Chapitre 24 : Un peuple vaillant (1/2)

11 minutes de lecture

MARGOLYN

Le voyage… Ha ! Ha ! Ha ! Quelle belle blague !

Fut un temps où j’en avais voulu. Arpenter le monde, découvrir ses tréfonds, s’échapper d’une prison oppressante, ça s’annonçait mortel, hein ? Je n’aurais jamais cru si bien dire ! Il fallait croire qu’à seize ans, j’étais une véritable idiote.

Une opportunité prometteuse se présentait pourtant à moi, à cet âge-là ! Ma douce mère était partie soigner des soldats blessés qui revenaient d’une mission dangereuse. Elle m’avait laissée toute seule à la maison, et comme aucun abruti ne requérait mes services, j’étais libre de préparer mon départ. Tout avait été cogité, planifié dans ma petite tête pendant des mois. Je m’étais même procurée une carte chez un marchand. Il me restait juste à décider où aller, par quels transports, emmener les provisions et l’argent nécessaire. Évidemment, j’avais parlé à voix haute, pensant que personne ne rôdait dans ma propre demeure !

— Bon, il faut que je choisisse le pays ! L’Ertinie n’est pas faite pour moi, ça c’est sûr ! Alors… En Carône on parle la même langue mais le pays n’est pas bien différent… Belkimgha, hors de question, ils ne sont même pas civilisés ! Quant à la Niguire… D’accord, c’est exotique, mais peut-être trop. Il y aurait même des gens au teint sombre là-bas, quelle horreur ! J’ai l’embarras du choix, et puis…

La porte avait claqué. Oh, je me souvenais si bien de ce gros coup de vent qui m’avait fouetté la figure, de cette ombre malsaine qui s’était étendue jusqu’à ma fragile silhouette, de ce visage familier où se lisait l’inconnu. J’aurais pu tenter de sauter par la fenêtre, c’aurait été moins douloureux ! Quand ma mère me foudroyait ainsi du regard, quand ses poings se crispaient à hauteur de ses hanches, mieux valait ne pas traîner dans les parages. Mes oreilles avaient beau me corner, rien ne m’aurait délivré de ce pétrin !

— C’est ainsi que tu me remercies ? avait-elle fustigé. Je te nourris avec des plats de qualité, je te loge décemment, je te prodigue la meilleure formation qui soit, et tu oses me cracher à la figure ? Stupide fille ! Ton père aurait honte de toi… Enfin, tu as plus hérité de ses tares que des miennes, visiblement.

— Attends, maman ! m’étais-je défendue dans un désespoir pitoyable. Ce n’est pas ce que tu crois !

— Tu n’assumes pas, en plus ? Il semblerait que je ne t’ai pas infligé assez de corrections.

Elle avait tout prévu ! La brave Nyrialle Deilard saisissait la moindre excuse pour déverser sa hargne ! Son coup de poing en plein sur mon abdomen avait résonné jusque dans mes tripes… Au bout de trois autres, toujours aussi puissants, elle m’avait jetée sur le lit et m’avait abandonnée à mon sort. Je me croyais tirée d’affaire… Mon visage était intact, c’était ce qui comptait, non ? Mon œil ! Elle le laissait indemne pour me tabasser sans risque ! Je les aurais bien exposées, mes contusions, mais je n’avais jamais osé…

J’avais crié victoire trop vite, bien sûr ! Inutile de deviner qu’elle était revenue en force, chargée d’une corde épaisse et d’un bâillon gris ! Soit je résistais, soit je me soumettais à sa colère en espérant qu’elle me laisserait tranquille. Mais comment avoir de quelconques attentes avec une mère pareille ? Elle savait s’y faire avec les cordes, ah ça oui ! Elle m’avait allongée sur mon lit et avait plaqué ma tête contre mon oreiller. Elle avait saisi mes poignets et les avait attachés sur le sommier. Futile ! Pas besoin d’être enchaînée pour être captive dans ma propre demeure !

— J’en ai assez ! avais-je hurlé tout en m’agitant convulsivement. J’en ai marre de rester ici, à m’occuper de pauvres types qui n’en valent pas la peine ! Je veux vivre ! Je veux découvrir le monde !

— Ah oui ? avait rétorqué ma mère, sceptique. Sais-tu d’où je reviens, au moins ? Le célèbre guerrier Erak Liwael est revenu de sa mission… avec son fils mort dans ses bras. Reilon, qu’il s’appelait. Il avait douze ans. Voilà ce qui arrive lorsqu’on part en voyage trop jeune…

— C’est quoi le rapport ? Je ne les connais même pas ! J’ai quatre ans de plus, d’abord ! Je suis majeure !

