Chapitre 13 : Les voyageurs esseulés (1/2)

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BRAMIL

Maman avait raison. Depuis le début ! Si seulement je l’avais écoutée, ce jour-là…

À la place, j’avais tapé un vieux mannequin avec ma bête épée en bois, tendant à peine l’oreille à ce qui se racontait. Mon oncle était de retour, il venait de perdre son fils et cherchait à se consoler auprès de sa famille. Il se rappelait encore ses origines, lui, le héros du royaume, serviteur d’une reine dont le règne touchait à sa fin. Autant dire que je ne l’avais jamais vu aussi dévasté…

Erak avait passé des mois à affronter le deuil de son fils avec ma tante. Le cousin que je n’avais connu avait péri à l’âge de douze ans et je n’avais ressenti… rien du tout. Mon oncle et ma mère avaient pleuré toute la nuit et je ne les avais pas soutenus dans leur chagrin. Imbécile et insensible que j’étais !

Réfugié auprès de nous, Erak avait fait une proposition déraisonnable qui m’avait pourtant ravi. Il lui fallait quelqu’un pour l’accompagner et j’étais son premier choix. La famille avant tout, mais à quel prix ? Ma mère, gentille mais protectrice, avait déjà perdu un mari et était privée d’un neveu. Pour elle, il était hors de question de laisser partir ses enfants adorés, elle préférait les voir labourer des champs toute leur vie !

— Arrête avec tes suggestions insensées ! avait grondé ma mère. Bramil restera ici ! Retourne à Telrae, cette ville te correspond mieux. Jaeka ne mérite pas d’être laissée seule.

— Elle n’est plus seule, avait rassuré mon oncle. Kenda et Corin, deux jeunes écuyers l’aident maintenant dans son travail de maréchale. Ils l’aident à se sentir mieux parce qu’ils ressentent la fougue de la jeunesse, tu comprends ?

— La fougue de la jeunesse… Je ne te comprendrai jamais, Erak. Il y a quinze ans encore, nous coopérions pour les récoltes, et voilà parmi les plus illustres guerriers de notre pays, affilié à aucune armée. Mais c’est un métier dangereux, tu ne peux pas emmener n’importe qui ! Tu souhaites prendre Bramil comme fils de substitution, avoue-le.

— Tu penses que je ne pourrai pas le protéger ? La mort de Reilon était un accident… Crois-moi, il m’a fallu du temps avant de pouvoir dormir et manger normalement, pour ne plus culpabiliser… Mais la vie doit continuer. Tu es la mieux placée pour me comprendre, grande sœur. Bramil a grandi sans père, mais tu as eu le courage de l’élever, lui comme ses frères et sœurs. Regarde-le, maintenant : c’est un garçon bouillonnant et intrépide. Il ne mérite pas d’être enfermé dans une vie de paysan.

— La vie ne vaut pas la peine d’être vécue sans risque ? Je ne partage pas cette façon de penser, Erak… Je me suis toujours sentie bien, ici, dans mon petit village. Je ne mène pas une existence trépidante, mon nom ne sera jamais connu, mais je ne suis qu’une humaine, après tout. Nous ne pouvons pas tous devenir exceptionnels.

— Je ne suis pas exceptionnel, j’ai juste voulu mener la vie dont je rêvais… Je sais que c’est difficile de séparer de ton dernier enfant, mais si tu le gardes ainsi, il t’en voudra pour le restant de ses jours. C’est ce que tu veux ?

— Je ne veux pas que mes enfants rejoignent leur père avant moi !

Et alors que j’avais continué de démolir ce vieux mannequin, j’avais à peine aperçu Erak prendre dans ses bras sa sœur aînée, des larmes dévalant sur ses joues. Un homme sensible malgré sa force. Tout ce que je n’étais pas.

— Kera, avait-il murmuré, écoute-moi… J’ai besoin de ma famille auprès de moi. Jaeka m’avait accompagné quand elle était écuyère, maintenant son statut de maréchale l’oblige à rester en ville. Sans elle, je me sentais seul, et je voulais que Reilon grandisse aussi avec moi… Bramil est de ma famille. Il m’en faut au moins un pour m’accompagner. C’est égoïste, je sais… Comprends-tu, Kera ?

