5. Chris (2/2)

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— Ça va ?

Alice ouvre les yeux et les referme vite, aveuglée par le soleil. Elle tend les bras pour se protéger avant de répondre en marmonnant :

— Ouais tranquille, et toi ?

— Ça va… Tu te fais pas trop chier ? Enfin je veux dire… tu te fais pas trop chier avec moi ?

— Bah non, pourquoi tu dis ça ? Je suis bien avec toi.

Elle répond par réflexe, sans prendre le temps de réfléchir à ma question, comme si ça n’en valait pas la peine… Comment peut-elle se contenter de cette vie plate, infestée de paroles creuses, de silences et de non-dits ? Combien de temps va-t-elle continuer à faire comme si tout allait bien ? Je ne peux pas me taire :

— Je comprends pas comment tu peux dire ça… Tu réfléchis à nous des fois ? Tu vois pas qu’on n'a rien à se dire ?

— Heu… bah si des fois je m’ennuie, mais c’est la vie qu’est comme ça. C’est normal de s’ennuyer de temps en temps... Et puis on fait pas grand-chose aussi c’est pour ça, je vois pas de quoi je pourrais parler…

Elle me ressert sa soupe insipide de fausses excuses et de lieux communs mâchés et remâchés pour se rassurer… J’en suis gavé. Est-ce qu’elle fait exprès de répondre à côté ? Il va encore falloir insister :

— Ça c’est sûr, on fait rien ensemble… On s’intéresse pas aux mêmes choses de toute façon. Mais c’est pas ça le problème. Le problème c’est que tu dis jamais rien, tu dis jamais ce qui va pas. On est côte-à-côte, on parle pas, et toi tu fais comme si tout allait bien… C’est quand la dernière fois que t’es venue me parler d’un problème ?

Elle lève les yeux au ciel et pousse un long soupir avant de répondre :

— Je sais pas… C’est vrai que j’ai du mal à parler des problèmes mais ça veut pas dire que ça m’intéresse pas. J’y réfléchis mais je sais pas comment aborder le sujet, je sais pas quand ou comment dire les choses…

Toujours les mêmes excuses à deux balles. Je dois encore lui mettre le nez dans ses contradictions pour que puisse germer l’idée d’une tentative de remise en question :

— Ah oui ? Mais comment tu peux dire que ça t’intéresse alors que t’en parles jamais ? Tu me prends pour un con, c’est pas possible ! Même quand c’est moi qui viens en parler t’as jamais rien à dire ! Si tu réfléchissais tant que ça, t’aurais quand même des choses à dire de temps en temps, non ?

— Oui… mais le problème c’est que j’ai du mal à exprimer ce que je ressens. Quand on parle, j’arrive pas à mettre de l’ordre dans mes idées, tout se mélange… du coup je… je finis par suivre une idée mais ce que je dis ne reflète pas tout ce que je pense…

Elle-même n’a pas l’air convaincue par les mots qui sortent, hésitants, de sa bouche.

— D’accord. Donc t’arrives pas à dire ce que tu penses… Mais est-ce que tu penses vraiment ce que tu dis, là, au moins ? De toute façon, je sais que t’es pas vraiment sincère… T’es pas entière. Tu caches des choses et je le sens, c’est pour ça que je peux pas te faire confiance. Tu te fais passer pour une sainte alors que je sais très bien que t’as pas toujours été comme ça. T’es pas que ça. Tu fais style que t’es parfaite, comme si t’avais jamais de mauvaises pensées… mais je vis avec toi et je vois bien qu’il y a un fossé entre ce que tu dis et ce que tu es. Tu dis que tu veux aider les gens, mais tout ce que je vois, c’est que tu penses surtout à toi et que tu fais pas grand-chose pour les autres.

— Oui, je sais. Je… je suis pas aussi bien que ce que je voudrais être… et je… j’ai du mal à reconnaître mes défauts. En fait, je crois que j’ai vraiment du mal à savoir qui je suis et du coup je… je suis pas vraiment moi-même. Mais j’essaie de m’améliorer pour correspondre à ce que je voudrais être.

Monocorde, la voix d’Alice lâche des bribes de mots qui se suspendent en lambeaux décousus. Elle n’a pas l’air sûre de ce qu’elle dit, elle n’a pas l’air sûre d’elle-même… Le visage crispé, le regard anxieux, elle n’a l’air sûre de rien. Je crois bien qu’elle ne comprend rien. J’essaie de lui expliquer :

— Non mais c’est pas logique ce que tu dis. Il faut justement que t’arrêtes de vouloir être quelqu’un d’autre pour être toi-même. Si tu veux vraiment savoir qui tu es, arrête d’essayer de correspondre à cette espèce d’image idéalisée de toi-même qui n’existe que dans ta tête et assume-toi telle que tu es ! C’est tout ce que t’as à faire. Être toi-même. Entièrement. Mais pour ça, il faut que tu te connaisses vraiment et que tu t’assumes comme tu es. Arrête de faire comme si t’étais parfaite, arrête de cacher des pans entiers de ta personnalité et surtout, arrête de me mentir…

— Mais je te mens pas ! Je fais pas exprès d’être comme ça. C’est juste qu’il y a des choses que j’arrive pas à exprimer. J’ai du mal à parler de ce que je ressens.

