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PAOLO

La matinée a coulé comme un sirop épais. Nous sommes en début d’après-midi, les bateaux croulent de noix. Il est temps de rentrer. La pluie bat toujours le pont et s’acharne à éteindre les cigarettes des hommes, qui rouspètent en faisant circuler briquets et pierres à feu.

Les corps sont au repos, avachis contre la lisse. Répit de courte durée : lorsque nous serons à terre, ce sera le déchargement, la criée, l’usine de conditionnement, les camions. Ce sera mille choses encore, mais pour le moment, personne n’en a cure : nous sommes délivrés de tout ce qui a peuplé les dernières heures.

- C’est un dur boulot que vous faites là, dis-je à un gars à côté de moi.

J’aimerais me rapprocher d’eux, leur inspirer confiance, les pousser à la confidence, mais j’ignore comment faire. Nouche et Mia sont meilleures que moi à ce jeu du lien, du vivant et du vibrant. Elles ont ce don d’effondrer les barrières, de se confier toutes entières aux autres qui alors se savent en belle compagnie et ne craignent plus de parler, de se livrer et de se raconter. C’est ainsi, nous ne sommes pas voués aux mêmes choses. Parfois je me désole d’avoir une si bonne compréhension des cartes et des livres, et une bien maladroite intuition des hommes et de leurs humeurs.

- Mmm, répond le racleur à qui je n’apprends rien.

Il en est pour qui nous serons toujours des étrangers, quoi que nous fassions. Je l’ai senti aux regards que certains ont porté sur moi ce matin. D’autres en revanche sont pleins de curiosité et dégoulinent de bienveillance. A la pause de midi, plusieurs d’entre eux se sont joints en cercle autour de moi et m’ont posé toutes les questions du monde au sujet du Tupaco, de notre petite équipée et de notre parcours. J’ai vu dans leurs yeux l’appel dévorant de l’ailleurs, j’ai senti dans leurs voix l’enthousiasme de l’aventure.

- Alors comme ça, vous plongez, vous autres ? me demande l’autre.

Tiens, peut-être pas si mutique qu’il n’y paraissait, en fin de compte… Sa question est toute convenue. Je le devine aussi empêtré que moi des choses humaines. Comme deux enfants empotés, nous tentons de nouer conversation autour du rien abyssal qu’il y a entre nos deux vies.

- Un peu. C’est surtout Mia, la fille aux cheveux courts. Elle, elle est douée. Iouri et moi, on plonge aussi, mais on n’est pas très bons.

- Ah, bon, bon…

Il tire sur sa cigarette en fronçant les sourcils, regarde la mer comme pour éviter de me regarder moi.

- Iouri, c’est… ?

- C’est l’autre garçon, le blond aux yeux bleus qui a toujours l’air hilare.

Pris d’une inspiration subite, j’ajoute :

- Notre soleil du bord.

Qu’il est étrange de mentionner le soleil quand on ne l’a pas vu depuis si longtemps. Mais il y a du vrai dans ce que je viens d’affirmer : Iouri a quelque chose de résolument lumineux, flamboyant, volcanique. Je me demande s’il serait possible d’attribuer ainsi un astre ou un élément à chacun d’entre nous. Nouche serait la lune, sans hésiter ; Mia la terre humide et forte. Et moi ? L’image qui me vient à l’esprit est celle d’un indéchiffrable caillou, strié de lignes noires indiquant les âges géologiques à qui sait lire cette langue-là.

Un long silence s’égrène encore entre nous. Mon mystérieux interlocuteur tire quelques puissantes bouffées sur sa cigarette, change vaguement de position.

- Hé oui, le soleil, finit-il par lâcher.

Je suis certain qu’il a mille choses à l’esprit en prononçant ces mots, j’aimerais savoir lesquelles mais le sens caché de ses mots me demeure imperméable.

Silence encore. C’est mon tour de parler, j’en suis bien conscient, mais je ne sais que répondre sans paraître stupide ou ingénu.

- Ma maison s’est écroulée l’année dernière, reprend-il soudainement.

Il n’y a aucune émotion dans sa voix.

- Pardon ?

- Ben j’avais mon chez-moi sur la côte, et puis ça grignotait ça grignotait, et un jour forcément c’est arrivé tout pas loin. Ils m’ont mis dans une autre maison, j’ai rien eu à payer, mais quand même. C’était moi qui l’avais construite, tu vois, la baraque, et que j’y avais mis du cœur, hein. Pendant plusieurs semaines, chaque fois qu’on passait devant avec les bateaux, je la voyais s’effriter petit à petit. Chaque jour, il lui manquait un nouveau bout. Et puis un jour y avait plus rien.

