Livret de famille

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Le cœur du maréchal des logis-chef s’emballa.

— Vous consentiriez à m’en dire plus ?

— Oh oui, mais pas ici, je ne peux pas rester longtemps debout, mon dos vous voyez.

Mathias se préoccupa de la courbure anormale de la colonne vertébrale de la vieille femme.

— Vous voulez que je vous reconduise ?

— Pensez-vous, j’habite tout prêt. Vous passerez par là également, la camptocormie c’est le lot des gens de plus de soixante-dix ans.

Le gendarme retint une grimace en s’imaginant ainsi penché en avant.

— Pour nos petites confidences, vous n’avez qu’à venir me visiter demain, dans l’après-midi. Après quinze heures ça serait parfait, avant ça je dors un peu.

Mathias prit l’adresse de madame Martin-Dupin, la remercia, et retourna auprès de Diane et Adam, qui l’attendaient plus loin.

— Une nouvelle piste ? demanda Diane en avisant l’air satisfait de son frère.

— Les racontars ont la vie dure ici. Je suis certain qu’elle sait tout sur tout le monde cette petite dame.

Le lendemain, à quinze heures tapantes, Mathias se présenta devant la maison de plain-pied au crépi et aux volets blancs, encore fermés sur la gauche de la façade. Peut-être la vieille dame dormait-elle encore ? Il sonna au portail. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Mathias se décida à rebrousser chemin alors que la porte d’entrée s’entrebâillait, laissant apparaître madame Martin-Dupin et son tailleur du jour, jaune moutarde.

— Entrez, entrez, c’est ouvert.

Le gendarme pénétra dans la propriété et remonta l’allée bordée de rosiers pour venir saluer la vieille dame.

— Je ne vous ai pas réveillée j’espère ?

— Pas du tout, je ferme les volets en journée car la lumière me gêne pour regarder la télévision.

Une forte odeur de soupe accueillit le visiteur. Mathias se retint de froncer le nez. La dame le mena au salon, plongé dans l’obscurité.

— Je vous laisse ouvrir, je vais à la cuisine nous chercher de quoi boire.

— Ne vous embêtez pas pour moi.

— Non, non, non, dit-elle en s’éloignant déjà.

Le gendarme repoussa les panneaux de bois et se pencha pour les crocheter. Il passait décidément beaucoup de temps chez les personnes âgées ces dernières semaines. Vincent lui avait présenté son point de vue sur l’enquête le matin même, alors qu’ils se trouvaient en patrouille.

— Je ne comprends pas pourquoi le major Devèze a repoussé vos arguments ? Ça crève les yeux qu’il y a quelque chose à gratter. S’il ne fait pas le rapprochement entre les deux cercles, c’est grave non ?

Mathias ravala une réplique assassine concernant le major.

— Ils pensent que les éléments ne sont pas assez parlants. Après tout, si cette personne avait un culte particulier, peut-être le pratiquait-il à plusieurs endroits.

— Franchement chef, vous voyiez ce monsieur de quatre-vingts ans tracer des cercles rituels et brûler des plantes ?

Bien sûr que non Mathias ne se l’imaginait pas.

— Pour moi, la jeune fille de la photo ne devait pas avoir plus de quinze ans. En tout cas, son visage reste assez juvénile. On dirait que quelqu’un cherche à entrer en contact avec son esprit.

Vincent, comme Adam, devait regarder un certain nombre de films et séries horrifiques pour développer de telles théories. Il sembla pourtant à Mathias qu’il éclaircissait un point d’ombre. Dommage que Diane n’en soit pas venue à la même conclusion, mais les deux jeunes semblaient tellement effrayés après leur excursion au manoir. Le tout restait de découvrir l’identité de la jeune fille. Mathias se savait surveillé de près par Devèze, un tour aux archives ne manquerait pas de lui remonter aux oreilles.

— J’ai du jus d’orange ou du jus de raisin, annonça madame Martin-Dupin en poussant sur sa voix.

— Raisin se sera très bien, répondit Mathias en haussant le ton.

Elle revint de son pas lent, la bouteille coincée sous le bras, deux verres dans les mains.

— Asseyez-vous donc !

Elle déposa le tout sur la table basse en verre tandis que le gendarme prenait place sur le canapé en cuir crème.

— Comment va Léonie ?

— Vous connaissez ma grand-mère ? s’étonna Mathias.

— Je connais tout le monde jeune homme, rit-elle.

Elle lui demanda de l’aide pour ouvrir la bouteille non entamée.

