Chapitre 13 : Les voyageurs esseulés (2/2)

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Elmaril, Gurthis et Ralaia portèrent le corps à un emplacement proche. Arzalam et Jyla s’occupèrent alors de générer un trou rectangulaire avec des dimensions adéquates pour le déposer. Cela fait, les militaires croisèrent les bras d’Erak sur sa poitrine, ôtèrent quelques salissures et le déposèrent délicatement dans le cercueil de neige. Le geste symbolique fut de mettre sa hache à côté, ce que le vétéran exécuta avec respect. Tout ce temps, Jaeka ne détacha jamais son regard de son bien-aimé : leur lien traversait la mort. Ma tante ne l’avait retrouvé que depuis quelques semaines et allait devoir vivre sans lui. Notre famille manquait vraiment de chance… Si seulement nous n’avions pas commis de mauvais choix !

Et moi, je restais planté là, sans les aider de quelque façon. Erak aurait eu honte !

Après les hommages de mise, nous ensevelîmes la dépouille de neige et Jyla grava le symbole de l’Ertinie sur cette tombe artisanale. C’était peut-être une consolation inutile : même en ces hauteurs, les neiges risquaient de fondre. Mais notre meneur méritait une sépulture décente. Je refusais qu’il finisse comme les squelettes que nous avions trouvés ! Je chassai même cette idée de mon esprit. Enterré si loin de chez lui…

Nos durs labeurs venaient tout juste de débuter. Avant de partir, nous ramassâmes les affaires éparpillées à la mort de Chanirra. Notre charge était plus lourde, mais nous avions perdu aussi beaucoup d’affaires. Adieu, mon oncle. Ma promesse était solennelle : je survivrais pour annoncer que l’Ertinie était orpheline de son héros. Il avait rejoint son fils et son beau-frère, où qu’il soit, si encore il y avait quelque chose après la mort…

Au bout de plusieurs minutes, nous abandonnâmes notre meneur et poursuivîmes notre route. Il régnait un tel silence sur ces flancs enneigés... Le ciel était parfaitement dégagé et aucune menace d’avalanche ne se profilait. Nous n’apercevions plus rien, ni d’animaux dangereux, ni des conifères couverts de neige. Nous étions des voyageurs esseulés, perdus dans un territoire méconnu. Pourtant, j’étais persuadé que nous avions quitté une tragédie pour nous diriger vers d’autres. Maintenant que les souffrances avaient commencé, elles ne prendraient pas fin de sitôt.

À vrai dire, notre groupe ne ressemblait plus à grand-chose. Le sacrifice de mon oncle avait engendré la rupture de notre cohésion. Nous gravissions les pentes dans l’obscurité, sans savoir où aller, au mieux quelque part au nord. Mais comme d’habitude, le chemin direct ne se révélait jamais idéal. Nos détours prolongeaient cette désagréable expérience que de marcher dans des conditions extrêmement pénibles. Certains d’entre nous étaient blessés, nous haletions, nos membres étaient engourdis et nos gourdes d’eau ne compensaient pas notre soif. Elles commençaient aussi à se vider…

Un lieu de repos, il devait bien y en avoir un ! Il fallait en trouver un avant que le soleil ne se lève. Nous tentions d’agir comme si le malheur ne nous accablait pas, mais personne n’y parvenait. Nous ne communiquions même plus entre nous. Difficile de se remettre d’une tragédie pareille.

Une grotte ! Nous n’eûmes pas besoin de nous concerter : nous y allâmes sans hésiter. Nos décisions convergeaient enfin... Enfin, ça ne durerait pas très longtemps. C’étaient juste des affinités exceptionnelles. Courage, je ne devais pas désespérer, je devais rendre honneur au défunt ! Dormir un peu nous ferait du bien…

Le sommeil gagna rapidement certaines personnes. Il suffit à Stenn et Arzalam d’allonger leur duvet et de s’y enrouler pour s’endormir, même si le mage ne paraissait pas épuisé. Elmaril ne tarda pas à les rejoindre, non par fatigue, mais parce qu’elle estimait avoir besoin de se reposer. Pour les autres, ce ne fut pas aussi facile. Comment fermer l’œil après ce qui nous était arrivé ? Du temps, un peu de temps… Et seulement cela deviendrait un douloureux souvenir. Beaucoup, beaucoup de temps.

