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MIA

Il était tout claquant, le Zam ; tout piquant, affûté comme un coutal nerveux, ouille ! Et voilà qu’il se met à causer, et aussitôt, il s’émousse. Un genre de douceur remplace ce qu’il y avait d’acéré sur sa trogne. Il nous regarde comme si on était ses bambins, son œil couve un presqu’amour pour nous autres, les chérubins.

Quelques platitudes, d’abord. Des choses qu’on sait, qu’on croit savoir : pourquoi on a dit oui, oui on est sûrs, oui on est prêts ; enfin je crois, enfin peut-être. A quoi rime tout ça, pourquoi entreprendre cette dinguerie, qui, comment ?

- On est une petite multitude, fait Zam comme pour légitimer la cause. Vous ne les verrez pas, on s’est dit, voilà : vous ne saurez que de moi. Mais il y a toute une brassée de bonshommes derrière, et c’est l’un d’entre eux que vous devrez introduire sur le cargo quand le moment sera venu.

- Tu as une idée de quand il arrivera, ce cargo ?

- Proximativement. Dans deux semaines, que’k chose comme ça. Il s’appelle le Nuage de Feu.

Iouri pousse une petite exclamation aiguë.

- Je le connais, ce bateau ! Je suis allé vendre des noix dessus il y a un mois. Paolo était avec moi. Hé, Pao, tu te rappelles ?

Paolo hausse les épaules avec une moue embarrassée. Il y en a eu tellement, des cargos ! Tellement, des abordages en annexe, tresses sur l’épaule : « Bonjour ! On est des petits vendeurs de noix ! Vous nous laisseriez monter sur votre gros machin, vous feriez ça ? ». Il n’y a guère que Iouri pour se rappeler chaque bateau avec cette précision, à croire que la vie s’imprime plus fort sur lui, lui laisse une marque plus prégnante qu’à nous autres.

- Et tu leur en as vendu ? s’enquiert Zam.

- Ouep ! Même qu’un des matelots m’a dit qu’ils en reprendraient volontiers la prochaine fois.

Un imperceptible sourire plisse la bouche de Zam. Il a de l’espoir dans l’œil, de la satisfaction aux commissures.

- C’est bon pour nous, ça. Très bon. Ça veut dire qu’en primelieu ils ne se méfieront pas de vous.

Iouri se tortille à présent, je crois qu’il laboure son souvenir du Nuage de Feu pour tenter d’en extraire ce qui pourrait nous intéresser.

- Je n’ai pas rencontré le capitaine la dernière fois, mais il me semble qu’il est originaire de la baie. Il sait qui l’on est et ce que l’on fait, ça avait l’air de l’intéresser.

- Très bon, très bon, répète Zam. Servez-vous de tout ça pour endormir la vigilance. Faut appâter la bête, lui faire croire que tu vas lui donner à manger alors que c’est toi qui la mangera.

Un peu tribale, cette analogie, mais je ne peux pas en vouloir à Zam : j’imagine que lui et son groupe dont on sait même pas le nom, ils triment depuis trop long déjà. Quand on ne t’écoute pas, jamais, nulle part ; quand tu tentes tout et que tu ne reçois rien, ça fait pousser des rancunes, des petites fleurs aigres. Zam est un jardinier de la colère : au lieu de la laisser germer n’importe comment, il a choisi d’ordonner, agencer, favoriser. Organiser les désordres qui façonneront le monde futur.

Lui et les siens sont des ensemenceurs d’agitation.

- A partir du moment où le Nuage de Feu arrivera dans la baie, attendez-vous à avoir de nos nouvelles tout tôt. Si on a des choses à vous faire savoir, je ferai la parlance. Sinon, un gars se pointera un jour à un endroit convenu et ce sera lui qu’il faudra faire passer.

Il palpite de partout. Pour sûr que ça lui tient au cœur.

- La seule chose qu’on vous mande, c’est de s’arranger pour que ce gars monte à bord du Nuage de Feu avec vous, et qu’il y reste suffisamment longtemps pour trafiquer les pièces qu’on veut qu’elles claquent. Même pas besoin de le récupérer après ; il saura bien retourner à la nage jusqu’au Tupaco dès qu’il aura fait son boulot et vous aurez plus qu’à le ramener à terre avec votre barquette.