— Elle va bien. Elle sort un peu moins qu’avant.

Il reposa le bouchon dévissé sur la table.

— Ah ça ! C’est pareil pour tout le monde. C’est vrai qu’on ne la voit plus en ville. Jean-Luc lui fait ses courses ?

— Oui c’est ça.

Le gendarme s’avouait impressionné par la mémoire de la dame.

— Vous lui passerez le bonjour de Louisette.

— Je n’y manquerais pas, merci, dit-il alors qu’elle poussait vers lui un verre plein.

Louisette s’installa dans son fauteuil favori, celui qui disposait d’un petit repose-pieds. Elle but une lampée de jus de raisin et fit la grimace.

— D’habitude je coupe le jus à l’eau, c’est bien trop sucré.

Elle se pencha pour reposer son verre, Mathias fit le relai pour qu’elle ne force pas sur son pauvre dos.

— Merci bien, le docteur m’a prescrit un nouveau corset, je ne vous raconte pas l’horreur. Je me sens comme une paupiette trop serrée dans sa ficelle.

Le visage du gendarme se fendit d’un grand sourire. La vieille dame ne manquait pas d’humour, il préférait cela aux personnes âgées qui déprimaient sec.

— Je vous préviens, vous remuez la vase d’une bien triste histoire.

— Vous parlez de Nicole Girard?

— J’ai été bien étonnée quand je vous ai entendu prononcer ce nom. Je ne l’avais plus entendu depuis des décennies. Disons que ça fait partie des tabous du coin.

Mathias fronça les sourcils.

— J’habite ici depuis toujours, pourtant ce nom ne m’est pas familier.

— Vous avez quel âge ? Trente ans, pas plus.

— Oui, c’est ça.

Louisette croisa ses mains sur son ventre.

— J’en ai quatre-vingt-deux, c’est normal que j’en sache plus que vous.

Le gendarme admit le propos d’un signe de tête.

— Je connaissais bien Odette Girard, nos mères se fréquentaient depuis le jardin d’enfants, bien qu’elles ne fassent pas partie du même monde. Je viens d’une famille de paysans, ce n’était pas le cas des Girard.

— Odette ? répéta Mathias.

— La femme de feu Jacques Reignac.

Mathias brulait de connaître la suite des révélations. Lui-même absorbé par ses découvertes sur les cercles avait négligé de fouiller du côté de la veuve du défunt.

— Odette était ce qu’on appelait une fille mère. Elle est tombée enceinte très jeune, vers dix-sept ans. Oh, ça arrivait souvent à l’époque. Sauf que dans les bonnes familles, c’était encore plus mal vu. Le bougre avait promis de l’épouser quand il a découvert la grossesse, histoire de faire taire le voisinage. Finalement, il s’est défilé et a disparu du jour au lendemain. Heureusement, Odette était d’une nature courageuse. Elle a trouvé une bonne place à la banque et puis elle a élevé sa fille toute seule. Enfin, il faut dire que sa mère l’a bien aidée, une chance car elle aurait pu se faire mettre à la porte. Elles ne manquaient pas d’argent, je crois que leurs ancêtres avaient un titre de petite noblesse. En tout cas, Marie-Marguerite, la mère, avait la plus grande maison du canton, un manoir près de Cieux. Son mari était mort d’un accident de chasse quelques années plus tôt.

Louisette pointa son verre du doigt. Mathias s’empressa de lui donner. Elle s’humecta le gosier pour continuer.

— Merci bien. Quand sa fille eut dix ans, quelque chose comme ça, elle a rencontré Jacques. Il a toujours eu un caractère assez acariâtre. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle lui trouvait. Il ne parlait jamais à personne, toujours à bougonner. Mais bon, je crois qu’il l’aimait sincèrement et qu’elle lui a apporté un peu de joie. Ils se sont mariés rapidement. Lui ne voulait pas d’enfant. D’ailleurs, il n’a jamais été bien tendre avec Nicole. C’était le boulet qu’il se trainait, l’enfant d’un autre, et il ne savait pas y faire.

Elle soupira et but encore.

— La petite passait beaucoup de temps chez sa grand-mère, mais Marie-Marguerite est tombée malade et est morte quand Nicole devait avoir quatorze ans. Après ça, c’est devenu conflictuel avec Jacques.

— Comment vous savez tout ça ? l’interrompit Mathias.

— Comme je vous l’ai dit, nos mères se connaissaient bien, elles se parlaient beaucoup. Nicole, je la recevais chez moi. C’était une belle enfant, bien gentille. Un crève-cœur ce qu’il lui est arrivé.

