71. Adrien

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Ça fait bien une semaine maintenant que je suis rentré de Paris. Je ne voyais pas trop ce que je pouvais y faire à part plomber le moral de tout le monde. Et puis il me reste encore pas mal de boulot à la maison. Le compromis est donné pour l’appartement, il faut absolument qu’on puisse emménager d’ici six semaines. Ça va être sport encore cette histoire. Je n’ai même pas fini d’enduire les murs, il n’y a toujours pas de salle de bain, de cuisine ou de parquet… Pourquoi je me mets toujours dans des situations de merde comme ça ?

Encore perdu dans une énième révision de la chronologie des travaux qu’il me reste à faire, je sens que je me fatigue pour rien, mais je préfère encore ça que de me confronter à la nouvelle qui vient d’arriver. Sur ma boîte mail vient de s’afficher un nouveau message d’Ariane : « Elle s’est réveillée !!! ». Je n’ose pas cliquer dessus. Alice s’est réveillée, d’accord, mais dans quel état ? Les images de carrelage et de pose de baignoire commencent à disparaître au profit de scènes vues dans des films ou à la télé de convalescents en état végétatif et de zombies en fauteuil roulant. J’ouvre le mail pour savoir, avant d’en arriver au point où je me vois moi-même cloué dans un lit.

Alice à repris partiellement connaissance et communique en tapotant du doigt… J’ai vraiment du mal à partager la joie du « c’est super, ça s’arrange », qui suit cette nouvelle. Une bouffée claustrophobique m’oppresse la poitrine alors que j’imagine mon esprit bloqué dans le tombeau de mon corps inerte, tournant en rond et tapant de toutes part dans cette carcasse figée pour trouver une échappatoire. Quel cauchemar. Alice va dépérir là, dans son lit, tapotant du doigt, ni vraiment vivante ni tout à fait morte, pour combien d’années encore ? Pour combien de décennies encore la médecine moderne s’acharnera-t-elle à maintenir ma sœur dans la prison de son corps ?

J’ai besoin d’en savoir plus. Ça ne m’enchante pas du tout, mais je ne vois pas d’autre solution que d’appeler Chris pour avoir les nouvelles les plus fraîches possible, pour pouvoir évaluer s’il y a une raison d’être optimiste et de croire à un réveil progressif ou si au contraire, le pire de ce que j’imaginais se matérialise petit à petit.

— Allo Chris ? C’est Adrien… Je ne sais pas comment poursuivre et le « Oui » évasif et un peu irrité que je reçois en retour prolonge un silence qui devient franchement pesant.

— Oui voilà, Ariane m’a écrit qu’Alice s’était un peu réveillée, du coup, je viens prendre des nouvelles, tu crois qu’elle va complètement se réveiller bientôt ?

Naturellement, il ne sait rien de plus que ce qu’il a communiqué il y a quelques heures à Ariane. Mais je sens qu’il est déjà authentiquement heureux de pouvoir tenir la main d’Alice et de la sentir réagir dans la sienne. Je ne sais pas comment il fait. Comment peut-il éviter de penser à ces images qui m’obsèdent ? Comment peut-il regarder au-delà du scénario où les progrès s’arrêtent définitivement et imaginer la nouvelle vie qu’ils reconstruiraient derrière ? Cette foi m’échappe. Moi je ne peux envisager l’univers que comme une machine imperturbable, qui avance selon ses lois et qui n’a aucune empathie pour les destins que sa mécanique broie inexorablement. Il n’y a aucune raison supérieure, aucune justice divine qui puisse donner un quelconque espoir. Quand les lois de la mécanique brisent un corps complexe, celles de la biologie montrent souvent que même en cas de guérison, le rétablissement à l’ordre initial est impossible.

— Tu penses repasser faire une visite ?

Je n’écoutais plus vraiment ce que me racontait Chris, mais cette question me ramène immédiatement en alerte. La perspective de voir Alice totalement handicapée péniblement dicter deux trois mots du doigt me glace le sang. Il me faut une excuse, un prétexte valable. Et finalement, je souris presque de me dire que le bordel de finir la maison dans les temps va peut-être me sauver la mise provisoirement.

— Là, tu sais, je suis vraiment tellement à la bourre, la maison n’est encore qu’une coquille vide et j’emménage dans six semaines. Il faut que je bosse vraiment à fond pour que ça soit suffisamment propre pour emménager nos affaires et au moins camper en attendant que tout soit finalisé.

Je sais que je dis la vérité, mais malgré tout je sens que ça ne tient pas trop la route. Pour me donner bonne conscience, je demande à Chris s’il a besoin de quelque chose. Objectivement, je ne vois pas trop ce que je pourrais faire pour lui, mais je ne sais pas trop comment lui montrer mon soutien autrement. J’admire vraiment sa ténacité et sa fidélité mais je ne sais pas du tout comment lui dire. Il sent que je ne peux rien pour lui et me répond brièvement que de son côté tout va bien. Un dernier salut et il raccroche.

Le regard perdu sur mon portable éteint, je sens mes angoisses se muer progressivement en une apathie résignée. Je ne sais pas aider les gens. Même ceux que j’aime. Je mourrai seul et ce sera bien normal.

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