Il reprend son souffle, nous épie chacun tour à tour, guette des réactions de que sais-je ? Effroi, désapprobation, dégonflade ? Mais enfin, il n’y a rien de tout ça entre nous. Juste un silence épais qui dit comme on est là, absolument, foutrement là et nulle part ailleurs.

- Pour aller voir le cargo : si vous pouvez faire ça à la fin du jour, c’est mieux. L’obscur cachera notre homme au retour pendant qu’il brasse jusqu’à vous. Plus sûr pour tout le monde.

- C’est pas simple, ce que tu nous demandes là, Zam, marmonne Paolo .

Je regarde mon coéquipier, interloquée. Ben alors ? Veut repartir, machine arrière ?

- On ne peut pas débarquer sereinement sur le pont du cargo avec un type qui va disparaître dans les minutes suivantes. Tout le monde s’en rendrait compte. Il faut trouver un prétexte, une stratégie.

- Un prétexte, du genre « on aimerait beaucoup faire une petite visite des lieux, si ça ne vous embête pas ? » (je raille, je raille, mais c’est que Pao a raison).

Il n’y a pas grand risque qu’on se méfie de nous à première vue, vrai. Nous ne sommes que de petits pas-d’ici, un poil excentriques et idéalistes. Juste assez pour divertir notre monde, pas assez pour l’inquiéter. Mais tout de même, ils penseraient quoi, les encargondés, les nuageux enflammés, s’ils détectaient un peu du bazar que l’on veut bien aider à semer ?

Je n’ai pas idée, moi. Sais pas ce que ça nous mènerait comme soucis et inquiétudes, d’être percés à jour. Mais je me dis que si la Corp a les moyens de mettre à la trime des centaines d’hommes sur des bateaux-carnage, elle saura bien nous mettre du gravier dans les rouages, à nous aussi.

- J’ai pas de solution toute faite pour vous, marmonne Zam. Pas encore. C’est la première fois qu’on se lance dans que’k chose du genre, alors la logistiquerie, les filoutades et les astuces, je ne les connais pas. J’apprends aussi, dans le même temps que vous. Par contre, il nous reste pagaille de temps pour réfléchir et puis ensemble trouver.

- A ton avis, quel risque on encourt ? demande Nouche.

C’est la première fois qu’elle ouvre la bouche depuis le début de la discutaille. Zam plante ses yeux en elle, je la vois qui s’empourpre : hé, faut pas mélanger les deux histoires. Ça doit vriller rond et fort dans la tête de la Nouche.

- J’ignore. Sais pas à quel point le Nuage de Feu est voué à la Noccio Corp, s’il y a des arrangements entre eux ou si c’est purement financier. Dans l’hypothèse où vous vous faites prendre, j’imagine qu’ils vont en référer tout de suite à la Corp et que vous aurez des ennuis.

Silence.

- Mais vous vous ferez pas prendre. Et puis dans le fond vous n’êtes que complices ; les vrais soucis, ils seront pour nous. Et ça, il y en aura, pour sûr. On les attend.



IOURI

Cette façon qu’il a, Zam, de foncer tête baissée avec sa passion en bandoulière… Il est presque inquiétant dans sa précipitation. Tout est nerveux, impulsif, incarné ; rien de réfléchi n’émane de ce corps animé de fureurs et d’exaltations.

Je ne sais pas quel accord nous avons scellé au juste sur cette grève, mais en me relevant je me sens tout chose. Je flageole comme un jeune tourtereau mal assuré. On s’engage, là – c’est entendu pour moi, mais où va nous mener ce chemin ?

Le ciel au-dessus de nos gaboches paraît un peu moins chargé qu’à l’ordinaire. C’est chose fréquente, en ce moment. La saison des pluies touche bientôt à sa fin ; un jour ou l’autre, il faudra bien que nous repartions. Le temps d’une saison, nous nous sommes lestés de tout ce que nous avons rencontré ici... Bientôt nous devrons reprendre notre propre route, redevenir des oiseaux. Ça me plaît bien, d’être un emplumé. À sa guise, survoler le monde et s’échapper de tout – oui, c’est une existence pour moi !