— Ah oui ? Parce que tu dis que tu réfléchis, que t’aimes parler de choses profondes… moi je veux bien te croire, mais tu parles que de bouffe, de boulot ou de ce qu’on va regarder à la télé. Quand j’essaie de parler d’un sujet un peu plus intéressant, tu reviens à des choses tellement terre à terre que c’est impossible d’avoir une vraie conversation… Moi je fais des efforts, j’essaie de rester sympa mais franchement là, j’en peux plus… Ça m’intéresse pas cette vie-là. Déjà que ma vie c’est de la merde, alors je préfère encore être seul que passer ma vie avec quelqu’un qui sait pas qui elle est ou ce qu’elle pense et qu’a jamais rien à dire.

— …

Le visage d’Alice se ferme. Elle reste prostrée dans le silence comme si une réflexion intense occupait tout son esprit mais rien ne sort... Puis la commissure de ses lèvres se met à trembler, elle est au bord des larmes. Je sais que je peux être dur dans ces moments-là, même si je ne m’en rends pas toujours compte… J’ai dû y aller un peu trop fort :

— Je suis désolé, je veux pas te faire de la peine. Je veux pas te parler comme ça mais si je te dis ça, c’est pour te faire réagir… De toute façon on n’arrive pas à discuter ensemble. Je comprends pas pourquoi tu restes avec moi si t’as rien à me dire. Je vois pas ce qui peut encore te plaire dans notre relation. Notre vie c’est de la merde et je suis trop négatif, tu pourras jamais être heureuse avec moi… Et puis t’es trop influençable, je suis sûr que tu serais complètement différente sans moi. Ce qu’il te faudrait, c’est un mec normal, quelqu’un qui se pose pas trop de questions, qui aime sortir, faire des choses, voir des gens…

— Hum… Je suis pas sûre de ça.

Elle ne dit rien d’autre avant de reprendre :

— T’as pas trop chaud, ça va ?

— Non mais… C’est vraiment tout ce que t’as à dire ?

— Non mais c’est juste que t’as pris un coup de soleil je crois… ça te brûle pas sur le pied ?

— Ah ! Si, un peu.

— Tu veux rentrer ?

— Ouais… de toute façon ça sert à rien de parler, je parle tout seul.

Je remets mes chaussures et me lève pour descendre la colline. Le frottement de la toile sur mes pieds me lance comme une plaie à vif :

— Putain, on est vraiment trop mal foutus. Ou alors j’ai vraiment pas de bol, je sais pas.

— T’inquiète, dans trois jours ce sera passé.

Ce qu’Alice n’a pas mentionné, c’est que la douleur augmente les deux premiers jours avant de s’atténuer. Le moindre effleurement sur ma peau me fait grimacer.

Alors je passe les jours suivants assis, les yeux rivés sur mon écran pour oublier ma vie en regardant celle des autres. Je hais mon corps. Je ne l’ai jamais aimé d’ailleurs. Il trop grand, trop blanc, trop embarrassant, trop différent, trop voyant. J’évite les miroirs pour ne pas croiser mon visage, je suis toujours déçu quand je tombe dessus. J’ai une tête bizarre… Je ne me reconnais pas dans ces traits grossiers, ce poil hirsute et la carrure de rugbyman qui l’accompagne. Il faut bien avouer que je ne fais pas grand-chose pour m’arranger. J’essaie à tout prix d’éviter la superficialité mais elle me rattrape sans cesse dans le regard des autres, des regards qui jugent et qui se moquent, trop contents de suivre la norme.

En attendant la fin des vacances, je délaisse le monde réel et m’oublie dans la réalité virtuelle. C’est ma seule échappatoire, celle qui m’accueille sans condition et que j’accepte sans souffrance. J’y ai mes repères, mes habitudes, j’en maitrise tous les codes. Jamais de mauvaise surprise, pas de trahison possible. La logique informatique répond à des règles aux principes irréfutables. Les algorithmes des jeux vidéos rendent des verdicts incontestables, une justice aveugle et impartiale. Pas de favoritisme ni de privilège, pas de risque ni d’obligation, pas de pression. J’avance masqué en toute liberté dans cet univers codé. Connecté à l'autre bout de la Terre, je partage avec mes pairs des morceaux choisis de ma personnalité. Chacun isolé, nous nous rejoignons dans un monde parallèle aux couleurs RVB.

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