La Méduse

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La voiture était garée depuis environ cinq minutes en lisière de forêt quand Serge et Jean-Michel entendirent des bruissements dans les fougères. Replaçant sa carabine dans le coffre duquel il venait de la sortir, Serge se dirigea vers la source du bruit. Le matin était frais et humide. Une nappe de brume tapissait le sol, attendant le soleil pour se dissiper.

— T’as entendu ça ? dit-il en s’enfonçant dans les bois.

Pendant ce temps, Jean-Michel s’était levé du siège passager, posant les deux tasses de café qu’il venait de verser du thermos, et avait suivi son ami, sans trop s’éloigner de la voiture encore ouverte. Un mouvement secoua encore les branchages, et Serge s’arrêta net, son gilet orange seul point encore visible dans les feuilles et le brouillard.

— C’est sans doute juste une bête, cria Jean-Michel. Allez, reviens, c’est rien du tout.

Serge finit par faire demi-tour. Les bruits s’étaient tus et, quoi que ça ait été, ça s’était arrêté. Il rejoignit la voiture et attrapa sa tasse. Il en prit une longue gorgée et retourna vers le coffre.

— On va aller de l’autre côté plutôt, si tu veux bien. C’est un peu plus loin, mais je sais pas ce que c’était que ce truc là-bas, et j’ai pas du tout envie de le recroiser. On aura qu'à prévenir Roger de nous rejoindre là-bas quand il arrivera. De toute façon, il y a beaucoup plus de gibier vers le lac que par ici…

— Tu penses que ça pourrait être quoi ?Un yéti ? Un loup ?

— Y a pas de loups par ici. Mais si c’est rien qu’un sanglier, on a que du plomb pour les oiseaux, on n'est pas équipés pour se défendre.

— Bon, si tu le dis… Du moment qu'on ne revient pas bredouille, comme la dernière fois.

Alors qu’ils vérifiaient une dernière fois que les portières étaient bien verrouillées, leurs armes bien chargées et leurs portables en poche, les mouvements reprirent au milieu des fougères, se rapprochant de seconde en seconde. Méfiant, Serge arma son fusil et le pointa en l'air, prêt à effrayer l'animal s'il passait trop près d'eux.

Finalement, une main émergea, agrippant le gravier du parking, puis une chevelure brune, recouvrant le visage d’une jeune fille. Enfin sortie de la forêt, elle se releva sur des jambes tremblantes, découvrant son corps nu et maigre. Elle était couverte d'ecchymoses et de griffures, égrainant sur la blancheur de sa peau des taches bleuâtres et de lignes rouges. Certaines semblaient anciennes, d’autres provenaient sans doute de sa course dans la forêt. Ses cheveux épais étaient regroupés en larges mèches compactes, comme si elle sortait d'une très longue douche. D'abord recroquevillée sur elle-même, elle se redressa, et sa peau pâle, dans la lueur grise du ciel sans soleil, lui donnait l'air d'un fantôme fait de chair. Quand elle vit les deux hommes, pétrifiés devant la vision insolite qui s’offrait à eux, elle émit un cri aigu qui semblait émaner directement de sa poitrine. Elle cria, ou plutôt siffla, pendant quelques secondes et s’effondra, comme vidée de toute énergie vitale.

*

* *

— C’est quoi exactement, un daguerréotype ? demanda Roxanne en cherchant distraitement dans un carton de photographies anciennes.

— Je te l’ai dit, cherche des photos qui ont l’air vieilles, dans un cadre épais, et montre-les-moi, je te dirai si c’est bon ou non.

La grosse femme qui tenait le stand les observait avec un air circonspect. Elles avaient passé la journée à parcourir le vide-grenier en long en large et en travers et, depuis le matin, elles étaient passées sur cet étal au moins trois fois. Sans un mot, Roxanne suivait son amie dans sa recherche frénétique de ces fameux daguerréotypes. Elle s’était prise de passion pour cette forme primitive de photographie plusieurs mois auparavant et chaque braderie dans la région était l’occasion d’aller fouiner. Roxanne la suivait avec plaisir, heureuse d’avoir une journée libre, loin des médecins et autres psychiatres qui tentaient de comprendre ce qui lui était arrivé.

Trois ans auparavant, au début de la saison de chasse, deux hommes l’avaient retrouvée, nue et confuse, couverte de blessures, à l’orée d’une forêt à six heures du matin. Elle n’avait aucun souvenir de cet épisode de sa vie. Sa mémoire s’était remise à fonctionner quand elle avait ouvert les yeux dans une chambre d’hôpital, deux jours plus tard. On avait retrouvé ses parents grâce aux analyses ADN effectuées lors de sa disparition, alors qu’elle n’avait que trois ans. On lui avait appris qu’elle avait dix-sept ans. Ensuite, la police était arrivée, avait posé des milliers de questions sur son ravisseur, sur l’endroit où elle était retenue. Chaque interrogation avait rencontré un silence. Tout ce dont Roxanne se souvenait de ses années de captivité était un sentiment de flottement et une lumière diffuse au loin. Tout son corps fut photographié, sous tous les angles, chaque éraflure analysée et interprétée. Rien n’en était ressorti et, au bout d’un mois et demi, elle avait finalement était confiée pour de bon à sa famille, dans laquelle elle tentait de mener une vie normale.

Elle savait lire. Écrire. Compter. Elle n’avait certes pas le niveau d’un élève de son âge, mais elle était capable de se débrouiller avec les concepts les plus basiques, ce qui conduisit la police à conclure qu’elle avait reçu une éducation durant toutes ces années.

On la confia alors à une armée de psychologues spécialisés dans la mémoire, qui garantissaient de pouvoir faire toute la lumière sur cette affaire. On la fit parler, des heures durant, on l’hypnotisa, on lui prescrivit une dizaine de cachets différents, rien n’y faisait. Au bout d’un an, elle parvint à se souvenir de quelques minutes de son escapade dans la forêt. Elle évoquait la sensation de l’humus froid et gluant sous ses pieds, des branches qui lui fouettaient le visage, de la pluie fine qui lui avait battu le visage. Elle ne put dire d’où elle venait, où elle allait ou pourquoi elle s’était échappée. Elle ne savait même pas si elle avait une raison de partir. On n’avait relevé sur elle aucune trace de violence, ni physique, ni sexuelle, ni récente, ni ancienne. Les médecins avaient abandonné les uns après les autres et des nouveaux leur succédaient, avant d’abandonner à leur tour. Les journées de Roxanne étaient rythmées par les cours à domicile et les visites de spécialistes et autres curieux, qui prétendaient pouvoir faire la lumière sur son cas. Des dizaines de férus de paranormal lui avaient rendu visite, donnant tous des explications plus fantaisistes les unes que les autres : abduction par des aliens et attaque d’un vampire psychique étaient les théories les plus courantes. Comme les médecins, les illuminés étaient de moins en moins nombreux au fil des années, attirés par un nouveau mystère, plus étrange et plus alléchant que le sien.

Parcourir les étals poussiéreux des particuliers désirant se débarrasser de la vaisselle de grand-mère ou des vêtements du petit dernier lui semblait donc être de véritables vacances de rêve. Trois ou quatre fois par mois, Élise se présentait à sa porte et la faisait monter en voiture, direction tel ou tel petit village. Il leur arrivait parfois d’écumer plusieurs de ces patelins dans la journée, quand la chasse se trouvait être infructueuse. Ce qui était le cas la plupart du temps. Les vieilles photos de famille n’étaient pas des souvenirs dont les gens se débarrassaient facilement, contrairement aux hideux cadeaux de mariage qui foisonnaient sur les tables.

