Dangereuse tentation
Isolde Marrowe me présentait méticuleusement les plantes médicinales qu’elle avait implantées dans la parcelle de terre qui lui avait été accordée. La journée était agréable. Les familles italiennes s’étaient absentées en compagnie de Père pour découvrir Rosemere sous tous ses aspects, notamment le commerce, tandis que les familles françaises restaient discrètes.
— Rosemere possédant un climat tempéré, il est possible de faire pousser certaines variétés très prisées, m’expliqua l’herboriste en s’agenouillant.
Elle désigna l’une d’elles.
— Voici une melissa officinalis, elle est idéale pour traiter l’anxiété, les troubles du sommeil, mais aussi les palpitations ! Une merveille. Touchez-la, je vous en prie, empreignez-vous d’elle, Lady Aveline. Plus qu’il ne faut les observer, il faut aussi les toucher pour les comprendre !
Je saisis délicatement une feuille de mélisse entre mon pouce et mon index. Elle était dentelée, mais très agréable à toucher. Elle exhalait un doux parfum citronné.
— Que voulez-vous dire par ‘’les comprendre’’, mademoiselle Marrowe ?
Elle tint à son tour une feuille et prit une grande inspiration.
— Je ne vous apprends rien si je vous dis que les plantes sont des êtres vivants. Et comme tout être vivant, elles communiquent. Pas seulement entre elles ! Celui ou celle qui s’y intéresse peut également comprendre leur langage. Elles nous transmettent des informations par leur aspect, leur odeur, le sol sur lequel elles reposent, mais aussi par leur feuillage. Fermez les yeux, madame, et écoutez les murmures silencieux de cette plante.
Je m’exécutai.
— Concentrez-vous sur la mélisse, ressentez-la, humez son odeur.
Je me focalisai sur mes sens. Une légère brise caressa la plante et amplifia son parfum. Mon cœur ralentit jusqu’à ce que ses battements soient lents et clairement audibles. Autour de moi, les oiseaux ne gazouillaient plus et les échos de la cité, portés par le vent, s’étaient évanouis. Du temps s’écoula. Des secondes ? Des minutes ? Je n’en savais rien. Le bout de mes doigts se réchauffa, puis un courant se mit à traverser ma main. Cette sensation chaude et agréable qui rampait sous ma peau remonta dans mon bras, puis, petit à petit, se diffusa dans tout mon corps. C’était comme boire une soupe en plein hiver. Comme se tremper dans un bain. J’étais apaisée, presque endormie.
— Vous la sentez, n’est-ce pas ? Vous sentez la vie circuler en elle, Lady Aveline...
La voix de Mlle Marrowe était à la fois lointaine et toute proche. Plus étrange encore, elle semblait provenir de l’intérieur de ma tête. J’avais du mal à penser. Tout me semblait irréel. Je fus subitement extirpée de mon état par Isolde qui me tenait par les hanches, quasiment renversée en arrière. Que s’était-il passé ?
— Je me suis endormie ?
Mon corps était engourdi et les sons peinaient à me revenir.
— Presque, rit l’herboriste en m’asseyant doucement sur le sol. Vous êtes entrée dans une forme de méditation et vous vous êtes laissée aller à la plante. Visiblement, elle avait beaucoup de choses à vous dire !
— J’ai du mal à réaliser ce qui vient d’arriver, reconnus-je.
L’herboriste sourit. Elle me parut encore plus radieuse que d’habitude.
— La nature attend qu’on lui prête l’oreille. Poursuivons !
Isolde me présenta les plantations suivantes. Du thym à la valériane, en passant par la camomille, la sauge et la lavande. Ses explications étaient très détaillées, mais simples à comprendre. Elle m’invita à toucher chacune d’elles, mais aussi à noter mon ressenti et à l’exprimer.
— Puis-je vous faire part d’une hypothèse possiblement tirée par les cheveux, Lady Aveline ?
J’approuvai de la tête, tout ouïe.
— À force d’étudier les plantes, j’ai relevé quelques détails pour le moins frappants. J’ai comme l’impression que… qu’elles ont besoin de la lumière pour vivre, tout autant que de l’eau.