Je suis sidéré de la quantité de paroles qu’il vient de flanquer d’un seul coup.

- Avant ça je trouvais qu’on vivait pas si mal, dans le fond. Mais quand même ça m’a fait quelque chose, oui, quelque chose. Moi je n’ai pas besoin de beaucoup, je veux juste travailler et vivre un peu, voilà. Mais comme le travail qu’on fait il écroule aussi nos maisons, je ne peux plus être d’accord, tu vois.

Il se tait tout à coup, comme s’il craignait d’en avoir trop dit. Je vois que mille mots encore se pressent derrière ses lèvres grumeleuses mais qu’il ne les laissera pas sortir. Peu importe : même ses silences parlent pour lui.

Je me demande pourquoi il m’a confié ça, à moi, qui ignore tout de lui et des couleurs de sa vie. Me voilà dépositaire d’une nouvelle histoire, d’un nouveau témoignage – j’en ai déjà tant recueillis ! Et chaque parole supplémentaire est comme un caillou ajouté à l’édifice de colère qui est en train de s’échafauder en moi.

Je sais bien que nous ne sommes pas chez nous, comme Nouche s’échine à nous le répéter. Par cette phrase sans cesse rabâchée il me semble parfois qu’elle prône la non-action, la passivité absolue pour ne surtout pas bousculer ce paysage. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec elle. N’y a-t-il vraiment rien que nous puissions faire ici pour changer un peu les choses ?



MIA

Le soir venu, une foule miaulante se presse entre les tables et les tonneaux du Grand Large. Nous sommes je ne sais combien de dizaines ; ça foisonne, grouille, pullule, regorge et dégorge en rotant mille boissons qui ne font qu’attiser la soif au lieu de la tarir. Pietro est heureux et embarrassé de toute cette jungle, il ne cesse de gesticuler derrière le comptoir mais trouve encore le temps, entre deux commandes, de s’enfiler quelques rasades.

Ah ! Le beau monde ! Les racleurs sont de sortie, et quelque chose me dit que ce n’est pas souvent. Ils sont tout rigolards en se payant des coups, se charrient et se moquent les uns des autres en se donnant de grands coups de coude. Au départ, ils restent entre bonhommes d’un même bateau mais plus le temps passe et plus ils se mélangent. Je jurerais même que pas mal d’entre eux ne se sont jamais rencontrés, et que c’est aujourd’hui, autour d’un verre, que se solde leur reconnaissance mutuelle. Compagnons de peine, frères de sueur : racleurs.

Y a de la trinque en veux-tu en voilà, de chaleureuses éclaboussades et des épaulades à tour de bras. On est une jolie faune, je me dis. Cette journée passée ensemble ne pouvait se terminer qu’ici.

- Alors, on vous a pas trop cassés au travail ? me demande Adrio en souriant.

- A un moment, j’ai cru, mais ça va qu’il y a un peu de gnôle pour se remettre en place, je réponds.

Adrio s’esclaffe et me repaie un coup avant d’aller faire des petits bisous chauds dans le cou de sa Niotte. Elle n’est pas trop à son aise dans cette meute d’hommes, elle sirote des breuvages colorés en se trémoussant. Elle est toute belle, sans son tablier !

Du coin de l’œil je regarde ma meute à moi. Pas encore eu le temps de les retrouver depuis qu’on est descendus des bateaux ; c’est qu’y a du monde à qui se mêler ! Ce soir, on est plus proches des gens d’ici que jamais. C’est la magie du comptoir, l’opération sociale du bar.

Paolo furette entre les tables et s’entretient tantôt avec les uns, tantôt avec les autres : tout le monde le questionne, en particulier les patrons de pêche qu’en reviennent pas de voir un si jeune capitaine mener son voilier dans les mers du monde, et par plaisir, encore ! Même pas par travail ! Quelle fantaisie ! Il n’est jamais aussi beau que quand il cause bateau, Paolo. Ça lui délie la langue, les sens, la chaleur : tout. Et alors, on peut lui voir toute l’humanité qui coule sous sa peau. Les racleurs font « mmm, mm » en l’écoutant, on voit que la petite étincelle du rêve est entrée dans l’œil de certains. Peut-être bien que ça leur donnera des idées, qui sait ?