Cette fois, elles avaient parcouru les tables sans grand résultat, jusqu’au moment où elles tournèrent à un coin de rue qu’elles n’avaient pas remarqué de toute la journée. Nichée entre deux rangées de maisons vétustes, l’allée sombre semblait avoir été réservée aux retardataires. Derrière l’étal de deux femmes qui vendaient une montagne de vêtements, un homme d’une soixantaine d’années était assis sur une chaise pliante, au milieu de cartons remplis à ras bord de vieilles photographies. Seul le sommet de son crâne dépassait de son journal et, quand les filles s’approchèrent, il se contenta de lever les yeux avant de retourner à sa lecture.

Alors qu’Élise se jetait sur les boîtes de rangement comme une enfant gâtée le matin de Noël, Roxanne parcourait distraitement un carton, sans faire attention à ce qui passait devant ses yeux. De temps à autres, elle lançait des regards curieux au vieil homme, toujours caché par son journal.

Elle avait déjà eu des réminiscences de sa vie oubliée, mais jamais aussi forte que celle-là.

Elle avait déjà vu cet homme.

Pas un homme qui lui ressemblait beaucoup.

Cet homme-là.

Précisément.

Elle n’aurait pas su dire où elle l’avait croisé, comment il s’appelait ou quel âge il avait. Pourtant, elle arrivait parfaitement à entendre sa voix, grave, éraillée, la voix d’un homme qui fume depuis qu’il sait tenir une cigarette.

Elle ferma les yeux. Inspira profondément. Une sensation d’enfermement la saisit. Elle était enfermée, dans un espace restreint, très restreint. Pas plus grand qu’elle, même. Un rapace hurla à son oreille, lui perça les tympans et elle se sentit vaciller. Une main posée sur son épaule la ramena à la réalité. Élise, deux cadres fins entre les mains, l’observait, un sourcil relevé.

— Ça va comme tu veux ?

— Oui, oui, j’ai juste eu un vertige…

— Vu comment on court depuis ce matin, c’est pas étonnant. On ira manger après, t’inquiète.

Elle interpella le vendeur, qui replia son journal d’un geste sec. Élise lui tendit les deux photographies qu’elle avait choisies, et le vieil homme les considéra un instant, l’index posé sur ses lèvres si fines qu’elles disparaissaient sous son épaisse moustache blanche. Maintenant qu’elle le voyait bien en face, Roxanne en était sûre, elle connaissait cet homme, et pas comme un passant que l’on croise tous les jours en allant à l’école. Non, elle était sûre de l’avoir côtoyé un long moment, des mois, peut-être des années.

— Si vous recherchez ce type de clichés en particulier, je peux vous en montrer d’autres en bien meilleur état. Si cela vous intéresse, bien sûr…

Sans hésiter, Élise opina du chef et l’homme disparut dans sa camionnette. La jeune fille, pour passer le temps, se mit à farfouiller dans les caisses de photographies, Roxanne l’imita. Quelques-unes étaient en couleur, mais la plupart des clichés étaient en noir et blanc, jaunies par les années. L’une d’entre elles attira l’attention de Roxanne, principalement parce qu’elle était incomplète. Elle la leva à hauteur de son visage, dans l’espoir de capter un rai de lumière dans le chemin ombragé.

Le papier glacé avait été brûlé, noirci là où le feu avait rongé l’image. Deux personnes, un homme et une femme, aux traits figés par l’attente, posaient. La femme était assise sur un fauteuil aux lignes simples, l’homme debout derrière elle. Le sommet du crâne de l’homme avait disparu sous les flammes, mais Roxanne pouvait discerner une queue de cheval descendant dans son dos, et dont quelques mèches s’étaient échouées au niveau de l’épaule gauche. Le cliché devait dater du début du XXe siècle et, d’aussi loin que Roxanne se souvienne, les cheveux courts étaient de mise pour les hommes de cette époque. Ceux de celui-ci étaient assez longs pour atteindre ses reins, comme en attestait la mèche coincée au niveau de sa main. Il devait sans doute passer pour un sacré original, se dit Roxanne. En plus d’être incroyablement longs, ces cheveux étaient si clairs qu’ils semblaient blancs. Tout l’homme semblait d’une blancheur incroyable, il en émanait comme une lumière, un halo angélique, qui couvrait toute sa peau visible. Il paraissait d’autant plus clair que la femme assise devant lui était sombre. Son visage carré était entouré de larges boucles noires. Elle se tenait droite, le cou maintenu par un col serré, qui lui faisait comme une minerve.

Alors qu’elle observait la photographie, Roxanne sentit revenir cette sensation de déjà-vu. Quand elle releva la tête, le vieil homme était revenu, un cadre entre les mains. Il fit signe à Elise de le rejoindre de l’autre côté de la table et lui montra du doigt quelques détails de l’image, les décrivant dans un jargon que Roxanne ne comprenait qu’à moitié. Elise secouait la tête d’un air entendu, visiblement très intéressée. Ils débattirent ainsi jusqu’à se mettre d’accord sur un prix que Roxanne trouvait exorbitant pour un si petit objet, mais dont Elise semblait très satisfaite. Le vieil homme emballa le cadre dans un papier journal avec un beaucoup de précautions, tandis que Roxanne tâchait de se concentrer sur l’image qu’elle tenait, essayant d’oublier la sensation étrange qui lui tiraillait les entrailles.

— Vous la prenez ? demanda l’homme en tendant la main vers elle.

Roxanne recula vivement. Son talon dérapa sur le pavé humide et elle manqua de tomber. Quand elle se reprit, son cœur cognait fort dans sa poitrine, autant à cause de la presque chute qu’à cause de la frayeur que lui causait le commerçant.

— Pardon, je vous ai fait peur, dit-il en saisissant délicatement la photographie que Roxanne ne tenait plus que du bout des doigts.

— Vous m’avez… surprise, c’est tout. Pas de problème… Je la veux bien, oui. La photo, je veux dire…

— Est-ce que nous ne nous serions pas déjà vu quelque part ? J’ai la vague impression de vous connaître.

— Je… je ne crois pas, non.

L’homme haussa les épaules et reporta son attention sur la photographie. Son regard fit plusieurs allers-retours entre elle et Roxanne, et il esquissa un mince sourire en glissant le cliché dans une pochette de papier brun.

— Elle est à vous pour sept euros. Elle est tellement abîmée que je vous l’aurais bien faite à moins cher mais, vous comprenez, elle a été prise par un de mes ancêtres, j’ai un peu de scrupules à m’en séparer. Enfin, j’en ai beaucoup d’autres comme celles-ci, en bien meilleur état, et il faut bien faire du tri. D’ailleurs, si cela vous intéresse, je pourrai vous en montrer quelques-unes, si vous passez à mon magasin. J’ai glissé une carte dans l’enveloppe, au cas où.

Roxanne le remercia brièvement, en lui tendant un billet. Elle ne savait pas ce qui lui avait pris de dire oui, mais elle n’arrivait pas à se défaire de cette image. Comme le vieil homme, ces deux personnes lui semblaient vaguement familières, comme si elle avait pu contempler leur portrait des années durant. Elle ferma les yeux brièvement et entendit de nouveau ce cri de rapace qui l’avait surprise quelques minutes auparavant. Elle inspira profondément. Il parvint à ses narines une odeur de terre humide et en même temps de renfermé, comme si, juste après une averse, on avait ouvert la fenêtre d’une chambre trop longtemps close. Cette odeur, elle l’avait connue, assez longtemps pour qu'elle s’imprègne dans sa mémoire trouble. Elle s’en souvenait, de la même façon qu’elle avait réussi à se remémorer les odeurs de la forêt qu’elle avait traversée, au bout d’une dizaine de séances d’hypnose. Les souvenirs étaient distants et en même temps si présents qu’elle n’aurait pas été étonnée de se retrouver dans la pièce en ouvrant les yeux.