J’avais sûrement craché quelques jurons, mais ils s’étaient étouffés lorsque le bâillon avait été noué autour de ma bouche. Du coup mes mots se réduisaient à de la bave dégoulinant de mes lèvres et coulant jusqu’à mon menton.

— Tu es supportable quand tu te tais, avait dit Nyrialle. Dommage que je sois obligée d’en arriver là pour que cela se produise. Je vais te laisser dans cette position pendant une journée entière, tu pourras ainsi méditer sur ta condition. Encore une fois, si tu préviens qui que ce soit quand je te libèrerai… N’espère pas t’en sortir aussi facilement.

La nuit suivante avait été la meilleure de ma vie ! Bah oui, ma mère ne m’avait plus dérangée, personne ne m’avait entendu crier, pas même moi ! Après quelques heures, mes paupières s’étaient enfin fermées, la lumière nocturne s’atténuait enfin et ma gorge était tellement sèche que me salive ne ruisselait plus de mon bâillon. Une leçon à retenir…

Et pourtant, ma mère m’avait forcée à partir à sa place quelques années plus tard. Un bien pour un mal… Parce que niveau exotisme, on avait vu mieux.

Ils arrivaient quand, les autres ? On les avait assez attendus ! Puisque mon esprit m’agressait avec ce genre de souvenirs, ça voulait dire qu’on s’éternisait entre ces pics, séquestrés par ce climat insupportable !

Pff… J’étais exténuée. Cette maudite quête devait se terminer, d’une manière ou d’une autre ! Cette fichue région nous gardait en vie pour une raison inexplicable ! Pas de gelure, ni d’onglée, ni même d’hypothermie. Il y avait bien d’autres moyens de souffrir ! Ah, on ne les entendait pas ici, ces braves patriotes rêvant de notre gloire passée ! Ces crétins n’auraient pas survécu trois jours à Temrick ! Personne n’en était capable, parce que les bourges cloîtrés autour d’un bon feu, eux, ils savaient que c’était peine perdue dès le départ. Il fallait bien envoyer des âmes naïves pour vérifier leurs suspicions, qu’elles soient volontaires ou non, ils s’en cognaient !

Qu’est-ce qui me retenait dans ce semblant de compagnie ? Presque rien, à vrai dire. Certains avaient l’espoir de trouver leur bonheur par-delà ce grand froid. Je restais plantée avec eux en attendant nos autres compagnons. Nous patientions, des heures, des jours, installés sur la neige compacte, certainement en vain. Un gâchis de provisions pour une séparation oiseuse.

Gurthis ne m’avait pas adressé un mot de remerciement pour avoir sauvé sa vie. Dès son réveil, il avait juste repris sa route, avec ses remarques habituelles et ses grognements. Je ne devais m’attendre à rien de plus venant de lui ! Il n’hallucinait plus ni ne parlait à ses camarades morts, c’était déjà ça de pris. Il se méfiait encore d’Elmaril qui menaçait de s’accaparer des rênes de notre groupe. La sauvage, elle, s’en carrait pas mal de son avis. Elle se cantonnait à surveiller les alentours, les oreilles tendues et l’œil circonspect. Pour sûr, nous bénéficions d’un vaste panorama de notre emplacement, pas de quoi jubiler ! Certaines se contentaient de peu !

L’ennui cessa finalement en fin de matinée. S’armer de patience, voilà un bel euphémisme quand les débats interminables côtoyaient les batailles de regard ! Je n’étais plus forcée de me coltiner les incessants reproches d’Elmaril et Gurthis. Je devrais plutôt me diriger vers le contrebas… Maudit ! C’était glissant, j’aurais pu tomber ! C’aurait été une chute à la hauteur de mon existence.

Des silhouettes en direction du sud ? Il fallait bien vérifier, la lumière me jouait peut-être des tours. Je me frottai les yeux et observai de nouveau. Je ne me trompais pas ! Ralaia guidait Bramil et Jaeka comme s’il s’agissait de son devoir. Pourvu que leur retour rattrape le temps perdu. On avait trop poireauté de notre côté, on voulait que notre périple avance, qu’il cesse de s’enliser dans un dédale de chemins impraticables ! Hum… Notre groupe, du moins ce qu’il en restait, était de nouveau réuni, il fallait fêter ça ! On n’avait plus assez de nourriture, quel dommage ! Jouer les intermédiaires suffirait.

