ; et se voir n'est rien d'autre qu'un bon moment partagé.
  • Je ne sais pas si elle voit les choses comme ça...
  • Je les éclaircirai, alors.
  • Je préférerais que tu ne la voies pas, mais bon si tu le fais quand même, saches bien une chose : si tu leur fais du mal, je ne te le pardonnerai pas. Tu as tendance à détruire ce que tu as et si tu détruis aussi ce que j'ai, je t'en voudrais, affirmai-je.
  • Je... déglutit-il. Je comprends.

Le reste du repas se fit dans un silence pesant. Il avait certainement du mal à se retrouver face à ces actes. Mon père n'était pas une mauvaise personne, mais ce qui l'habitait était terriblement destructeur. Je le prévins de mon absence pour la journée, je lui rappelai de bien surveiller l'heure pour la prise de son traitement et il acquiesça gentiment.

Je sortis et allai toquer chez Ju. Elle vint m'ouvrir et m'enlaça directement. Je reçus sa tendresse comme un réconfort.

  • Prêtes ?
  • Oui, Mi met ses chaussures.

Nous partîmes tous les trois, main dans la main, vers le bus. Une fois installés, je dévorai Judith des yeux. Pas facile d'être dans la maîtrise de soi quand notre corps fait des siennes. J'expirai mes pulsions puis Mi vint sur mes genoux. Elle me dit à l'oreille :

  • Merci, So, pour les gâteaux. C'était trop bon !
  • De rien ma princesse, lui rendis-je. Quand tu n'en as plus, tu viens me voir d'accord ?
  • D'accord ! me dit-elle complice.

Elle se blottit contre moi jusqu'à la fin du trajet et nous arrivâmes tranquillement. Lucas nous accueillit et Mila et Lucie se retrouvèrent. Quand je le vis, le poids des secrets familiaux vint m'écraser. Il s'en rendit compte mais ne dit rien. Il nous accompagna jusqu'au jardin et nous y laissa.

  • Prenez le temps qu'il vous faut. Je m'occupe des filles.
  • Merci, Lucas, dit Ju à son cousin.

Je détournai le regard à cette idée. Lucas se rapprocha de moi et me serra la main en me tirant vers lui. Il me chuchota :

  • So, mon frère, quand tu seras prêt, tu viendras me raconter ce que tu me caches.

Je me défis de lui, honteux. Il chercha mon regard mais ne le trouva pas. Je pris Ju par le bras et partis en le fuyant.

Sur le chemin pour aller à la cabane, je sortis le carnet de ma mère pour le montrer à Judith. Elle le vit et passa la main dessus. Quand elle le feuilleta, je vis les pages vides. Puis elle me dit :

  • L'écriture de ta mère est magnifique.

Elle caressa les pages et s'arrêta d'un coup. Elle tenait le carnet ouvert et regardait dans le vide. Je me rendis compte qu'elle devait voir des épisodes de la vie de ma mère sans que je ne puisse les voir.

Judith

Je fus projetée dans leur vie. Je voyais Soan petit qui jouait avec son frère. Alec s'approcha de moi. Je me mis à son niveau et il prit mon visage entre ses mains. Ses yeux perçants me troublèrent. Il rapprocha son front du mien sans détourner son regard. Il se grava dans ma mémoire. Soan vint m'enlever le carnet mais je le maintins fermement d'une main. Je posais l'autre main sur une des siennes, l'emmenant ainsi là où j'étais. Il me vit avec Alec et il se tourna vers lui. Soan enfant s'approcha de l'adulte et ils nous rejoignirent. Soan me questionna du regard. La version enfant prit la main de sa version adulte et Alec prit la mienne qu'ils joignirent. Soan et moi nous regardâmes sans trop comprendre. Les mains unies, les deux frères posèrent à leur tour une des leurs sur les nôtres, scellant ainsi notre union. Ils se regardèrent puis se sourirent. Ils fermèrent les yeux et levèrent le bras restant en direction du ciel. Plus il s'élevait plus une lumière éblouissante nous envahissait. Leur main en haut, notre image s'éclata en morceaux dans une lumière intense. Nous ne pûmes garder les yeux ouverts. Nous les fermâmes un instant puis en les réouvrant, nous nous retrouvâmes sur le chemin, une main jointe et une autre, tenant le carnet.