À la place, elle ne vit que la rue, et n’entendit plus que le brouhaha des passants sur la place toute proche. Élise s’éloignait de l’homme, qui lança un dernier regard dans la direction des deux jeunes femmes avant de reprendre place sur sa chaise pliante.

Elles trouvèrent une table à la terrasse d’un café bondé et s’y effondrèrent. Elles commandèrent et sirotèrent leurs boissons sans un mot. Ce fut Élise qui brisa le silence, après de longues minutes sans le moindre mot :

— Au moins, on n’aura pas perdu notre temps, aujourd’hui. Ça faisait longtemps que je n’étais pas tombée sur quelque chose de vraiment intéressant. Et tu te rends compte que ce type récupère plein de vieilles photos comme ça ? Et qu’il a un magasin ? Je sais où je passerai toutes mes journées à partir de maintenant !

Elle adressa un grand sourire à Roxanne qui, la bouche pleine, lui adressa un petit geste de félicitations.

— Au fait, je peux voir ce que tu as pris ?

Roxanne hocha la tête et sortit l’enveloppe brune. Élise s’en saisit et sortit délicatement le cliché. Elle l’examina quelques instants, à la manière d’un joaillier expertisant un diamant rare.

— C’est vrai que c’est marrant !

— Quoi donc ?

— La fille ! C’est vrai qu’elle te ressemble. Enfin, elle a un peu la même forme de visage et les mêmes cheveux, du coup, on dirait un peu toi en costume d’époque. Si ça se trouve, c’est une parente. T’imagines, trouver une photo de ta famille, comme ça, pouf ? C’est quand même une sacrée coïncidence.

— Oui, je demanderai à ma mère ce soir. Ou à ma grand-mère.

Élise lui rendit la photographie et Roxanne l’observa encore un instant avant de la ranger. En effet, la femme lui ressemblait légèrement, ce qui n’avait rien d’étonnant puisqu’elle avait un visage somme toute assez banal. L’inconnue était tout de même plus maigre qu’elle, et semblait plus grande, même s’il était difficile d’en être sûre puisqu’elle était assise. Il était d'ailleurs tout à fait possible qu’il s’agisse d’une de ses aïeules. Elle n’était pas très loin de chez elle et sa famille était très présente dans les environs.

*

* *

Après un rapide déjeuner, elles décidèrent de rentrer, satisfaites pour la journée. Elles n’habitaient pas tout à fait côte à côte mais à seulement deux rues l’une de l’autre, ce qui, dans un village aussi petit que le leur, revenait au même. Quand elle passa le portail, Roxanne vit son père, penché au-dessus de son parterre de fleurs, déplaçant de la terre à l’aide d’une petite pelle. Elle s’approcha et l’embrassa doucement sur le front. Elle avait eu du mal à accepter sa famille, dans les premiers temps. En sortant de son inconscience, elle s’était d’abord comporté comme un animal effrayé. Il lui avait fallu du temps pour recommencer à parler, et encore plus pour se réhabituer à une présence humaine. Les spécialistes avaient évoqué des cas d’enfants sauvages, qui présentaient les mêmes comportements, mais la thèse de l’abandon en pleine nature avait été rapidement écartée du fait d’un manque de preuves et l’atrophie flagrante de ses muscles, incompatible avec une vie à gambader dans la nature. De plus, la forêt dans laquelle on l’avait retrouvée n’était pas assez grande pour qu’elle ait pu s’y cacher pendant quatorze ans sans être aperçue dans les zones résidentielles alentour. Cette théorie avait été vite abandonnée, comme toutes les autres et Roxanne n’avait plus eu qu’à apprendre à vivre avec sa famille, résignée à ne jamais savoir ce qu’il était advenu d’elle durant tout ce temps.

Elle entra dans la maison, vide à cette heure de la journée, et alla directement s’allonger sur le canapé. Elle se sentait lourde depuis le déjeuner et elle n’avait qu’une envie, s’endormir au plus vite. C’était un autre aspect de sa vie qui avait disparu depuis longtemps. Au début, il lui arrivait d’avoir sommeil en plein milieu de la journée et elle dormait longtemps, parfois pendant plus de vingt-quatre heures d’affilée. On lui avait expliqué que son horloge biologique s’était sans doute déréglée après des années passées enfermée dans le noir. Petit à petit, cette horloge s’était remise à fonctionner normalement et ces accès de fatigue étaient rares.

Avant de plonger dans la torpeur, elle ressortit le cliché qu’elle venait d’acheter. Elle ne savait toujours pas ce qui l’avait poussé à le prendre, mais elle était sûre d’une chose : il la fascinait. Si elle se concentrait suffisamment, elle parvenait à distinguer des contours flous, semblable à l’étalement de couleurs sur une palette de peintre et cette image encadrée se détachait, nette et entière. Était-il possible qu’elle l’ait vue durant sa captivité ? Dans ce cas, elle aurait affaire à un ravisseur beaucoup plus proche qu’elle ne le croyait. Ce fut sur cette pensée qu’elle sombra finalement dans le sommeil.

Elle rêva intensément, de ces rêves sans queue ni tête et d’une intensité inquiétante que provoquent les grosses fatigues. Des voix autoritaires, des pièces sombres et des serres assassines se bousculaient dans son esprit, toutes en même temps sans qu’elle puisse les démêler. De grosses bulles d’eau bouillonnaient sous son crâne, un son à la fois paisible, comme le ventre d’une mère, et morbide, comme une marée montante qui renverse tout sur son passage.

Sa mère lui secoua l’épaule quand elle rentra, six heures plus tard. Roxanne avait l’impression d’avoir dormi pendant des années, et n’était pas plus reposée qu’avant. Elle aurait tout donné pour refermer les yeux.

— Allons, debout ! Papa m’a dit que tu t’étais endormie à deux heures. Tu sais bien que c’est pas bon pour toi, en plus. Viens plutôt mettre la table, on ne va pas tarder à manger.

Roxanne se leva en grommelant, et se dirigea vers les placards pour en extraire assiettes, verres et couverts. Son père, affairé devant la gazinière, lui sourit en la voyant arriver. Elle lui rendit son sourire et retourna à la salle à manger. Alors qu’elle posait son fardeau sur la grande table de bois sombre, elle vit sa mère, assise sur le canapé, la photographie brûlée entre les mains. Elle la regardait d’un air curieux.

— C’est Élise qui a laissé ça ici ?

— Non, c’est moi qui l’ai acheté au vide-grenier.

— Tu ne vas quand même pas t’y mettre, toi aussi ? En tout cas, je te préviens, je ne veux pas que ma maison devienne un fourbi. Alors, ce que tu achètes, tu le confineras strictement à ta chambre.

Elle avait dit cela sur un ton léger mais Roxanne savait à présent détecter la menace sous-entendue dans ces propos.

— En tout cas, elle est marrante, cette photo.

— Oui, on me l’a déjà dit. Élise trouve que la femme me ressemble.

— Un peu, c’est vrai. Mais elle me fait surtout penser à mon arrière grand-tante Olga. Enfin, je ne l’ai pas connue, évidemment, mais ta grand-mère m’en parlait constamment quand j’étais gamine. Apparemment, c’était une grande dame, une Parisienne. Il faudrait lui demander, mais je pense qu’elle a conservé quelques photos, peut-être dans le grenier ou dans la cave. Il y a eu une grande photo comme celle-là dans le salon pendant un bon moment. Même si je crois qu’elle était seule dessus… Oui, maintenant, je m’en souviens, elle posait dans le même genre de robe mais avec un grand chapeau et un fume-cigarette. Je ne sais plus où elle est maintenant, il faudra demander à Mamie quand on la verra. On pourra y aller ce week-end si tu veux. Comme ça, on passera voir Henri par la même occasion.