— Comment pouvez-vous en être sûre ?
— Eh bien, il suffit de les observer. Certaines orientent leurs feuilles vers la lumière. Ce n’est pas un hasard. Mettez l’une d’entre elles à l’ombre, et vous verrez qu’elle sera rapidement en train de dépérir. La terre nourrit les plantes, l’eau les abreuve, mais le soleil les élève ! Si elles ont la force de guérir nos maux, c’est en grande partie grâce à lui. Elles nous offrent de leur vigueur, expirant toute la lumière accumulée à travers le souffle.
— Le souffle ?
Mlle Marrowe partait dans une direction où il m’était difficile de la suivre.
— Oui, Lady Aveline. Vous l’avez senti, tout à l’heure, lorsque vous avez communiqué avec la mélisse. Vous avez senti ce battement discret d’une vie qui n’est pas la vôtre. Lorsque vous vous agenouillez en face d’une plante, elle partage son souffle de vie avec vous.
Je la contemplai avec un mélange de curiosité et d’admiration. Isolde éprouvait bien plus que de la passion pour son travail, c’était toute sa vie ! Le fruit de ses observations était pour le moins surprenant, mais tout à fait intéressant. Elle tenait fichtrement bien sa réputation.
— C’est fascinant, mademoiselle Marrowe. Je pourrais vous écouter parler pendant des heures. À travers vos paroles, on se rend compte que ces plantes sont en réalité tout aussi vivantes que nous.
— Elles font partie d’un tout, m’expliqua Isolde. Nous, la terre, l’eau, la faune… chaque élément est lié. Voilà ce que l’on nomme la vie.
J’esquissai un large sourire.
— Herboriste de talent et philosophe !
Mlle Marrowe éclata d’un rire mélodieux, dirigea son regard vers les plantation, puis le reporta sur moi. Ses grands yeux à la profondeur abyssale semblaient vouloir m’engloutir.
— Je ne me prétends pas force de pensées. J’aime simplement la nature et ses créations… C’est une véritable artiste. Un peu comme vous, Lady Aveline.
Mes joues s’empourprèrent.
— Je n’ai ni son talent, ni son génie créatif. Je m’inspire simplement de que je trouve beau.
Isolde m’adressa ce regard enflammé dans lequel je percevais de la séduction. Il m’était impossible de soutenir ses yeux.
— Cela veut donc dire que vous me trouvez belle ?
— Eh bien… vous avez un beau visage, bien proportionné…
Je perdis mes mots. Une chaleur insoutenable me brûlait les entrailles. Cela recommençait. Quel sortilège était-elle en train de me jeter ? Mlle Marrowe était réellement une magicienne, et ses tours ne fonctionnaient pas que sur les plantes, visiblement…
— Mais encore… me relança-t-elle, avide de réponses.
Elle porta ses mains à sa ceinture, un geste à la fois provocateur et irrésistible.
Elle me coinçait. Mais que m’arrivait-il, tout d’abord ? Je ne comprenais rien !
— Vous avez des lèvres délicates et magnifiquement dessinées. Vos yeux ont une belle forme et… on a envie de se perdre dedans. Vos traits sont fins… pour être honnête, je m’en délecte chaque soir en produisant votre portrait. Quant à vos cheveux, je n’en ai jamais vu pareils. Et puis, il y a votre façon de sourire, toutes vos petites habitudes, comme découvrir votre oreille gauche, tout en laissant la droite cachée. Vous êtes un modèle atypique. Pour conclure : oui, vous êtes belle, Isolde.
Elle s’avança et dégagea doucement la mèche de cheveux qui retombait sur mon œil gauche.
— Je suis flattée, Lady Aveline.
— Appelez-moi simplement Aveline, lorsque nous ne sommes que toutes les deux.
— Très bien, Aveline.
Nous discutâmes un moment, comme nous le faisions chaque soir, et ce, sans langue de bois.
— Que donne la bataille des fils De Montreuil pour dérober votre cœur ? me questionna-t-elle sur un ton plaisantin.