Malheureusement, elle avait compris. Elle n’aurait pas dû.

Après plus de trois ans à ses côtés, je pensais que rien ne nous arriverait. Maman avait même accepté, un peu à contrecœur, que je l’accompagne à Temrick. La pire erreur de ma vie, et surtout de la sienne.

Car à présent, ce n’était plus un héros qui se dressait devant nous, mais un corps inerte.

— Oncle Erak ? hurlai-je. Oncle Erak !

Notre chef était mort. Il était vraiment mort ! Ma tante avait beau le secouer dans tous les sens, j’avais beau m’égosiller, rien ne le ramènerait ! Tout cet acharnement réduit à néant ! Toute cette ascension détruite en un duel ! Il avait triomphé de son ultime combat en sacrifiant sa vie pour nous sauver. Le grand Erak Liwael s’éteignait au-delà de nos frontières…

— La vie doit continuer, marmonnai-je en me mordant les lèvres. Elle doit continuer…

Je posai un genou à terre et frappai la neige qui me moucheta aussitôt le visage. Des larmes se déversèrent sur mes joues. Pourquoi souffrions-nous autant ? Nous valions mieux que ça ! Mon oncle avait péri contre une créature dont nous aurions pu prévoir la venue. Tant d’issues étaient possibles, et le malheur s’était encore abattu sur nous. Notre meneur s’était sacrifié pour nous sauver, il avait dompté le terrible Kaenum, maniant sa fidèle hache envers et contre tout. Alors pourquoi je ne rendais pas honneur à son geste ? Je n’osais même pas regarder sa dépouille ensanglantée. Je me comportais comme un lâche, pleurai comme un gamin et hurlai comme un pleutre.

Mes pleurs coulaient naturellement. J’évacuai mon chagrin en tapant la neige, mais il subsistait. Autour de moi, personne ne se risquait à parler, aucun mot ne pouvait décrire ce qu’il venait de se passer. Gurthis grinçait encore des dents, Arzalam observait les cadavres sans manifester d’émotion tandis qu’une mine sombre déridait le visage de Jyla et Ralaia. Même Elmaril ne restait pas indifférente ! Elle se releva à l’aide de sa lance, et son regard ne laissa qu’une impression : comme si l’acte du sacrifice lui importait plus que les conséquences. Margolyn, quant à elle, s’effondra par terre et se mit en position fœtale, ce qui arracha une moue dubitative à Stenn.

Et Jaeka, alors… Elle resta agenouillée aux côtés d’Erak. Ses larmes glissaient sur ses taches de rousseur. Elle avait cessé de crier et était devenue imperturbable. La tête inclinée, les yeux rivés vers le cadavre, ma tante s’était perdue.

Assez de me morfondre, la vie devait continuer ! Je me redressai et tentai de la consoler. Quel neveu étais-je si je ne l’aidais pas ? Elle avait perdu ses parents, son fils, des amis, la plupart de ses chevaux et à présent, son mari l’avait quitté. Bon sang, que le destin était cruel avec elle ! J’étais à peine conscient de l’authenticité de la relation qu’elle avait partagée avec Erak. Leur lien venait de se terminer sans équivoque. J’étais incapable de la soutenir… Un bref toucher, et c’était fini, les sentiments me rattrapaient. Mon poing se fracassa de nouveau sur la neige.

— Pourquoi est-il mort ? hurlai-je. Pourquoi ?

Je n’avais retenu aucune leçon de mes erreurs passées ! Dorénavant, mon tuteur n’était même plus là pour me les enseigner. Il ne restait plus de moi qu’un estropié naïf, libérant sa frustration dans une violence inutile. Qui pouvait nous protéger, maintenant ? Qui pouvait nous emmener jusqu’à la Nillie ? En l’absence de notre meneur, nous étions égarés, livrés à nous-mêmes.

— On va tous mourir…, gémit Margolyn. On va tous mourir…

À part Jaeka et moi, personne ne connaissait vraiment Erak. Pourtant, sa mort ne laissait presque personne dans l’insensibilité : nos espoirs s’étaient anéantis et notre objectif nous paraissait plus inaccessible que jamais. Même Gurthis, souffrant encore de sa plaie, impacta la neige avec son espadon. Erak nous unissait, calmait les tensions, incarnait nos idéaux et nous défendait. Si notre motivation disparaissait, la traversée risquait de choir avec elle.