Elle partit ensuite sur une tangente sur sa famille éloignée et Roxanne sut qu’il était temps d’arrêter d’écouter. Quand elle était lancée, sa mère pouvait monologuer pendant des heures, sans aucune interruption. Dix minutes plus tard, quand il fut temps de passer à table, elle avait réussi à repasser sur un autre sujet. Roxanne mangea rapidement, n’écoutant que vaguement le bruit de fond qu’était le discours maternel. La fille, comme son père, avait appris à faire abstraction de ce qui n’était pour la chef de famille qu’un moyen d’organiser sa pensée à haute voix. Elle alla ensuite se coucher, trop épuisée pour ne serait-ce que suivre l’émission du jour à la télévision. Elle n’avait jamais été trop portée sur la télé, de toute façon. L’engin lui laissait une vague impression d’être une créature lointaine et potentiellement dangereuse dont elle n’avait pas vraiment envie de s’approcher.

Elle s’allongea sur son lit, l’enveloppe brune entre les mains. Elle la posa sur sa table de nuit et attrapa son livre de chevet. Elle n’était pas vraiment d’humeur à lire, mais elle n’avait rien d’autre à faire et il n’était encore que vingt-et-une heures trente. Pendant deux heures, elle se plongea dans des aventures aux côtés d’adolescents solitaires cherchant à survivre dans un monde en ruines. Il était presque minuit quand les mots commencèrent à passer d’un œil à l’autre sans plus avoir le moindre sens. Elle ne distinguait plus que des symboles qui lui semblaient étrangers, comme si elle lisait dans une langue étrangère.

— Allez, au lit, dit-elle pour elle-même.

Elle attrapa encore une fois la photographie, qu’elle sortit de sa pochette. C’était plus fort qu’elle, elle avait envie de la regarder et se sentait doucement bercée par le confort de l’habitude en détaillant du regard chaque menu détail du portrait. Elle remarqua un bracelet de perles au bras de la femme, et s’arrêta un instant sur les magnifiques flacons de parfum posés sur la coiffeuse en arrière-plan. Dire que cette femme faisait peut-être partie de sa famille. Il y avait dans son regard bien que dur et sombre une joie de vivre et une confiance que Roxanne aurait bien voulu avoir. On sentait une complicité étrange entre l’homme et elle, à tel point que Roxanne put parfaitement les imaginer se retourner l’un vers l’autre, éclatant de rire, une fois la pose terminée. Elle préférait penser aux choses heureuses que cette image représentait plutôt que de nourrir des idées plus sombres. Elle en était presque sûre maintenant, elle avait déjà vu cette photographie. Elle l’avait regardée, encore et encore. Restait à savoir où et en quelles circonstances.

Il était neuf heures et demie quand son réveil la sortit de son lit en sursaut. Elle détestait cette sonnerie, elle la haïssait même. C’était la raison pour laquelle elle l’avait choisie. Rien de plus motivant pour se réveiller que de devoir courir à l’autre bout de sa chambre pour stopper l’alarme quand elle vous vrille les oreilles. Elle n’avait normalement pas de cours prévus pour la journée, mais sortit tout de même ses cahiers après s’être douchée et habillée. Au moins, le nez dans ses révisions, elle n’allait pas avoir le temps d’angoisser sur toutes sortes d’idées folles à propos de son passé. En juin prochain, elle passerait le bac avec trois ans de retard sur le reste des élèves. Il fallait qu’elle se montre à la hauteur.

À onze heures, elle fit une pause et descendit prendre un petit-déjeuner. Le dimanche, le repas de midi s’apparentait plus à un repas de trois heures et il fallait au moins quelques biscuits pour tenir jusque-là. Son père, captivé par une émission de jardinage, n’avait pas pris le temps de ranger chocolat, pain et lait. C’était une chose de moins à faire.

— Au fait, maman me fait te dire que mamie vient manger ce midi, lui dit son père sans décoller les yeux du poste. Apparemment, ça pourrait t’intéresser.

À ces mots, Roxanne sentit de nouveau la lourdeur peser dans son estomac. Elle avait évité de penser à cette fameuse photographie toute la matinée et voilà qu’elle lui retombait dessus au moment où elle s’y attendait le moins.

La grand-mère de Roxanne arriva, comme toujours, avec une bonne heure de retard. Elle fut accueillie par une remarque de sa fille, à laquelle elle ne prêta pas la moindre attention. Roxanne se disait à chaque fois que sa mère devait être habituée avec le temps et pourtant, elle s’en plaignait toujours. On avait vu plus productif.

Marie-Louise était une petite femme trapue, aux cheveux d’un blanc tirant sur le violet. Elle avait constamment le sourire aux lèvres et il fallait un peu d’entraînement pour discerner ceux qui étaient bienveillants et ceux qui l’étaient moins. Roxanne l’avait finalement assez peu vue au cours des trois dernières années, Marie-Louise étant toujours plus ou moins occupée à sillonner les quatre coins du globe. Ce dimanche était peut-être le dernier avant une longue absence, et la mère de Roxanne avait dû sauter sur l’occasion.

— Alors, dit-elle en s’asseyant sur le canapé, il paraît que tu as fait une sacrée trouvaille.

Roxanne bafouilla quelques mots et se précipita au premier étage. Quand elle saisit la photographie posée sur sa table de chevet, elle se demanda si elle préférait qu’il s’agisse de son aïeule ou non. D’un côté, elle aurait une réponse définitive sur ce qui la taraudait, de l’autre, le souvenir si fort dans sa mémoire de cette image l’inquiétait de plus en plus.

Elle redescendit et tendit le cliché à sa grand-mère, qui l’examina méticuleusement.

— Oui, c’est bien ma grand-tante Olga. Je ne crois pas avoir vu cette photo-là en particulier, mais il y en a une dizaine de la même série quelque part à la maison. Tu l’as eue dans un vide-grenier, c’est bien ça ?

Roxanne hocha la tête.

— Le vendeur a dit que c’était son ancêtre qui avait pris la photo. C’est peut-être quelqu’un que tu connais ?

Sur ses mots, elle lui tendit la carte de visite que l’homme lui avait donné. Marie-Louise la prit et réfléchit un instant, les yeux levés vers le plafond.

— Non, ça ne me dit rien. Mais je vois où se trouve sa boutique, j’irai peut-être y faire un tour. En tout cas, c’est super que tu aies trouvé ça. C’est important, de garder toutes ces photos de famille, tu sais ? Je ne l’ai pas beaucoup connue, moi, la grand-tante Olga, j’ai dû la voir deux, peut-être trois fois, et elle était beaucoup plus vieille que sur ces photos. Mais on avait toujours cette photo d’elle dans sa longue robe et son grand chapeau au-dessus du buffet du salon. Je crois que je pouvais la regarder pendant des heures quand j’avais ton âge.

Elles discutèrent encore quelques minutes, avant que la mère de Roxanne ne les appelle une seconde fois pour qu’elles viennent enfin à table. Comme d’habitude, il y avait une légère tension dans l’air durant le repas, les deux femmes se reprochant tacitement tout ce qu’elles avaient gardé pour elles durant ces longs mois sans se voir. Roxanne mangeait en silence, le regard plongé dans ses petits-pois. Finalement, il s’agissait bien d’Olga. Et le malaise au creux d’elle n’en avait pas disparu pour autant.

Si elle avait bel et bien été retenue contre son gré pendant toutes ces années, alors cela signifiait qu’elle avait pu voir cette image depuis l’endroit où elle était enfermée. Cette odeur de renfermé qu’elle semblait sentir de nouveau quand elle y pensait confirmait cette théorie. Mais si la police, en trois ans d’enquête, n’avait pas réussi à tirer les choses au clair, comment le pourrait-elle, elle ?