Nouche dans un coin s’entretient passionnément avec un type qu’a les yeux verts et pas de cheveux. Il n’est pas bien vieux, mâchoire carrée, pommettes saillantes : un beau loubek d’un peu plus d’âge qu’elle, mais à peine. Ça fait des heures qu’ils causent, et ils ne déscotchent pas. Je reconnais bien la Nouche, qu’est pas farouche mais qui vous flamboie un de ces trucs parfois ! Quand elle chante ou qu’elle aime, en général. Quand elle palpite comme ça, qu’elle est toute crépitante, elle est capable de vous retournebouler votre monde en moins de deux.

Iouri a un verre dans chaque main et épate la galerie avec ses tours, blagues, railleries, numéros et charlataneries. Il est tout rose de plaisir ; comme d’habitude, il détourne l’attention. En se donnant en spectacle en permanence, il exhibe le clown mais planque l’homme. Il a l’air terriblement à l’aise, à batifoler entre les gens, à les mener par le bout du rire sur les terrains qu’il a choisis. C’est lui qui mène la danse, toujours, même si nul ne s’en rend compte. Iouri : à première vue, si facile d’accès, mais si difficile à percer. Personne ne sait vraiment qui il est, à part nous trois, et encore !

Et moi, dans tout ça, je regarde je regarde mais j’oublie de boire. Un matelot vient me rappeler aux bonnes choses en fracassant sa choppe contre la mienne.

- A la vôtre, les gens du lointain !

- Eh ben, à la vôtre, les pourfendeurs de cailloux !

Le gars rigole, s’envoie une bonne goulée de bière et me donne une grande tape dans le dos. J’en renverse un peu de mon verre sur mes chaussures.

Y a plus de temps, ou alors c’est moi qui n’ai plus les idées assez claires pour le démêler.

Un verre, une parole, le visage flou de Iok, ses mains tâchées de cambouis, une chanson graveleuse scandée par tous – c’est le petit jour, déjà. Même ceux qui travaillent demain ont tiré leurs corps imbibés jusqu’au soleil. Ah, le soleil ! Pour une fois, il est venu réchauffer un peu nos ivresses !

Les quelques engorgés qui restent au Grand Large se disséminent sous les rayons. Quelque chose, dans la lumière, a dû leur rappeler que la vie ne va pas tarder à reprendre son cours. Faut dormir, avant qu’elle ne les attrape et ne les bouffe tout crus.

Nous sommes retournés au Tupaco à trois : Nouche a disparu. Je me demande si…



NOUCHE

Il y a encore mille odeurs qui rampent sur ma peau lorsque je retourne au bord de l’eau. Je ne sais pas combien de temps il va me falloir pour digérer tout ce que cette nuit a chamboulé. Les yeux de Zam, ses ondulations feutrées contre moi – il me paraissait pourtant fait d’une pâte bien rigide, presque minérale, mais l’amour l’assouplit et le rend plus félin – et sa voix grave quand il m’a parlé.

Je suis dépositaire de sa parole, maintenant : je dois la transmettre. Ce matin, nous nous sommes enroulés l’un dans l’autre encore une fois, puis je suis partie.

Le Tupaco est au mouillage juste devant moi et la Coquille est amarrée sur son bâbord. J’ai beau appeler, personne ne répond. Il n’y a qu’une trentaine de mètres : je me déshabille comme une somnambule et me laisse glisser dans l’eau. Elle me paraît presque tiède ; peut-être est-ce moi qui suis toute froide. En quelques brassées, je suis au bateau. Je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour me hisser sur le pont. Toujours, je glisse, et retombe dans l’eau. Je dois offrir un piètre spectacle depuis la terre.

Je descends dans l’habitacle, nue et dégoulinante : tout le monde dort. Ça sent l’humidité et l’alcool. Demain sera difficile.

Je me sèche avec une taie d’oreiller et me pelotonne dans mon lit. L’eau salée n’a pas encore tout à fait effacé l’empreinte et l’odeur des caresses ; je me rendors dans un fatras de pensées emmêlées. Mon corps palpite encore, se rappelle la communion qu’il a vécue cette nuit ; ma tête, elle, déroule en boucle les paroles de Zam. Demain, il faudra que je le dise aux autres la proposition qu’il m’a faite. Demain.

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