Je contins une grimace. Cela faisait des jours que les deux jeunes hommes me faisaient la cour, m’offrant de petites attentions, m’invitant à me promener dans les jardins avec eux, et glissant des mots doux sous ma porte. Leur rivalité grandissait, entraînant de nouveaux conflits. Les murs de la demeure souffraient d’acouphènes tant leurs disputes résonnaient dans les couloirs.
— Aucun ne parvient à prendre l’avantage, grognai-je.
Je la défiai du regard.
— Et vous ? Marc de La Rivière ? Le conte Morosini ?
Elle croisa ses bras dans son dos et s’étira.
— Je pense qu’ils ont abandonné.
— Et... mon père ?
Elle fit un bond de surprise.
— Je vous demande pardon ?
— Vous lui offrez des bouquets tous les jours, et certains soirs, vous rejoignez ses appartements. N’est-il pas trop âgé pour vous ?
Isolde se gratta la nuque, confuse.
— Vous vous méprenez, Aveline. Votre père affectionne simplement ce que je fais pousser. Aucune ambiguïté derrière tout cela !
— Hum… On se demande pour qui votre cœur pourrait s’éprendre ! Les hommes n’ont pas l’air de susciter votre intérêt.
Elle esquissa un sourire en coin.
— Disons que… ça ne m’intéresse pas. D’ailleurs, ils n’ont pas l’air d’attirer vos jolis yeux non plus.
Mon corps se transforma en torchère.
— Je vous trouve hâtive dans vos déductions, mademoiselle Marrowe !
Nous rîmes de longues minutes, nous envoyâmes des boutades que je n’aurais osé employer avec quelqu’un d’autre, puis Isolde fit un hochement de tête en direction de la cité.
— Que diriez-vous de découvrir ma boutique, Aveline ?
— Comment refuser ? lui retournai-je, un sourire complice étirant mes lèvres.
J’étais curieuse de découvrir la future échoppe. Isolde étant une femme de goût, j’imaginais un lieu lumineux, empreint de vie, magnifiquement décoré. Il y avait quelques herboristes en ville, mais ils n’avaient ni la notoriété, ni même le savoir de Mlle Marrowe. Elle allait sans aucun doute écraser la concurrence. J’espérais intimement que tout cela n’allait pas lui coûter. Mais même si je la connaissais relativement peu, je sentais que cette femme avait du caractère. Elle allait beaucoup apporter au sein de Rosemere.
Tandis que nous déambulions dans les rues, nous fûmes saluées par des passants qui parurent interloqués. Était-ce la présence d’Isolde à mes côtés qui les perturbait tant ? Son séjour à la villa n’était pourtant un secret pour personne. Les causeries de bout de comptoir allaient toujours plus vite que les annonces officielles. Les gens se doutaient de la raison qui avait poussé Père à accueillir la jeune prodige entre nos murs. Tout le monde savait que le duc était un opportuniste. Sur le chemin de la boutique, quelques commerçants nous firent cadeau d’un peu de leurs marchandises. Nous fûmes bientôt chargées comme des mules.
— J’ignore qui a le plus de succès entre vous et moi, Isolde.
— Tout dépend du point de vue, Aveline. On m’a surtout donné de la nourriture, tandis que vous, on vous a fait cadeau de breloques et de parfums !
J’avais oublié la sensation que procurait une promenade au cœur de Rosemere. Mes derniers déplacements avaient été brefs. Sans m’en rendre compte, j’imitais en partie le train de vie de Père ! Depuis combien de temps n’avais-je pas foulé les rues pavées ? Depuis combien de temps ne m’étais-je pas arrêtée déguster des mets locaux dans un commerce ? Depuis combien de temps je ne profitais plus de la vie ? La réponse était évidente et funeste. Tout semblait beaucoup plus fade depuis le départ de Mère. Même les roses avaient perdu de leurs couleurs éclatantes. De leur souffle de vie. Tout était terne, voire vieillissant. Le climat paraissait également plus maussade.
Nous finîmes par nous retrouver devant une façade de pierre, sur laquelle, sculptée avec de magnifiques reliefs, demeurait l’enseigne, peinte à la main et suspendue par une ferronnerie ouvragée. Elle représentait un mortier ainsi qu’une feuille de romarin. ‘’Les Arcanes Végétaux’’, pus-je lire. Ce nom émanait bel et bien d’elle ! Une porte en chêne sombre décorée de petits clous de cuivre nous cachait l’intérieur.