Marie-Louise repartit dans l’après-midi et, dix jours plus tard, elle avait déjà sauté dans un avion direction la Corée du Sud. Pendant ce temps, le trouble de Roxanne augmentait. Elle avait déjà retourné le problème dans tous les sens, elle n’arrivait pas à une conclusion satisfaisante. Elle n’était plus sûre de rien et en arrivait à douter de son propre cerveau. Un matin, en se regardant dans le miroir, elle découvrit un bouton d’acné à la lisière de ses cheveux. Elle n’en avait pas eu depuis longtemps et, avec sa brusque perte de poids, elle ne tarda pas à tomber dans un cercle vicieux. Plus elle s’inquiétait de ses symptômes, plus ils s’aggravaient et plus ils l’inquiétaient. Au bout d’un mois et demi, elle n’avait plus un seul pantalon à sa taille et, même en serrant sa ceinture au maximum, elle avait du mal à les faire tenir sur ses hanches. Elle n’avait pourtant pas perdu l’appétit au point de maigrir à ce point et, quand elle se regardait dans la glace, elle ne voyait pas une silhouette maladive mais simplement une version plus petite d’elle-même. Elle aurait même pu jurer avoir rapetissé, si l’idée n’était pas totalement absurde.

À cause de tous ces changements, ses relations avec sa mère avaient commencé à se dégrader. Après ses longues journées de travail, cette dernière n’avait plus assez de patience pour supporter la moindre contrariété. Un soir, particulièrement épuisée, elle avait fini par accuser Roxanne de s’affamer exprès pour la mettre à bout de nerfs. Elle était ensuite allée s’enfermer dans son bureau et n’en était sortie qu’au moment de se coucher. À partir de ce moment, Roxanne passait la plupart de son temps à étudier, ne s’accordant presque plus de répit. À table, elle se forçait à manger, parfois jusqu’à en être malade mais rien n’y faisait, elle ne prenait plus un gramme.

*

* *

Un matin, alors que sa mère était partie et que son père dormait, elle se glissa hors de la maison avec un peu d’argent. Le seul bus qui passait par son village s’arrêtait dans la ville où le vieil homme aux photographies tenait boutique. Tous ses problèmes seraient réglés quand elle saurait où elle avait vu cette fameuse photographie, elle en était certaine. Elle avait eu l’idée d’aller voir le vieil homme pour lui demander si d’autres tirages avaient été faits. Si le photographe était de sa famille, il serait sans doute le mieux placé pour répondre à ses questions.

Elle monta dans le bus à huit heures, en descendit à neuf. Elle mit une demi-heure à trouver le fameux magasin, errant dans la bruine. La matinée était froide, contrairement au reste de ce mois de septembre exceptionnellement doux.

La devanture indiquait que le vieil homme ne vendait pas seulement des vieilles photographies mais aussi des cartes, des lettres et autres documents papiers qu’on ne trouvait pas aux archives. Un antiquaire de la documentation, en quelque sorte. Sur la vitrine, en partie dissimulée par la grille du rideau métallique abaissée, Roxanne vit que le magasin n’ouvrait qu’à onze heures. Elle s’assit au bord du trottoir, attendit dix minutes, puis vingt. Elle n’avait pas prévu de lecture, elle n’avait même pas de téléphone portable pour s’occuper. Au bout de quarante minutes, alors que le crachin se transformait en averse, elle décida de traverser la rue pour prendre place sur une banquette du café des sports. Depuis son retour, elle n’était pas souvent sortie seule, ses parents étant trop angoissés à l’idée de la perdre une seconde fois si elle restait trop longtemps sans surveillance. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle n’était jamais rentrée dans ce genre de bistrot. À la terrasse, deux vieilles femmes prenaient leur café. À la façon dont elles s’adressaient au serveur, il était clair qu’elles étaient des habituées, elles devaient même passer le plus clair de leur temps assises là.

— Mademoiselle ? appela une voix à côté de Roxanne.

Elle tourna violemment la tête. Un jeune homme en chemise blanche et pantalon noir se tenait au bout de sa table, un air vaguement inquiet au visage.

— Je vous sers quelque chose ?

— Un… un café, s’il vous plaît.

Il hocha vivement la tête et repartit. En se retournant vers la grande fenêtre sur laquelle elle était appuyée, Roxanne aperçut son reflet dans la vitre embuée. Elle avait vraiment changé, en l’espace d’un mois à peine. Le plus étonnant était qu’elle ne se trouvait pas un air maladif, comme lui disait sa mère. Au contraire, elle se sentait mieux, comme après une bonne nuit de sommeil ; elle se sentait encore plus jeune qu’elle ne l’était. Peut-être était-ce tout simplement la sensation d’avoir un but à poursuivre, d’avoir une véritable question qui lui brûle les lèvres, une quête. Une seule journée loin de la maison lui semblait comme une cure de jouvence.

Le serveur lui amena une minuscule tasse de café noir qui sentait si fort que Roxanne se sentit mal à l’aise dès qu’elle fut posée sur la table. Elle avait déjà bu du café, rarement, et noyé dans le lait et le sucre. La liqueur sombre et âcre qu’on lui avait servi n’avait rien à voir avec ce qu’elle connaissait. Elle avait tout de même eu, dans la moitié de gorgée qu’elle avait bue avant de renoncer, l’impression de reconnaître quelque chose. Quelque chose d’avant. Depuis qu’elle avait vu ce fameux portrait, la notion d’avant la forêt avait radicalement changé. Ce n’était plus cette obscurité totale qu’elle s’était résignée à subir mais un ciel étoilé, toile noire sur laquelle brûlaient de microscopiques points de lumière, comme autant de possibilités d’explication, infiniment nombreux et pourtant trop ténus pour éclairer le chemin.

Perdue dans ses pensées, elle faillit manquer l’arrivée de l’antiquaire. Il vint, à onze heures piles et il avait à peine levé le rideau de fer que Roxanne apparut derrière lui. Si cette irruption dans son dos le fit sursauter, le vieil homme ne parut pas le moins du monde surpris par la jeune femme qui se tenait devant sa boutique.

— Je pensais que vous viendriez plus tôt. Enfin… Entrez, entrez, il pleut des cordes.

L’intérieur de la boutique était une succession de boîtes de classement, alignées les unes à la suite des autres. La seule différence entre cet endroit et une salle d’archives était les grandes cartes anciennes encadrées qui ornaient tous les murs et les recouvraient à tel point qu’on ne voyait plus un centimètre carré de papier peint.

— Asseyez-vous, je vais vous chercher de quoi vous réchauffer un peu.

Sur ces mots, il disparut dans l’arrière-boutique. Roxanne s’installa sur une chaise au dossier brodé de fleurs. Son regard se promena de cartes en cartes, de cantons en pays, de rivières en océans. Il n’y avait guère que ça qui s’offrait à sa vue. Partout ailleurs, le paysage consistait en une infinité de tiroirs. Certains étaient entrouverts et quelques documents plastifiés dépassaient, mais la plupart étaient fermés, certains n’étaient même pas étiquetés. Le vieil homme devait sans doute savoir parfaitement où se trouvait le moindre fragment de timbre dans cette montagne de papiers. Derrière la porte à demi-close, Roxanne entendait son hôte ouvrir, puis fermer un tiroir après l’autre, alors que de l’eau bouillait en arrière-plan. Après un claquement sec et un cliquetis de vaisselle, l’antiquaire apparut, deux tasses fumantes dans les mains et une grande enveloppe blanche pincée entre ses lèvres minces. Il posa le tout sur le guéridon à côté de Roxanne et tira une autre chaise vers lui.

— Normalement, je ne bois jamais dans la boutique – un accident est si vite arrivé – mais, étant donné la circonstance, je vais faire une petite exception, dit-il en s’asseyant. Vous savez, j’ai mis un moment à me souvenir de vous. Quand je vous ai vue à mon stand, je me suis dit que vous m’étiez familière. Ça ne m’a frappé que bien après. Pour ma défense, il y a un moment maintenant que nous ne nous sommes pas vus. Mais il m’a suffi de quelques coups de fil et j’ai pu confirmer que vous étiez… eh bien… vous.