— Malheureusement, dit Stenn, je ne connaissais Erak Liwael que depuis quelques semaines. Cependant, cela me fut suffisant pour appréhender toute la valeur de cet homme. À lui seul, il symbolisait la grandeur de notre nation. Il nous a guidés à travers toute l’Ertinie, traversant des rudes obstacles. Il est mort à l’âge de trente-sept ans, et nul doute que nous nous souviendrons de lui comme un valeureux guerrier.

Elmaril adressa un regard hostile vers l’érudit. Pour une fois, je la comprenais un peu : ses phrases alambiquées ne convenaient certainement pas au contexte ! Une minute de silence et le reste de souffrance, ça c’était plus approprié ! Inclinant sa lance vers le bas, la guerrière en profita aussi pour souffler son commentaire :

— Erak était un homme bon et un excellent guerrier. Et je dis ça rarement.

— On s’en fout de vos hommages hypocrites ! tonna Gurthis. Il n’y a rien à dire…

Au moins ce soldat respectait le personnage. Ce n’était pas du goût tout le monde, pas même de moi, trop occupé à malmener la neige. Mes larmes se répandaient sur cette couche blanche !

— Calme-toi, suggéra Ralaia. Je comprends ta rage, mais tu n’as pas à t’énerver sur les autres.

— Et comment tu veux que je réagisse ? répliqua son confrère. De tous les membres de notre groupe, Erak était celui qui méritait le moins de mourir. Il s’est sacrifié pour des gens qui n’en valent pas tous la peine. Comment on va faire sans lui ?

— Il n’aurait pas voulu qu’on se morfonde ! Ressaisissez-vous un peu, tout n’espoir n’est pas perdu !

C’était vrai. Erak n’avait jamais perdu espoir. Il s’était battu contre le sort, contre ces obstacles qui nous empêchaient de mener cette quête à bien. Il n’aurait pas souhaité qu’on s’étende ainsi, à s’attarder dans la nuit glaciale et implacable. Alors, elle était contente, la mort, de nous avoir privés d’un des meilleurs vivants ?

— Comment allons-nous faire ? désespérai-je. Nous n’avons plus de chef pour nous mener, tous nos chevaux sont morts, nous allons manquer de provisions ! Je crains que Temrick soit notre tombeau…

— Suis-je la seule à ne pas décourager ? dit Ralaia, résistant au froid comme à la détresse. Ce chemin que nous avons accompli… Nous ne pouvons pas abandonner maintenant ! Cette mort m’attriste aussi, mais nous ferions mieux de ne pas traîner dans les parages. Ce n’est pas parce que nous avons tué le Kaenum que nous sommes en sécurité. Nous devons trouver une grotte pour nous protéger du froid, où nous passerons le reste de la nuit. Bramil, j’espère que tu comprends… Avec Jaeka, tu portes l’héritage d’Erak.

— Quel héritage ? Mais regarde-moi, je ne suis rien par rapport à lui ! Je n’ai ni son charisme, ni sa force, ni sa ténacité ! Je ne suis qu’un garçon mutilé et tellement faible que je dépends des autres. Il n’y a aucun rapport entre lui et moi ! Pendant toute ma vie, j’ai essayé de l’égaler, de me montrer à la hauteur de ses exploits. Je n’y suis jamais arrivé…

Je parlais trop pour ne rien apporter… Il fallait repenser à nos objectifs ! En principe, ils restaient les mêmes, mais les moyens pour y parvenir venaient d’évoluer. Divisés par l’événement, nous cherchions encore nos repères.

— Erak mérite un enterrement, jugea Jyla. Ici, impossible de lui offrir des funérailles honorables. Son corps ne mérite toutefois pas de pourrir dans la neige.

Elle avait raison. En l’honneur de sa vie méritante, nous devions inhumer mon oncle avec nos propres moyens. Erak tenait cette expédition à cœur et avait promis de nous emmener par-delà cette inabordable frontière. Tant de sommets se dressaient encore devant nous, et il n’était plus là pour nous diriger… Tous ces préparatifs, ces engagements et ces épreuves avaient finalement mené à sa mort. Le pire était que personne d’autre que nous ne le saurait avant longtemps… Comment façonner notre avenir alors que la personne la moins à même de trépasser avait péri ?