— Aveline, soyez la bienvenue dans ma modeste boutique.
Un monde inattendu s’ouvrit devant mes yeux. Je fus assaillie par un mélange envoûtant d’odeurs. Je pus discerner la sauge, la violette et le bois de santal dans tout ce chœur olfactif. La lumière était douce, filtrée par de beaux rideaux. Les murs étaient tapissés d’étagères en bois, sur lesquelles reposaient des fioles de verre soufflé, des pots en terre cuite scellés à la cire, ainsi que des sachets de toiles étiquetés à l’encre brune. Je caressai du bout des doigts le comptoir en noyer, installé au centre de la pièce. Un grand mortier, une balance à plateaux en cuivre et un registre dormaient dessus. En levant les yeux, je pus percevoir des bouquets d’herbe suspendus au plafond. Çà et là, quelques objets d’ailleurs témoignant des nombreux voyages de l’herboriste, tels qu’une pierre polie, une plume d’oiseau, ainsi que des bibelots que je n’avais jamais vus auparavant. Une armoire fermée était dissimulée dans un coin de la pièce.
— Mademoiselle Marrowe, je suis époustouflée ! Vous avez su rendre cette boutique très agréable à visiter. On sent que ce lieu est imprégné de vous. Il est chaleureux, mais aussi mystérieux et envoûtant. J’ai l’impression qu’il s’y cache tant de détails impossibles à discerner si on ne possède pas vos yeux…
— Vous vous posez beaucoup de questions à mon sujet, sourit-elle.
— Eh bien… Vous êtes d’une douceur rare, d’un raffinement qui l’est tout autant. Vous êtes observatrice et forte en déduction. Vous savez tout des gens avec qui vous conversez, mais en revanche, eux ne savent rien de vous. Vous êtes fascinante. Je dirais même enivrante.
Isolde reprit ce regard séducteur. J’ignorais pourquoi, mais j’avais envie de me blottir contre elle, de toucher sa peau, m’en délecter, en savourer chaque détail. Ma peinture n’aurait jamais pu égaler la beauté de son visage. Son minois que je ne pouvais me sortir de la tête. Sa silhouette qui se découpait du paysage. Son sourire qui occupait mes nuits, m’empêchant parfois de fermer l’œil. Je voulais m’abandonner à elle afin de découvrir tous ses mystères. Mais une femme aussi mystérieuse pouvait-elle s’ouvrir ?
— Ce n’est pas seulement votre beauté, ni votre parfum… poursuivis-je. C’est vous, dans votre ensemble. Je ne saurais expliquer ce qu’il se passe. Vous ne cessez de me surprendre. Moi qui apprends depuis mon enfance à manier une rapière, je me sens désarmée, sans défense face à vous…
Les joues pourpres et le coeur consumé par le désir, je fondais sur place.
— Moi aussi je vous observe beaucoup, Aveline.
Mon cœur battit la chamade. Que signifiait cette course effrénée ? Étais-je malade ? Allais-je mourir subitement, à mon si jeune âge ?
— Vous m’inspirez les plus belles poésies, les plus belles sérénades, les plus beaux mots… déclara mélodieusement l’herboriste. Mais mon cœur ne sait exprimer ses sentiments que d’une seule façon.
Elle se dirigea vers la mystérieuse armoire, sortit une clé de sa poche et l’ouvrit. Avec grande précaution, elle extirpa une cloche de verre qu’elle contempla, soucieuse. Après une brève inspection, la jeune femme sourit et s’approcha de moi, me tendant l’objet. Il y avait un pot à l’intérieur, et dans ce dernier, se trouvait un petit rosier aux couleurs uniques. Je saisis délicatement son cadeau, sentant l’émotion monter. L’unique fleur qui se dressait sous la cloche était absolument somptueuse. Ses pétales étaient bicolores, tandis que son cœur était d’un rouge cramoisi velouté. Une union de deux variétés. Ses feuilles arboraient un vert profond qui contrastait merveilleusement bien avec la rose elle-même. Elle me paraissait irréelle.