Roxanne resta silencieuse, observant les volutes orangées que le thé, en infusant, diffusait dans l’eau chaude.

— Vous ne vous souvenez pas de moi, pas vrai ?

Pas de réponse.

— Ne vous inquiétez pas. J’ai été mis au courant de votre… petite situation. Mais je pense avoir de quoi remédier à ce problème.

Il ouvrit l’enveloppe et la retourna. Une dizaine de clichés s’éparpillèrent sur la table. Elles allaient de la taille d’une page de cahier à celle d’un timbre poste, en plus ou moins bon état. Certains étaient très clairement des tirages modernes d’images restaurées sur ordinateur, même pour quelqu’un qui s’y connaissait aussi peu en photographie que Roxanne. Toutes les photographies représentaient le même modèle. C’était le jeune homme debout derrière le fauteuil qui hantait ses pensées depuis tout ce temps. Il posait seul ou avec plusieurs autres personnes, simplement assis ou dans des mises en scènes plus ou moins travaillées. Roxanne en prit une, où il prenait la pose, en plein swing de golf au milieu d’une bibliothèque, une grimace des plus grotesques au visage. Elle ne put se retenir de sourire, mais ressentit vite un pincement au cœur, qu’elle ne parvint pas à expliquer.

— Vous connaissez cet homme.

— Oui… Enfin, non. Non, je veux dire non.

— Ce n’était pas une question. Vous connaissez cet homme.

Roxanne ne sut que répondre. Elle était prête à croire l’antiquaire, mais toutes les lois de la logique et du bon sens s’y opposaient. Le jeune homme devait être mort bien avant la naissance de sa mère, voire de sa grand-mère. Elle ne pouvait pas l’avoir connu. Pourtant, cette affirmation ne la choquait pas outre mesure et elle était de plus en plus certaine d’avoir effectivement côtoyé cette personne.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Je ne sais pas.

— Bien sûr que vous le savez. Faites un petit effort.

Roxanne baissa les yeux. Elle parcourut chaque cliché, un à un, même les plus petits et les plus abîmés. La sensation de familiarité qu’elle avait ressentie quelques fois grandissait en elle, à mesure qu’elle détaillait les images. Elle sentait qu’elle avait toutes les réponses quelque part, tout au fond d’elle. Elles étaient enterrées trop profondément dans les bourbiers de sa mémoire mais, à force de remuer, elle finirait bien par trouver. Il le fallait.

Du regard, elle passa de portraits en paysages, observant les gens mais aussi les objets, les tableaux, la tapisserie sur les murs. Tout ceci était déjà en elle. Elle finit par choisir une des photographies qui avaient d’abord été recouvertes par toutes les autres. Le jeune homme, la main emmitouflée dans un énorme gant, posait droit comme un i. Un faucon royal l’avait pris pour perchoir et le fixait de ses grands yeux noirs, parfaitement immobile. Du peu que Roxanne connaissait sur la photographie à l’époque, elle fut impressionnée qu’ils aient réussi à garder l’oiseau dans cette position pendant tout le temps de pose.

Elle la regarda longuement, s’attendant presque à ce que l’image prenne vie sous ses yeux et donne du sens à toute cette histoire. Puis, elle ferma les yeux et se concentra longuement. Elle avait la réponse sur le bout des lèvres, il ne s’agissait plus que de pouvoir la formuler.

— Vassya, chuchota-t-elle enfin, à peine audible.

Elle releva brusquement la tête, choquée par sa propre parole. Voilà, elle était arrivée au point de non-retour. Si elle n’y était pas parvenue, il aurait été évident que le vieil homme se moquait d’elle ou qu’il l’avait prise pour quelqu’un d’autre, mais elle savait maintenant qu’il ne mentait pas. Vassya, Vassya, il s’appelait Vassya. Cela lui apparaissait comme une évidence, à présent. Elle passe une nouvelle fois en revue chaque image posée devant elle et se demanda comment elle avait pu mettre autant de temps à s’en souvenir.

— Vous voyez, je vous l’avais dit. Vous vous sentez mieux maintenant ?

— Je ne sais pas… Je ne comprends pas…

— Alors venez, ne restons pas là.

D’un geste de la main, il l’invita à rejoindre l’arrière-boutique. Elle obéit et entra dans une pièce sombre, sans fenêtre, éclairée seulement par une lampe de chevet à l’abat-jour troué. Elle entendit l’antiquaire verrouiller la porte d’entrée et il la rejoignit, s’asseyant dans l’un des fauteuils bas et lui intimant de faire de même.

— J’espère que vous avez du temps à me consacrer.

— Toute la journée, s’il le faut.

— Parfait. À ce que je vois de votre état, vous avez bien fait de venir aujourd’hui. Dans l’état actuel des choses, il ne vous faudrait pas plus d’une semaine pour vous retrouver dans une situation très délicate. Mais, j’y reviendrai plus tard. Laissez-moi vous raconter notre rencontre, tout d’abord.

Quand il roula des épaules et s’éclaircit la voix, Roxanne comprit qu’en effet, le récit allait être long.

— Je ne me souviens pas de l’année exacte, pour être franc. Les… gens de notre nature finissent par ne plus compter les années. J’avais été invité par une de ces grandes dames qui tenaient salon à la cour du Roi Soleil…

— Le Roi Soleil ?

— Ne vous en faites pas, j’y viens. Je disais donc, une grande dame, je ne sais plus bien laquelle, il y en avait tellement, m’avait invité à son salon. Je peignais à l’époque et, comme tout homme qui se respectait, je me débrouillais dans la composition de poèmes et autres petites maximes qui amusaient beaucoup. Disons que je n’étais pas une vedette, mais je jouissais d’une petite renommée. Toujours est-il que je revenais d’un voyage en province et qu’il y avait longtemps que je n’avais pas mis les pieds à la cour. Les gens allaient et venaient sans arrêt dans ce milieu, au gré des modes et des querelles, et je ne connaissais presque plus personne après seulement un an d’absence. C’est là que je vous ai vue, assise dans un coin, votre éventail déplié devant votre visage. Quand vous avez posé les yeux sur moi, j’ai tout de suite su. J’ai compris au premier regard que nous étions semblables, que nous étions de la même espèce, si je puis m’exprimer ainsi. Vous me sembliez… sans âge. Quand je vous ai vue, je n’ai pu que me dire : « Cette femme, elle pourrait même bien être plus âgée que moi ».

Il se tut et but une grande gorgée de thé fumant. En face de lui, Roxanne, les yeux dans le vide, absorbait l’information.

— Alors, vous dites que je… que j’étais déjà en vie à l’époque de Louis XIV ?

— Oh oui, et bien avant cela, même.

— Depuis quand ?

— Ça, je ne peux pas vous le dire. Vous êtes toujours restée très évasive sur la question. Peut-être depuis le Moyen-Âge. Peut-être avez-vous été contemporaine du Christ. Peut-être êtes-vous même encore antérieure. Je n’en sais rien.

Cette histoire paraissait complètement folle et, dans un sens, elle l’était. Cependant, Roxanne avait l’impression qu’il s’agissait d’une évidence, qu’elle avait eu du temps par le passé pour absorber cette idée. Qu’elle avait eu des années, des siècles, et pourquoi pas un millénaire pour accepter l’absurde.

— Alors, je serais comme une sorte de vampire, c’est bien ça ?

L’antiquaire retint un rire.

— Allons, les vampires, ça n’existe pas. Et s’ils existaient, vous n’en seriez pas un. Vous vieillissez, rappelez-vous ? Il y a quatorze ans, vous ressembliez à n’importe quelle petite fille de votre âge. La vérité est plus complexe qu’une simple immortalité.