Jaeka s’assit contre la paroi, le visage usé par ses pleurs. Malgré mes tentatives, elle n’avait pas prononcé un mot depuis le trépas de son mari. Son bouleversement paraissait si irréversible… J’étais le plus disposé à la comprendre, aussi me penchai-je auprès d’elle.

— Tante Jaeka, dis quelque chose… Sache que je serai toujours là pour te rassurer.

Je tendis mon bras, mais elle baissa la tête. Elle avait besoin de tout notre soutien. Je ne trouvais pas les mots ni les gestes pour la consoler ! Trop jeune, trop naïf, trop stupide pour me rendre utile ! Qui pouvait lui procurer du soutien si moi-même je ne réussissais pas ? Je renonçais à cette idée. Je cherchais même refuge auprès des soldats.

— Qu’allons-nous faire, à présent ? demandai-je.

— Personne ne le sait, répondit froidement Ralaia. Nous devons y réfléchir au plus vite.

Tout à coup, Gurthis éructa un râle de douleur. Sa main vola à son épaule blessée tandis qu’il glissait à terre. Jyla était en train de… réchauffer de la neige ? Une manière comme une autre d’avoir assez d’eau. Elle se déroba de cette tâche pour vérifier l’évolution de dégâts chez le vétéran.

— À ce rythme, ta blessure ne cicatrisera pas, déplora-t-elle. En plus, cela pourrait s’infecter. Tu ne dois plus ignorer la douleur : Margolyn n’en a pas fini.

Elle n’osa pas nous demander ce que faisait la guérisseuse mentionnée. Margolyn n’avait pas fondu en larmes pour Erak mais pour elle. On se souciait d’abord de sa vie avant de celle des autres… Toute recroquevillée, elle frissonnait de tous ses membres. Jyla exhala alors un soupir avant de se placer face à elle, les mains plaquées contre les hanches.

— Ton rôle n’est pas terminé, sollicita-t-elle. Tu n’as pas soigné Gurthis, tu dois traiter de nouveau sa plaie pour le prémunir des risques d’infection.

— Je ne veux pas…, couina la soigneuse. De toute façon, nous n’avons aucune chance d’atteindre la Nillie. À quoi bon essayer de survivre quelques jours de plus ? Sans Erak, nous ne ferons pas long feu… Pourquoi perdre mon temps pour un vieux soudard qui n’a pas le tiers de ces talents ?

Encore des mots inappropriés... et de trop pour la mage. Elle empoigna Margolyn par le col de son manteau et l’encastra brutalement contre la paroi. Son foudroiement du regard allait de pair avec sa violence. Elle était d’une rudesse ! Mais bon, pour le coup, je ne pouvais pas lui reprocher.

— Tu vas m’écouter, maintenant ! rugit-t-elle. On a compris que tu ne voulais pas nous suivre. Tant pis, ta mère a décidé pour toi, vas-tu enfin assumer ? Tu n’es plus dans ta zone de confort, mais nous sommes trop loin pour reculer ! Qu’importe les épreuves que nous traverserons, l’avenir de notre royaume repose sur nos épaules ! Arrête de croire que tu as eu l’enfance la plus difficile, d’accord ? Peut-être que tu n’as pas connu ton père et que ta mère te battait, mais au moins, la tienne n’a pas tué des centaines de personnes, dont ton propre père et des amis proches !

— Mais je…

— Cesse de te plaindre ! Lorsque les générations suivantes parleront de ce voyage, comment voudras-tu qu’ils se souviennent de toi ? Comme une lâche qui n’a même pas su accomplir ce pourquoi elle participait à l’expédition ?