Une moto passa en pétaradant dans la rue.

— Odette et vous aviez le même âge ?

— À quelque chose près oui. Nicole venait jouer avec ma fille, Mathilde.

Elle désigna un cadre photo où souriait une famille composée d’un homme brun et costaud, d’une femme châtain fluette et de deux garçons.

— J’ai eu Mathilde quelques années après Odette. Elles s’entendaient bien. Vous savez, il y a des sujets que l’on abordait peu, encore aujourd’hui d’ailleurs. La sexualité et la contraception en faisait partie.

La vieille dame remua dans son fauteuil, mal à l’aise de s’engager sur ce terrain.

— Nicole a cherché l’affection paternelle ailleurs. À seize ans, elle fricotait avec un homme bien plus âgé, un professeur de l’école, un vrai scandale. Elle était son aide de classe. Elle avait arrêté l’école à quatorze ans, ça se faisait beaucoup. Je crois qu’elle aimait le fait qu’il soit porté sur les livres, un homme bien cultivé.

Elle regarda au loin et secoua la tête, dégoutée par la tournure des évènements.

— Ce qui devait arriver arriva, elle est tombée enceinte. Impossible de le dire chez elle, vous vous en doutez bien, ça aurait été l’argument pour la mettre dehors. On l’a retrouvé dans sa chambre elle a…

Les yeux de la vieille dame brillèrent. Elle souffla pour contenir son émotion.

— Elle a tenté de faire passer le petit avec des aiguilles à tricoter. J’ai entendu dire qu’il y avait du sang partout. Pauvre enfant…

Elle sortit un mouchoir en tissu de la poche de son tailleur et essuya ses yeux larmoyants.

— Après cela on en a plus entendu parler. C’est comme-ci elle n’avait jamais existé. Je sais qu’Odette se rendait en cachette sur sa tombe. La cérémonie n’a même pas été rendue publique, on l’a jeté au trou comme une malpropre. Jacques ne voulait pas être éclaboussé par l’affaire, et puis, il n’avait plus à partager l’amour de sa femme.

Elle marqua une pause.

— Avec le temps tout le monde a fini par oublier Nicole, mais pas moi. J’avais beaucoup d’affection pour elle.

Louisette regarda par la fenêtre avec un air nostalgique.

— Merci beaucoup pour toutes ces informations.

Mathias ne savait pas bien comment réagir, ni prendre congé sans heurter la vieille dame, semblant perdue dans le flot de ses émotions.

— Ça ne m’étonne pas plus que ça qu’il se soit suicidé. Il devait avoir cette histoire sur la conscience depuis un moment…

Le gendarme préféra ne rien dire.

— Nicole est enterrée au cimetière de Nantiat ?

— Oui, mais Jacques a choisi une autre concession pour enterrer sa femme, elles ne sont même pas ensemble.

Louisette se moucha un bon coup.

— Est-ce que vous auriez une photographie de Nicole ?

— Ola, rien n’est moins sûr, je demanderai à ma fille de chercher quand elle me visitera tantôt.

— Merci, demandez le maréchal des logis-chef Mathias Brochart à la gendarmerie si autre chose vous revenait.

Le téléphone de Mathias sonna.

— Excusez-moi.

Il se leva et passa dans la cuisine pour décrocher.

— Allô ? Monsieur Brochart ?

L’accent de Maria-Louisa, la carpologue de l’Inrap, lui saisit le cœur. Les joues de Mathias s’empourprèrent.

— Oui, Mathias Brochart à l’appareil, articula-t-il en tentant de ne pas bafouiller.

— Je suis navrée de ne pas avoir donné de nouvelles plus tôt. J’ai eu énormément de travail et, pour ne pas vous mentir, votre affaire m’est sortie de la tête.

Super, je l’ai vachement marqué.

— Pas de soucis, si vous avez des résultats à me donner ça me sera très utile.

Mathias repensa à sa discussion quelque temps plus tôt avec sa sœur. Il rassembla son courage et demanda d’une traite en fermant les yeux.

— Est-ce que vous accepteriez que l’on en parle autour d’un café ? Quelque chose de plus informel.

— Euh…

Son interlocutrice parut décontenancée par la demande soudaine.

Abruti, abruti, tu vas te prendre un bon vieux râteau.

— Oui, oui pourquoi pas, accepta la carpologue d’une voix laissant transparaître son grand sourire.

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