Il prit une autre pause, agitant sa cuillère dans sa tasse. Le métal cognait contre la porcelaine, provoquant un cliquetis qui semblait tonitruant dans le silence de l’arrière-boutique.

— Connaissez-vous l’animal nommé Turritopsis Nutricula ?

— Absolument pas.

— C’est une méduse, d’une jolie couleur rouge en son centre. On l’appelle aussi la méduse immortelle. Elle est capable, quand elle devient trop vieille ou en cas de stress intense, d’inverser le processus de vieillissement de ses cellules et de revenir à l’état de polype pour recommencer ensuite à vieillir.

— C’est ce qui se passe ? Ça veut dire que je suis une méduse ? Et vous aussi ?

— Pas vraiment. D’aussi loin que j’en sache, nous sommes dans tous les autres points semblables aux humains ordinaires. Nous ne sommes pas des méduses mais nous fonctionnons de la même façon. Le processus prend plus de temps chez l’homme que chez l’animal, mais il est globalement similaire.

— Et, il y en a d’autres comme nous ?

— Quelques-uns, oui. Je ne les ai pas tous rencontrés personnellement, mais je sais qu’il en existe d’autres. À commencer par votre ami Vassili.

En entendant ce nom, Roxanne eut à nouveau un pincement au cœur. Elle le comprenait mieux, maintenant qu’elle savait le connaître depuis longtemps, mais elle se demandait toujours quelle était la nature de sa relation avec lui.

— Est-ce que… hésita-t-elle… est-ce que nous étions mariés, lui et moi ?

— Je ne pense pas. Nous ne nous reproduisons pas, nous en sommes incapables. Le mariage a bien peu de sens dans ces cas-là. Mais je me souviens que vous ne vous sépariez jamais l’un de l’autre. Je pense que vous étiez plutôt comme frère et sœur ou comme des âmes sœurs. Il est difficile de donner un nom ordinaire à une relation éternelle comme la vôtre. Ça a été un vrai calvaire pour lui quand il a fallu vous mettre de nouveau dans la capsule.

— La capsule ?

— Justement j’y venais. Comme je vous l’ai dit, il existe quelques différences entre les hommes et les méduses. La première et la plus fondamentale étant qu’il n’est pas ordinaire chez les humains de voir un de ses congénères soudainement rajeunir. Ça a été un énorme problème par le passé. Dès que l’on sentait la régression arriver, il nous fallait nous cacher et trouver une personne en qui nous pouvions avoir suffisamment confiance pour nous dissimuler et s’occuper de nous jusqu’à l’âge de raison. Les risques d’être découvert ou trahi étaient nombreuses. Pour remédier à cela, avec l’arrivée de la machine, un ami inventeur a pu mettre au point une sorte de sarcophage, qui permettait de survivre tout en grandissant jusqu’à pouvoir se débrouiller seul. Vous comme moi l’avons utilisé de nombreuses fois. Mais, il y a quatorze ans, alors que nous vous avions placé dans une famille d’accueil depuis trois ans, vous avez soudainement recommencé à régresser. Comme Vassili se chargeait de vous surveiller de loin, nous avons pu remédier au problème assez rapidement pour que personne ne s’en aperçoive. Nous vous avons replacé dans votre capsule et Vassili a fait de même, pour être sûr d’être en vie quand vous vous réveilleriez. Mais, il y a trois ans, il y a eu un problème.

— Un problème ?

— Normalement, quand nous entrons dans la capsule, c’est pour un temps donné. Vous ne deviez pas vous réveiller avant cette année. Pourtant, vous avez réussi à sortir trois ans trop tôt. Le temps que nous nous en rendions compte, une semaine avait passé et vous veniez d’être retrouvée. C’est sans doute parce que vous êtes partie prématurément que vous avez perdu tous vos souvenirs. Le processus de rajeunissement est complexe et certaines parties de l’individu mettent du temps à se reconstruire.

— Alors, si je retourne dans cette capsule, je retrouverai mes souvenirs ?

— Possible. De ce que j’ai pu constater, ils n’ont pas disparu. Ils sont simplement enfouis profondément à l’intérieur de votre cerveau. Si c’est vraiment le cas, ils peuvent peut-être être retrouvés. Du moins, en partie.

— Je vois. Est-ce que mes parents sont au courant ?

— Non. Non et ils ne doivent pas l’être. Nous vous avons échangée à la maternité contre leur bébé. Vous étiez Olga, votre propre ancêtre, vous aviez donc toutes les chances de leur ressembler. Normalement, nous attendons au moins l’âge physique de dix ans avant de retourner vers le monde mais vous étiez fatiguée de vous cacher. Vous m’avez confié, avant de vous mettre en état végétatif, que vous auriez voulu une vraie famille, rien qu’une seule fois. J’ai donc fait le nécessaire pour que cela soit possible. Malheureusement, tout ne s’est pas passé comme prévu et nous voilà dans cette situation.

— Je vois. Alors… Je devrais obligatoirement retourner dans la capsule ?

— Oui. Vous pourriez continuer à rajeunir à l’air libre mais vous vous exposeriez à des situations dangereuses. Vous avez passé la première étape. À partir de maintenant, le processus va nettement s’accélérer. Vous n’en avez plus pour très longtemps.

— Est-ce que je peux au moins dire au revoir à ma famille ?

— Je suis désolée mais c’est impossible. Nous ne pouvons pas nous permettre d’exposer notre vraie nature à ceux qui ne sont pas des nôtres. Nous sommes une porte vers l’immortalité. Au mieux, nous deviendrions des sujets de laboratoire, ou des curiosités. Dans tous les cas, nous y perdrions notre liberté.

— Je comprends. J’aimerais au moins les voir une dernière fois. Je ne leur dirai rien, j’aimerais juste passer une dernière soirée avec eux. Et demain matin, sans faute, je vous laisserai me conduire à cette capsule.

L’antiquaire sembla hésiter un instant. Puis, il griffonna quelque chose dans un carnet sorti de sa poche, arracha la page et la tendit à Roxanne.

— Très bien. Appelez-moi à ce numéro dès que vous serez prête. Appelez-moi, à n’importe quelle heure. Mais faites vite ou votre transformation deviendra trop flagrante.

Roxanne attrapa le morceau de feuille et remercia l’antiquaire. Elle sortit rapidement, les yeux rivés sur sa montre.

*

* *

Trois bus passaient dans son village chaque jour. Si elle manquait celui de treize heures, il faudrait qu’elle attende jusqu’au soir, soulevant obligatoirement les remarques de sa mère.

Assise à l’arrêt de bus, elle réfléchissait. Après ce genre de révélations, elle aurait dû être bouleversée, elle aurait dû crier, pleurer, rire, n’importe quoi. Elle ne ressentait rien ; ou plutôt, elle ressentait tant de choses en même temps que toutes ses émotions avaient fini par s’annuler les unes les autres, en la laissant comme une coquille vide. Elle n’avait plus qu’une journée à vivre en tant qu’elle-même. Elle était une usurpatrice de sa propre identité, et ce n’était pas un sentiment qu’elle avait appris à accepter.

Au bout d’un moment, elle ne parvint plus à réfléchir, et se contenta de se laisser bercer par les vibrations du bus.

Quand elle rentra chez elle, la maison était vide. Son père avait dû sortir faire quelques courses et ne tarderait pas à rentrer. Il ne restait jamais trop loin, au cas où un client arrive à l’improviste. Il serait sans doute de retour très vite. Sur cette pensée, Roxanne piocha quelques restes dans le réfrigérateur et alla s’allonger sur son lit. Plus elle tentait de réfléchir, plus son esprit se heurtait à ce barrage qu’elle s’était érigé. Ses paupières devinrent lourdes au-dessus de ses yeux et, alors qu’elle sombrait dans le sommeil, elle se demanda si tout cela n’était pas qu’un rêve, après tout.