— Je n’ai que faire de ma réputation ! Je souhaite juste rester en vie…

— Oh, tu es égoïste ? C’est bien ironique, pour une guérisseuse. Et après, on accuse les mages de l’être…

Margolyn se crispa et se soumit finalement à l’ordre de Jyla. Elle n’alla pas vers Gurthis par bonté de cœur. Accomplir son devoir était mieux que d’être sermonnée, il semblerait. Cet excès de rage cesserait-il un jour ? Notre soigneuse s’en tirait toujours sans contusion, elle ramassait donc toutes les insultes. Quoi qu’il arrive, nos vies dépendaient l’une de l’autre. Nos vies… si fragiles, si éphémères.

Pendant que la guérisseuse s’occupait de Gurthis, Ralaia toucha mon épaule et m’emmena hors de la grotte. Elle avait compris que je ne parviendrais pas à trouver le sommeil. Sans doute voulait-elle me confier un secret. Mais pourquoi moi en particulier ?

Nous retournâmes là où il y avait de la neige. Encore… Je ne m’habituais pas au froid, des fichus frissons m’envahirent de nouveau ! La militaire, au contraire, ignora la température pour se focaliser sur moi.

— Je pensais sérieusement à ce que je t’ai dit, avoua-t-elle. Erak avait confiance en Jaeka et toi. Il devient difficile d’accorder ma confiance à mes compagnons, mais je pense que vous êtes plus honnêtes que les autres.

— Attends un peu, hésitai-je. Tu vas me faire une proposition étrange ? Je ne veux pas que nous soyons divisés.

— Trop tard. Erak était la dernière personne capable de nous unir. Je me rends à l’évidence : je pense qu’avec ta tante, tu es la personne la plus honnête de notre compagnie. Je tiens à la réussite de notre expédition. Puis-je compter sur ton soutien ?

— Tout le monde souhaite la réussite de cette expédition !

La soldate hocha négativement la tête.

— Ta naïveté est encore là… Crois-moi, même quand Erak était vivant, certains manifestaient leur opposition. Plus personne n’est en mesure d’empêcher les volontés de s’exprimer. Tu en as encore eu la preuve après sa mort, n’est-ce pas ? Des personnes comme Erak Liwael, il n’en existe pas deux. Je pense que je n’ai jamais rencontré personne qui place la vie des autres avant la sienne.

Ralaia me fixa plus sérieusement encore, compatissant pour ma perte. Elle voulait en venir où, au juste ?

— J’espère que tu te remettras rapidement de sa mort, reprit-elle. Je ne dis pas ça par plaisir, crois-moi. Par exemple, ce soir même, je projetais d’entraîner Jaeka au combat. Je crois qu’il devient urgent de m’y mettre : elle doit absolument savoir se défendre, car bientôt les dangers s’enchaîneront. Je pense que nos prochains choix seront décisifs.

Je ne pus même pas répliquer : elle me laissa méditer dans mes pensées. Pour l’instant, ses paroles promettaient de rester gravées dans mon esprit. Ce n’était pas très sympathique, de sa part… J’étais attaché à Erak, et elle désirait que je me remette rapidement de sa mort ! Vu le déroulement de notre traversée, ses craintes étaient peut-être fondées. Nous n’allions pas tarder à le découvrir.

Contempler la voûte céleste me décrocha un bâillement. Le ciel… commençait déjà à se teinter d’orange ? Le jour se levait et augurait une nouvelle période pour nous. Autant laisser libre cours à mes émotions… C’était tout ce dont j’étais capable à présent. Aussitôt, mes hurlements produisirent des échos à travers les montagnes. La nature ne m’envoya aucune réponse. À l’approche de l’aube, je pris conscience d’avoir traversé la nuit la plus rude de ma vie. Rien ne garantissait que je survive aux autres.

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