Nous nous conformâmes à la volonté de Jyla. C’était ce qu’il aurait désiré… Proche du corps, Elmaril plaqua son poing contre sa cuirasse, inclina la tête et ferma les yeux. Ce devait être une coutume de sa tribu, sans doute, largement préférable à l’irrespect d’Arzalam. Il se fichait de son chef, tout ce qui l’intéressait était le cadavre de Kaenum. S’agenouillant à ses côtés, le mage survola la dépouille de sa paume de laquelle émanait son habituel flux. Cet acte trouvait certainement sa justification… Mais pas maintenant, bon sang ! La survie avant l’étude, il l’avait lui-même clamé !

— Arzalam, tu n’as donc aucun respect ? s’offusqua sa consoeur.

— Bien sûr que si, se défendit-il. J’ai participé au silence de rigueur et je n’ai pas contesté son sacrifice. Mais comme vous l’avez dit, il faut aller de l’avant. Comprenez-vous que ce Kaenum est une créature intéressante ?

Quand Arzalam le pointa du doigt, Gurthis s’approcha de lui. Il tirait une mine grincheuse, ce que sa plaie n’arrangeait pas.

— Je n’aime pas ta façon de parler, lâcha-t-il. Tu crois que cette bête est plus intéressante que notre perte ?

— Encore une fois, vous n’avez rien compris. Avez-vous déjà vu un être non humain aussi intelligent ? Il n’obéissait pas simplement par instinct : il étudiait nos mouvements, décelait nos erreurs et adoptait une bonne stratégie. Je pense même que ce Kaenum désirait venger les siens. Il avait donc des émotions en plus d’être clairvoyant. Vous ne trouvez pas cela surprenant?

— Rien de surprenant. Ce sont des atrocités perpétrés par des mages. Ils s’en sont pris à des animaux pour s’en servir à des fins odieuses. Maintenant qu’ils ne sont plus là, nous en avons subi les conséquences.

— Toujours la même rengaine… Croyez-le ou non, je pense à vous. Souvenez-vous : ce monstre nous a écartés d’Erak. À mon avis, il voulait d’abord se débarrasser de lui avant de s’attaquer à nous, car il avait compris qu’il était le guerrier le plus fort de notre compagnie. Mais il l’avait sous-estimé…

En soit, son interprétation était cohérente, il la partageait juste au moment inopportun. Le cadavre du monstre, juste en face de celui d’Erak, était ravagé lui aussi. Quelle bête immonde et persévérante, la tuer avait relevé de l’exploit ! Du dernier exploit… Il n’en fallut pas plus à Gurthis pour tenter d’en venir aux mains. Ralaia s’interposa entre les deux juste à temps, affrontant l’irritation de son collègue.

— Ça n’en vaut pas la peine. Refoule ta haine pour le moment, tu t’en serviras plus tard si tu veux.

— Elle a raison, approuva Arzalam. Pour une fois qu’un militaire donne un bon conseil, il vaut mieux l’écouter.

L’archère céda à la provocation : elle lui flanqua un coup de poing en pleine figure. Mérité ! Le mage bascula vers l’arrière mais se rattrapa.

— Vous finissez toujours par révéler votre vraie nature, murmura-t-il en fixant Ralaia sans rancœur. Je ne voulais pas examiner ce Kaenum par plaisir, mais parce que d’autres risquent de nous tomber dessus à l’avenir. Si nous ne voulons pas finir comme Erak, nous devrons redoubler de prudence.

Les mages et les soldats poursuivaient leur sempiternelle dispute. Erak aurait eu honte de nous s’il nous voyait maintenant. Jusqu’au dernier jour, il avait essayé de nous unir sous un objectif commun. Qu’on l’enterre, qu’on le pleure, mais que les disputes cessent !

En réalité, existait-il encore un sens à cette expédition ? La Nillie m’apparaissait presque comme une chimère. Je n’étais même plus capable de songer à notre avenir. Seul le temps était apte à atténuer mon chagrin, et encore, je n’en étais même pas convaincu…

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