Jaune : joie, chaleur, lumière, optimisme.

8 minutes de lecture

« Ma bien-aimée , très chère, future Chloé – c’est trop ? Tu penses ? Je te vois secouer la tête d’un air faussement exaspéré -,

Tu te demandes peut-être comment se déroulera ta journée ? Non ? Une journée classique ? Allons ! Pas de ça entre nous ! Nous savons toutes les deux que nos jours n’ont rien de banal. C’est notre rôle de faire en sorte que le train train quotidien ne devienne pas trop routinier !

Donc, je reprends. Oui, Chloé, voici comment ton récit, en ce trentième jour de Māius, en l’an 2753 Ab Urbe Condita (Bon, d'accord, AUC, si tu préfères. Oh la la !), va se dérouler. Il est 7:00 passée de quelques minutes, le temps que tu te lèves et trouves la bonne page dans ce journal. Tu finiras de lire ce passage, avant d’aller te préparer pour une belle journée ensoleillée, comme à l’accoutumée.

Je te conseille de mettre la robe que tu as acheté dans la Provincia XV l’an dernier. Son jaune canari va si bien avec ta chevelure d’or, tressée en une magnifique natte qui… Hein ? Quoi ? J’en fais trop ? Oh la la, rabat-joie ! »

Chloé secoua la tête, amusée par sa propre plume de la veille. Depuis toute petite, elle conservait ce rituel quotidien de poser dans son journal quelques mots d’introduction pour son moi du lendemain. Une façon légère de commencer la journée de façon positive.

S’étirant pour réveiller son corps, la trentenaire balaya sa chambre du regard. Elle défit ses draps de son grand lit, si confortable, avant de tapoter son oreiller de quelques mouvements. Elle se dirigea vers la fenêtre, ouvrit les volets, et toisa le monde d’en bas. Son appartement, un duplex situé au plus haut étage d’un immeuble comportant six paliers, lui offrait une vue plongeante sur les rues encore peu empruntées à cette heure matinale.

Chloé ferma les yeux, prit une grande bouffée d’air frais, et se retourna vivement vers l’intérieur de sa chambre. Elle rouvrit les yeux et expira, balayant du regard la couleur omniprésente. Du jaune, partout, en veux-tu en voilà. Canari, moutarde, citron, safran, fluo, poussin, et bien d’autres teintes d’une même couleur. Risquant un regard par dessus son épaule, ses yeux se posèrent sur le monde gris au-delà de sa fenêtre.

Gris. Jaune. Monochromacie partielle, comme l’a nommé le médecin, vingt-huit ans plus tôt. Chloé avait sept ans lorsqu’elle fut diagnostiquée ainsi. Une monochromate sélective – ou unichrome - qui ne voit que le jaune, au milieu d’un monde gris, terne, sans saveur. C’était son quotidien. Son combat pour ajouter un peu de couleur, contre l’existence fade d’une planète dirigée par un Imperium technocrate.

Secouant la tête pour chasser ses pensées, Chloé retourna à son bureau pour continuer sa lecture de ses propres écrits.

« Bon, tu l’as mise, ta robe ? »

Oups. Elle se hâta d’aller faire sa toilette, s’habiller, et préparer un petit déjeuner copieux. Aujourd’hui, comme d’habitude, ce serait œuf à la coque, porridge, thé jaune et banane ! Rien de tel pour commencer une bonne journée. Après un temps de préparation accompagné de chansons entraînantes diffusées par son petit poste radio, Chloé termina les préparatifs en saupoudrant son porridge d’une pincée de curcuma, pour en rehausser la teinte en un doré profond, et ajouta le sucré d’un filet de miel issu d’une ruche de la Provincia XXXI.

Elle prit le temps de savourer son repas, écoutant d’une oreille distraite les mélodies qui résonnaient dans sa cuisine. Quand ce rituel fut terminé, l’unichrome fit sa vaisselle et retourna à son bureau, dans sa chambre, où l’attendait la suite de sa prose de la veille.