— Je… Je n’ai jamais vu fleur pareille ! bégayai-je. Est-ce un songe ou une œuvre façonnée de vos mains ?
— En greffant ce rosier, j’ai voulu se faire rencontrer deux âmes, l’une vigueur, l’autre beauté. Elles ne forment plus qu’une, désormais, prononça doucement Isolde.
Cette rose était une véritable poésie végétale !
— Et vous me l’offrez ? Un trésor aussi unique ?
— Ce trésor n’aurait aucune valeur s’il n’était pas confié à la personne qui lui donne sens. Ce que vous voyez est bien plus qu’une rose, Aveline.
— Que signifie-t-elle ?
Isolde s’approcha, colla doucement son abdomen à la cloche et glissa sa main sur la mienne. Elle était délicate et chaude, comme la dernière fois. Mais cette fois-ci la scène avait une saveur autre.
— Tout comme les roses, vous êtes gracieuse et d’une beauté authentique. Vous êtes aussi robuste et forte de caractère. Vous êtes piquante envers ceux qui tentent de vous arracher sauvagement, sans prendre le temps de vous comprendre, mais douce envers ceux qui veulent vous cueillir délicatement. À vrai dire, Aveline, ce sont les roses qui s’inspirent de vous, et non l’inverse. Celle-ci est celle qui vous reflète le mieux.
— Qu’êtes-vous en train de me faire ? bredouillai-je, assaillie par les émotions.
Isolde prétendait être malhabile avec les mots, alors qu’en réalité, elle se sous-estimait. Mais il était vrai que ce rosier, que je tenais fermement, comme s’il n’était qu’une illusion pouvant s’effacer à tout instant, exprimait ce qui ne pouvait l’être.
— On dirait que je viens de marquer une touche, rit l’herboriste. Votre rapière vous a offert la victoire, l’autre soir. Ce jour-ci, c’est cette rose qui m’a permis de triompher. Permettez-moi que ce soit la plus belle des victoires.
— J’ai le sentiment d’être captive… Bien plus que je ne l’imaginais. J’ignore comment, mademoiselle Marrowe, mais vous me faites tomber en esclavage.
— Et si je vous promets une captivité douce, où je ne cherche pas à vous enchaîner, mais à marcher à vos côtés ?
Isolde approcha son visage, collant son front au mien, nos lèvres séparées par un simple souffle. Les larmes me montèrent aux yeux. Les sensations ardentes me consumaient comme un feu de forêt.
— Pitié, je n’en peux plus, offrez-moi de votre souffle, Isolde… Embrassez-moi.
Les yeux de l’herboriste s’illuminèrent d’une magnifique lueur qui m’était inconnue. Sa lumière.
— J’ai besoin de comprendre… insistai-je, le visage ruisselant.
La jeune femme passa une main tendre sur ma joue, essuyant au passage les larmes qui roulaient dessus. Mes sanglots cessèrent. Lentement, ses lèvres s’approchèrent des miennes et les effleurèrent, hésitantes, comme un serment chuchoté. Puis après un instant suspendu dans le temps, elles fusionnèrent. Le nœud dans mon estomac se desserra pour laisser place à un sentiment de plénitude. Mes joues étaient toujours en proie aux flammes, mais tout ce que je pouvais ressentir n’avait plus rien de douloureux. Les traits de l’herboriste se révélaient comme je les avais fantasmés : doux et fruités. Ils me remémoraient de succulents souvenirs d’enfance. Le léger amertume des oranges du marché, l’acidité des pommes du verger, mais également le goût des sucreries dont je m’étais tant délectée. Me prit l’envie de les dévorer, goulûment, afin de découvrir davantage leurs différentes saveurs. Le baiser dura quelques secondes, puis nos lèvres se quittèrent. Les miennes me picotèrent quelques instants. Mes doigts se posèrent dessus, hésitants. Après un sentiment de paix qui dura, ce fut l’effroi qui vint toquer à la porte.
— C’est impossible… marmonnai-je d’une voix tremblante.