Le soir tombait quand elle ouvrit les yeux. Par la fenêtre, elle voyait la voiture de sa mère garée sur le trottoir. Elle se redressa et sortit du lit. Son pull, beaucoup plus large que d’habitude, glissa de ses épaules et tomba à ses chevilles. Elle baissa les yeux.

Son pantalon lui aussi était maintenant bien trop grand. Non, se reprit-elle. Non, c’est moi qui suis trop petite. Un regard en coin jeté à son miroir confirma ses craintes. En quelques heures à peine, elle était redevenue une fillette d’une dizaine d’années, peut-être moins. Si la transformation continuait à ce rythme, elle serait bientôt un nouveau-né et n’aurait plus aucun moyen de se débrouiller seule. Il fallait faire vite.

Il y avait un téléphone dans le couloir du premier étage. L’autre était dans le salon. Le premier serait le plus facile à atteindre, Roxanne devait simplement se dépêcher de sortir de sa chambre pour ne pas être repérée. Elle savait que ses parents avaient l’habitude de rester dans les parties à vivre de la maison et montaient rarement à l’étage, ce qui lui donnait un énorme avantage. Il ne lui restait plus qu’à être suffisamment discrète.

Elle se changea, enfilant un chemisier qui, sur son corps d’enfant, ressemblait à une robe, inspira et s’élança. Il n’y avait aucun bruit dans la maison, ses parents étaient sûrement dans le jardin.

Tout avait l’air plus grand. Les portes, les couloirs, les marches… Elle avait l’impression d’être dans une maison de géants. Au terme de son ascension, la porte d’entrée s’ouvrit. Elle pressa le pas. Le téléphone n’était pas loin. Elle l’attrapa et s’enferma dans la salle de bains. Pour couvrir ses paroles, elle ouvrit le robinet de la douche.

L’antiquaire décrocha dès la première sonnerie. Elle ne lui laissa pas le temps de dire quoi que ce soit.

— Venez me chercher. S’il vous plaît. Le temps presse…

— Bien. Retrouvez-moi au parc près de l’église d’ici trois quarts d’heure.

Il raccrocha immédiatement. Elle ne traîna pas elle non plus. Après avoir écouté attentivement, l’oreille collée contre la porte, elle sortit, et se précipita au rez-de-chaussée.

Dans sa chambre, elle parvint à trouver une jupe, qu’elle serra à l’aide d’une ceinture. Aucune de ses chaussures ne lui allaient. Toutes flottaient autour de ses pieds et elle ne pouvait pas faire un pas sans les perdre. Elle opta finalement pour une paire de chaussures de sport légères, et entoura ses chevilles avec les lacets. À chaque mouvement, la chaussure glissait mais, au moins, elle ne les perdait pas.

Sans hésitation, elle se hissa sur le bord de sa fenêtre et arriva dans le jardin. Elle remercia la passion de son père pour les haies et autres bosquets, dans lesquels elle put se cacher, et arriver au portail sans se faire remarquer. Avant de partir pour de bon, elle jeta un dernier regard vers la fenêtre du salon. Assise à la grande table, sa mère lisait le journal du jour, pendant que son père faisait des allers-retours entre la salle à manger et le couloir. L’espace d’un instant, Roxanne eut l’impression qu’il l’appelait. Mais, même si elle avait envie de revenir, cela ne dépendait plus d’elle désormais. Alors, elle se retourna et partit en direction du parc.

Les rues étaient désertes à cette heure. Seul le bar au coin de la rue était encore ouvert, mais personne à l’intérieur ne fit attention à elle quand elle passa devant la porte ouverte.

Elle attendit quelques minutes, assise sur un muret, devant le parc. Une vieille dame qui promenait son chien passa tout près d’elle mais ne fit pas attention à elle. La seconde d’après, une voiture noire s’arrêta à sa hauteur. Au volant, Roxanne reconnut l’antiquaire. Elle grimpa sans la moindre hésitation. Elle ne pouvait pas se permettre n’était-ce qu’une seconde de réflexion.

Le vieil homme ne dit rien alors qu’elle s’installait sur le siège passager et qu’elle attrapait la ceinture, gestes si naturels quelques semaines auparavant mais qui maintenant nécessitait des contorsions et un effort que Roxanne n’aurait jamais soupçonnés. Ils n’échangèrent pas le moindre mot pendant une bonne partie du trajet.

À travers la vitre, Roxanne voyait le paysage défiler. À mesure que les habitations s’éparpillaient, elle comprenait qu’il l’emmenait vers la forêt. Elle revenait au point de départ.

Le trajet était long, et elle ne tarda pas à somnoler.

— Ne dormez pas. Cela ne ferait qu’accélérer le processus.

Elle passa le reste de temps à forcer ses yeux à rester ouverts.

— Je sais que c’est difficile. Concentrez-vous, nous n’en avons plus pour longtemps.

Ils s’arrêtèrent bientôt devant une maison, presque engloutie par la forêt. L’antiquaire sortit, et contourna la voiture. Il ouvrit la portière passager et Roxanne sauta en dehors de l'habitacle. Elle avait l’impression d’avoir encore rétréci. Elle resta aux côtés du vieil homme tandis qu’il allait sonner à la porte. Un petit homme barbu, avec un ventre aussi rond que celui d’une femme enceinte se dessinant sous son peignoir, leur ouvrit. Sans un mot, il regarda l’antiquaire, puis Roxanne, puis de nouveau, l’antiquaire. Puis, toujours sans desserrer les lèvres, il s’effaça et les laissa passer. Il referma la porte derrière eux et, d’un pas traînant, se dirigea vers un tiroir duquel il sortit une clé et une carte magnétique. Il les donna à l’antiquaire et l’invita à le suivre. Ils se dirigèrent tous trois vers le sous-sol, descendant un escalier en colimaçon qui semblait pas ne avoir de fin. Ils atteignirent une porte blindée, et l’homme barbu échangea quelques mots à voix basse avec l’antiquaire et fit demi-tour, les laissant seul tous les deux.

Derrière la porte, se trouvait une petite pièce, juste assez grande pour contenir trois des capsules dont Roxanne avait entendu parler. Elles ressemblaient à des sarcophages, et ne semblaient être finalement rien de plus que des boîtes métalliques légèrement inclinées, complètement opaques à l’exception d’un hublot au niveau du visage. Roxanne s’approcha de l’un d’entre eux. Plus elle en était proche, plus elle pouvait entendre le doux ronronnement de la machine, et la régularité de la respiration mécanique. Même sur la pointe des pieds, Roxanne était trop petite pour voir à l’intérieur, mais elle devinait sur la vitre, des volutes blanches qui semblaient être des mèches de cheveux tranquillement ballottées par le liquide à l’intérieur. Sur le côté du sarcophage, une lampe rouge indiquait que la machine était en marche.

— Je vais devoir entrer dans une de ces capsules ? demanda Roxanne.

— Vous auriez dû. Cependant, notre hôte vient de me dire que la seule encore libre est hors service pour le moment.

Le cœur de Roxanne se serra. Si elle ne pouvait pas entrer dans la machine maintenant, elle serait contrainte de se voir rajeunir, jusqu’à ne plus être qu’un nourrisson. Qui s’occuperait d’elle, alors ?

— Ne vous inquiétez pas. Cela ne change rien. Suivez-moi.

Il la guida jusqu’à une petite porte de bois, qu’elle n’avait pas remarquée dans la pénombre. Il l’ouvrit avec la clé qu’on lui avait donnée, et la porte grinça sur ses gonds.

L’antiquaire alluma un plafonnier, qui n’éclaira que quelques rangées de capsules. Pourtant, Roxanne devinait dans la pénombre des centaines, peut-être même des milliers de points rouges à perte de vue.

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