  • Était-ce Alec ?
  • Oui, tu as rencontré mon frère, me répondit-il.
  • Son regard m'a transpercée ! avouai-je. Je ne pourrais jamais l'oublier.

Soan

Nous restions là quelques instants à nous regarder en nous demandant toujours, quel était le message à comprendre. Judith avait sûrement saisis ce qui m'échappait. Elle me sourit et passa mon bras autour de son cou. Elle me rendit le carnet et passa son bras autour de ma taille. Nous nous dirigeâmes vers la cabane en silence. Le moment fatidique se rapprochait et je commençai à angoisser. Avec ce qui venait d'arriver, elle pouvait très bien refuser de rêver avec moi. Comprenant les questions qui me taraudaient, elle resserra son éteinte et me sourit. Je me détendis et une fois arrivés, nous nous installâmes.

  • C'est bon, le moment est arrivé, stressai-je. Est-ce que tu es toujours d'accord pour venir dans mon monde, Ju ?
  • Oui, sans hésiter, me rassura-t-elle. Alors, comment on fait ?
  • Okay, lui dis-je en lui mettant un foulard dans les mains. Je vais te donner la main et puis tu dois te laisser aller à me suivre. Je vais t'emporter dans mes rêves.
  • D'accord, allons-y ! m'encouragea-t-elle. J'ai confiance en toi !
  • Allez, expirai-je. Allonge-toi et ferme les yeux, je m'occupe du reste.
  • Euh... C'est ambigu ça, non ? rigola-t-elle.
  • Est-ce que c'est une invitation à des choses plus sérieuses que je dois comprendre ? lui rendis-je tout souriant en me penchant vers elle.

Je la saisis par son menton et l'embrassais. Elle me le rendit sans ménagement. Elle passa ses mains dans mes cheveux. Nos langues se rencontrèrent et je me laissai emporter par le bouillonnement de nos échanges. Je m'allongeai près d'elle et vins poser mes mains sur elle. Je passai ma main sous son tee-shirt et je sentis sa peau frissonner. Elle ouvrit subitement les yeux et son regard vint me ramener à la raison. Je me redressai d'un bon et levant les mains, je m'excusai :

  • Oh punaise ! Pardon, Ju ! Je ne voulais pas... Enfin si, mais je me suis laissé emporté, et je...
  • Ça va Soan ! pouffa-t-elle en s'asseyant. Tu n'as rien fait de mal, ne t'en fais pas ! C'est juste que c'est nouveau pour moi ; et je ne sais pas si c'est le meilleur des moments, si ?
  • Euh, si... non ! balbutiai-je. Non, bien sûr que non ! On n'est pas venu pour ça. Je vais me rafraîchir deux petites minutes et je reviens. Okay ?
  • Okay, dit-elle pas très à l'aise.

Elle me sourit et je partis dans la salle de bain. L'eau fraîche me fit redescendre sur terre. Mon pantalon était bien trop tendu... Cette fille me faisait vraiment tourner la tête. Je me claquai les joues et retournai dans le salon. Elle n'était plus là. La panique m'envahit mais quand j'entendis la porte d'entrée s'ouvrir, je me calmai. Elle vint vers moi et me dit :

  • J'avais besoin d'air moi aussi.
  • Ah, d'accord. Je comprends...
  • On remet ça à plus tard, ok ? me proposa-t-elle.
  • Oui, quand tu veux, lui soufflai-je tout sourire.

Elle s'approcha de moi mais je reculai en me prenant le fauteuil.

  • Non, Ju. Je vais craquer mon pantalon sinon, plaisantai-je.
  • Okay ! Okay ! rigola-t-elle. Allons-y alors !
  • Hein ?
  • Un peu de sérieux So, se moqua-t-elle.

Je souris tendrement, nous nous installâmes puis je l'avertis :

  • Garde ces bons moments en tête, Ju. Ce que tu t'apprêtes à voir n'est pas très beau. Là-bas, tout n'est pas vraiment comme tu le penses.
  • Très bien ! acquiesça-t-elle.
  • Tu ne dois pas avoir peur, insistai-je. Il ne faut pas que ta véritable identité soit dévoilée. Fais bien attention.
  • Je ne crains rien tant que je suis avec toi, m'affirma-t-elle en me souriant. Je ferai attention, ne t'en fais pas.

Sa main dans la mienne, nos doigts entrecroisés, nous plongeâmes dans mon horrible monde.

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