Les larmes revinrent, comme une crue. La nostalgie de mon enfance disparut, engloutie par une terreur sourde. Nous venions de céder à la gourmandise interdite. Un acte que les gens qualifiaient d’abominable.
— Comment vais-je faire ? C’est terrible ! paniquai-je, les yeux ronds et le souffle court.
Isolde me tint le bras de sa main libre.
— Pourquoi donc, Aveline ?
Le sentiment d’effroi me fit reculer machinalement. Le petit rosier se déroba de mes mains, celles-ci tout à coup dépourvues de consistance. La cloche se brisa sur le sol, le constellant de cristaux scintillants. L’horreur s’empara du visage de Mlle Marrowe.
— Je ne peux pas… que va penser Père ? Que vont penser les gens ? sanglotai-je, une main sur la bouche.
— Aveline…
Isolde s’avança, livide, écrasant un morceau de verre sous sa botte, le regard toujours braqué sur la rose greffée qui gisait tel un cadavre.
— Non… Je dois partir !
Et je pris la fuite, courant à toutes jambes telle une voleuse à travers les rues pavées de Rosemere, les regards posés sur moi, abandonnant l’herboriste avec son cadeau que je venais de briser.
Je regagnai la villa en trombe, bousculant quiconque se trouvait sur mon passage. Réginald, qui transportait un plateau de fruits jusqu’aux appartements des invités, eut le malheur de se trouver sur mon passage. Surpris, il dut faire un mouvement vif sur le côté et manqua de tout renverser.
— Que se passe-t-il, Lady Aveline ? maugréa-t-il, consterné. On dirait que vous fuyez le diable !
— Fichez-moi la paix !
Je m’effondrai sur mon lit et laissai couler mes larmes pendant de longues minutes, implorant silencieusement le pardon, les entrailles déchiquetées par la culpabilité. Personne ne nous avait vues, or, j’avais l’horrible sentiment que tout le monde savait. Que mon visage était imprégné de notre acte. Qu’un fer rouge avait brûlé mon front pour que jamais ma faute ne tombe dans l’oubli. Des milliers d’yeux invisibles et réprobateurs m’accablaient, me fouettaient de leurs accusations, et jouaient l’affreuse mélodie de leur dégoût à mon égard. Malgré le vacarme tonitruant, l’épuisement eut raison de mes dernières forces, et la nuit tomba plus tôt que prévu.
Le martèlements hésitants de Réginald, venu m’annoncer l’heure du souper, interrompirent mon sommeil.
— Prévenez Père que je ne souhaite pas dîner, envoyai-je sèchement, le visage brûlé par les larmes, mon oreiller trempé.
— Est-ce que tout va bien, madame ? Votre journée en compagnie de l’herboriste s’est-elle bien passée ?
— Je ne veux plus la voir… et je ne veux plus jamais entendre parler d’elle, c’est compris ? martelai-je, en proie à une colère sourde. Empêchez-la d’accéder à mes appartements si elle essaye d’y pénétrer, postez même des soldats devant la porte s’il le faut !
M Ashworth se tut un instant avant d’approuver et de quitter les lieux.
Mon ventre se déchirait, et le chagrin ne cessait de couler de mes yeux. C’était atroce. Je ne pouvais pas succomber à Mlle Marrowe, la religion l’interdisait. J’avais eu écho de ce qui arrivait aux gens qui s’aimaient, en étant de la même constitution. Il m’était inconcevable de subir un tel sort, ni d’être reniée. Nous ne devions plus nous voir, et ce, malgré les protestations de mon coeur. Il me fallait encaisser la douleur. Avec le temps, je finirais par oublier Isolde. Et puis, le départ de nos convives était proche ! Son séjour à la villa touchait à sa fin. C’était une forme de deuil ! Oui, je devais définitivement passer à autre chose. Mais comment sortir de cette captivité ? De cette cage dans laquelle elle m’avait enfermée ? J’allais bien finir par trouver ! Il le fallait. En attendant, je devais la sortir de mes pensées. Le portrait de l’herboriste se retrouva — non sans efforts colossaux de ma part — dans mon cabinet, enfoui parmi mes œuvres délaissées.
« Oui, il me faut l’oublier… »

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