« Si tu continues à lire, je suppose que ça veut dire oui. Tant mieux ! J’imagine que tu as également pris le temps de manger avant de revenir vers moi, non ? Si ce n’est pas le cas, je ne sais même plus ce que je vais faire de toi, ma pauvre ! Mais, puisque je préfère garder foi en toi – moi ? Nous ? Peu importe ! – partons du principe que tu as le ventre plein. Maintenant, eh bien… Tu veux vraiment que je te prenne par la main pour tout le reste de la journée ? Ma pauvre fille ! Chloé Laeticia Aurea ! Lève-toi, et marche !»

Adoptant une moue faussement vexée, Chloé referma son journal avant de quitter son appartement, baskets en toile jaune moutarde aux pieds. Au lieu de descendre, comme on pourrait s’y attendre, elle emprunta la petite porte qui menait vers le toit ouvert. Là haut se trouvait un espace de jardinage, ou elle avait planté de nombreuses fleurs. Tournesols, jonquilles, mimosa, tulipes jaune ; une multitude d’ajout végétal dans un monde où l’artificiel régnait en maître. De la couleur dans un monde gris.

Chloé prit le temps d’arroser ses fleurs, les inspectant d’un œil critique, tout en humant un petit air entraînant. Quand son travail fut fini, elle quitta le toit et rejoignit son domicile pour y récupérer son sac à main. Elle jeta un regard oblique à son reflet dans le miroir le plus proche, souriant à l’image d’une femme grande, élancée. Un regard vers sa montre l’informa qu’il était presque huit heures. Rassurée de ne pas avoir pris trop de délai, la trentenaire repartit de chez elle, descendit les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, et s’aventura dehors. Le petit panneau « Rue Ignatus II, District VII, Provincia LXXXVI » annonçait à qui voulait se repérer, dans quel coin on se trouvait.

Elle adopta une démarche vive, presque sautillante, s’attirant le regard amusé des voisins qui connaissaient son tempérament jovial. Quelques voitures commençaient à emprunter les routes du district, les gens allant et venant à leur bon gré. Ses pas la menèrent rapidement à l’entrée du souterrain vers le Celerritas. Une fois descendue, elle put constater que, comme chaque jour, une foule de badauds attendaient déjà le train suivant. L’unichrome pressa son badge de transport sur la borne adaptée. Un message s’afficha sur l’écran. « Citoyenne Chloé Laeticia Aurea, Curatrice de Projets. Accès confirmé. Ligne de transit Alpha. Passez une journée efficiente. »

Lorsque la machine arriva, en un éclair, sa carrosserie profilée d’un gris aérodynamique s’arrêtant au millimètre près, les portes s’ouvrirent silencieusement, invitant les passagers à y entrer. Chloé ne se fit pas prier, suivant la foule décolorée au cœur du véhicule. Elle se plaça contre un mur, ses yeux collés à la carte du réseau. Elle la connaissait par cœur depuis le temps. Trois arrêts avant le sien.

Comme tous les jours, des têtes familières montaient et descendaient à chaque station. Une personne en particulier arracha un immense sourire à Chloé. C’était une femme de son âge, plus petite qu’elle et un peu potelée, avec une lueur taquine brillant dans son regard.

Aïna ! Comment vas-tu ? lança Chloé, ravie de retrouver sa meilleure amie.

Clo ! Pourquoi le monde est si gris ? fut la réponse du tac au tac, accompagnée d’une étreinte enthousiaste.

Chloé rit de bon cœur, consciente du message subliminal incrusté dans ces mots. Car oui, elle savait qu’Aïna partageait cette connexion avec elle : la monochromacie partielle, à la différence que la seule couleur qu’elle voyait était le orange.

Il est gris parce que personne ne veut faire l’effort de le peindre, renvoya la grande blonde en rendant l’étreinte chaleureuse.

Joli, ma joie, approuva Aïna, le visage confortablement blotti contre la poitrine de sa compagne de trajet.

Lorsque le Celerritas arriva enfin au troisième arrêt depuis qu’elle y était montée, Chloé descendit, accompagnée de son amie.