En attendant, il nous reste au moins une histoire à vivre, pour ne pas quitter cette baie tout aussi stupides que lorsque nous y sommes arrivés.

Je veux garder cette plage en mémoire, y associer le souvenir de tout ce que l’on s’est dit ici. Sûr que j’y repenserai ; sûr que je la chérirai, cette mémoire de quand on a parlé avec Zam et sa révolte. Je me retourne pour imprimer une dernière fois ce paysage humide et caillouteux, et, ho, que vois-je ! Les goélands moqueurs, le gravier déchiqueté et les algues olivâtres sont bien là mais c’est à peine si je les regarde. Derrière nous, j’ai tout juste eu le temps de saisir un geste : Zam a attrapé le poignet de Nouche, qui visiblement ne demandait qu’à s’enfuir. Avec deux doigts, il lui tient gentiment l’angle de la mâchoire, et avec la bouche, c’est qu’il l’avalerait presque ! Il est goulu, son baiser ; brillants ses yeux quand il la laisse partir.

Nouche fait mine de rien en quittant l’étreinte. Elle trottine jusqu’à nous tandis que Zam repart dans l’autre sens – pas un mot, pas un son, rien. Des oiseaux geignards se mettent à piailler comme pour emplir le silence. Je m’approche de la Nouschka et lui fais du coude pour la pousser à la confession de ses petits états d’âme. C’est que j’aimerais les entendre, moi ! J’aimerais savoir ce qui peuple sa caboche, mais elle reste mutique.

On pourrait être proches, tous les deux, mille fois proches… mille fois davantage, en tout cas. Mais les humains sont comme les saisons. Tout change. Un temps favorise une relation, le temps suivant la détériore. La saison chaude a été propice aux jointures et aux communications ; à présent c’est la pluie, et il y a comme un écran de bruine entre Nouche et moi. Un matériau non conducteur quelque part dans le circuit. Je ne sais pas qui l’a mis là, si c’est elle ou si c’est moi. Nous deux de concert, peut-être. Enfin, il est là.

Jusqu’à la prochaine boucle…



PAOLO

La réunion sur la grève avait été un jalon. A présent il nous fallait attendre le prochain, et ce faisant : vivre, bien sûr. Quoi d’autre ?

Ce fut Iouri, sans grande surprise, qui eut l’éclair de génie concernant la suite de nos affaires. Un jour que nous étions partis plonger, lui et moi – les filles étaient restées à bord pour poncer et vernir l’extérieur du rouf, qui commençait à souffrir de l’humidité – je le vis pensif, noyé dans la contemplation d’un cargo au mouillage non loin du Tupaco. Il semblait si concentré que je n’osai lui adresser la moindre parole tandis que je ramais pour nous ramener au bateau. Il tressauta soudain et s’exclama :

-Je sais ! Je sais par où il fera sa grimpette, le gadjo !

Puis sans me regarder un seul instant il posa une main sur mon épaule et de l’autre me désigna le cargo.

- Le Nuage de Feu. La chaîne. C’est évident. Pendant que nous, on monte à bord par l’échelle de corde qu’on nous balancera, lui n’aura qu’à nager jusqu’à la chaîne de l’ancre. Elle est colossale, ça ne devrait pas être trop compliqué de l’escalader. Ça le fera arriver par le puits à chaîne, incognito. Et de là… il fera son boulot.

C’était scandaleusement simple, enfantin : évident, oui. Maintes fois, je m’étais ébaudi de la taille de chaîne des lourds bâtiments de la baie. Un seul maillon était long comme mon avant-bras, épais comme mon poing. Plus qu’il n’en fallait pour qu’un homme se hisse à la force des bras. Une porte d’entrée non surveillée, grande ouverte sur les entrailles de la bête qu’il nous fallait dépouiller.

Comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ?

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