« Provincia Fluminalis, centre-ville. Provincia Fluminalis, centre-ville. »

Provincia Fluminalis, ou la province des fleuves, était l’endroit où vivaient les deux camarades, bien que dans deux districts différents. Le centre-ville renfermait bien sûr la majorité des magasins, mais aussi les zones culturelles. Tandis qu’Aïna venait chaque matin pour faire quelques emplettes pour la journée – elle travaillait à domicile comme développeuse de jeux vidéos -, Chloé travaillait dans le secteur.

Comme chaque jour, tel un rituel appris par cœur, les deux comparses se séparèrent à la sortie du réseau sous-terrain. Aïna lui donna une tape amicale dans le dos.

Au travail, ma joie ! Je te rejoins à l’heure du repas. J’ai des courses à faire, et un jeu à planifier.

On se voit plus tard, Gremlin, sourit Chloé à son amie hyperactive.

La blonde marcha pendant quelques minutes, observant le monde fade autour d’elle, avant d’arriver à un immense complexe de bâtiments interconnectés : le Forum des Arts et de l’Éducation. La devise de l’Imperium était affichée sur une enseigne à l’entrée : Aeternitas Imperii – l’Éternité de l’Empire. Connaissant son trajet par cœur, elle se dirigea vers l’une des bâtisses sur la droite. L’enseigne était sobre. Juste un panneau de marbre parfaitement poli, gravé de la mention officielle : Officium Fabulæ le Bureau des Contes. Juste en dessous, la maxime qui régissait son quotidien : Fabulae ad Imperium Servit – Les Contes au Service de l’Empire.

Elle franchit les portes. L’intérieur de l’Officium était d’un gris chaud, conçu pour une productivité maximale. Aux yeux de Chloé, les grandes tables communes étaient recouvertes d'un matériau d'un jaune très pâle, tandis que son propre pupitre l'attendait, seul contre un mur.

Elle s'installa à sa station. Elle était prête. Les contes pour les enfants de l'Imperium n'allaient plus attendre.

Pendant des heures, Chloé travailla sur son conte Le Petit Curateur et l’Importance de la Numérotation, une ode à l’Imperium comme tout ce qui se faisait ici. Le conte devait glorifier l’ordre, la classification et l’efficacité. Chloé tentait de subvertir comme elle le pouvait la rigidité de l’histoire, par exemple en disant que le Petit Curateur ne trouvait la numérotation utile que parce qu’elle lui permettait de classer les rayons de soleil ou miettes de gâteau au miel dans son assiette. Le but de l’ordre était ainsi détourné vers la recherche de bien-être, sans aller à l’encontre de ses instructions.

Pendant les heures de travail, seuls quelques cliquetis sur tablettes venaient perturber le silence. Tout le monde s’affairait diligemment, dans le but de rendre un travail optimal dans les meilleurs délais. Chloé déplorait souvent dans sa tête le manque de couleurs et d’ambiance, mais elle refusait de laisser quoi que ce soit la distraire.

Enfin, l’heure de la pause déjeuner arriva. La femme unichrome se leva doucement, s’étira longuement, avant de quitter les lieux. Une fois dehors, elle prit une grande bouffée d’oxygène, et se rendit à l’entrée du Forum où l’attendait Aïna.

Pas trop barbante, la matinée ? lui lança son amie, sur un ton taquin.

Chloé se contenta de pointer vers son visage, un grand sourire sur les lèvres, et de rouler des yeux de manière exagérée, au grand amusement de sa comparse. Toutes deux marchèrent côte à côte, en direction du secteur dédié aux restaurants, essayant tant bien que mal de se faufiler à travers la foule qui avançait sur le même trottoir qu’elles.

Tu veux manger quel genre de cui…

Chloé n’eut pas le temps de finir sa phrase, ni même le désir d’y réfléchir, car elle fut soudain poussée par un badaud pressé, chuta sur la route, et se retrouva nez-à-nez avec les phares d’une voiture jaune arrivant à toute vitesse.

Jaune safran, fut sa dernière pensée avant la collision.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Sebreton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0