— Ils sont revenus ! prévins-je. Ralaia et Bramil sont de retour, et Jaeka est avec eux !

Sur ces mots, Stenn me rejoignit en vitesse et soutint ma vision. Il s’apprêtait à s’extasier… ou pas. Il dardait les revenants de ses petits yeux ridicules, les lèvres plissés. L’intellectuel devenait vraiment bizarre. Pas mon problème. Il se faisait juste plus remarquer qu’Elmaril et Gurthis qui jetaient un coup d’œil distant et exempt d’émotions. Ils avaient prédit leur retour à cet instant précis ? Ils en donnaient l’impression, en tout cas !

Jaeka semblait donc indemne. Je ne savais pas ce qui lui était arrivée, mais si elle s’en tirait sans blessure, c’était moins grave que prévu. La maréchale semblait détendue, en paix avec elle-même, et nous dévisageait avec retenue. Ses traits trahissaient un sentiment, lequel ? Aucune importance ! Tant mieux pour elle si elle avait survécu, notre périple s’annonçait similaire. Ça ne garantirait à personne d’arriver jusqu’au bout.

J’étais la seule à avoir parlé ? Ils affectionnaient le silence, ces imbéciles ! Dans ce genre de situations où on était tous réunis, on m’insulterait encore si je n’accomplissais pas mon fameux devoir. Je sondai les trois revenants : ils étaient immobiles, leurs jambes enfoncés jusqu’aux chevilles dans la neige, leur figure indescriptible. Rien du tout ? Aucune blessure physique ou mentale n’entachait leur corps ! Un humain doté de conscience devait en manifester, nom de nom ! D’aucuns racontaient qu’éviter la mort de près nous fortifiait. Je n’y croyais pas un traître mot.

Jaeka, Ralaia et Bramil avaient vécu leurs propres mésaventures. Rien d’intéressant, aussi m’écartai-je au profit de Gurthis : son attention reportée sur eux, il me laisserait tranquille ! Le vétéran les jaugea attentivement, en particulier sa consoeur.

— Deux jours d’avance, complimenta-t-il. Tu t’es bien débrouillée.

— Je me suis tenue à mon engagement, avança Ralaia. Nous avons ramené Jaeka parce que nous n’abandonnons personne.

— Ah oui ? Ça me rend curieux. Comment a-t-elle survécu ?

— C’est une véritable survivante. Il lui a fallu beaucoup de courage, et un peu d’aide extérieure. Je vous raconterai tout en chemin.

À peine insistant, le soudard se tourna vers Jaeka qui en resta impavide. Comment elle parvenait à rester de marbre face à un homme aussi grand ? D’accord, elle y était habituée avec feu son mari, mais quand on croisait de tels cernes enveloppant des yeux si rouges, impossible de ne pas réagir !

— Tu vas bien ? s’enquit Gurthis sur un ton trop doux pour être honnête. Content de savoir que tu es en vie.

— Je m’en sortirai, affirma Jaeka, plus convaincue que jamais. À présent, je me bats.

— Tu ne perds pas de temps, remarqua Elmaril à l’intention du soldat. Nous sommes reposés… Et vous ?

— Ne t’inquiète pas pour nous… Nous souhaitons juste terminer ce voyage pour de bon.

Phénomène rare : j’étais d’accord avec elle. Assez de cette épouvantable marche ! Les cols environnants nous encerclaient, telle une menace tangible, et il s’étendrait tant qu’on traînerait dans les parages ! La domination de la sauvage s’achevait, les militaires récupéraient leur rôle, parés à marcher hardiment, prêts à clore cette traversée. Tout redeviendrait comme avant. La belle vie, en somme ! Oui mais non.

Et c’était reparti. Les retrouvailles larmoyantes ? Elles s’étaient déroulées en quelques minutes, déjà excessives, enveloppées de paroles aux arrières pensées pernicieuses. La routine n’attendait pas, nous en brûlions tous d’impatience ! Hâte de découvrir ce qui finirait par nous décimer !

Curieusement, les jours suivants se passèrent sans encombre. Trop beau pour être vrai ! J’écoutais à moitié ce que racontaient Bramil, Jaeka et Ralaia à tour de rôle. Leur récit ressemblait souvent à une sorte de fable moralisatrice. Même en admettant la survie de la dresseuse de chevaux, l’identité de sa sauveuse était difficile à imaginer, bien que sa présence résolve plusieurs mystères. Je pourrais croire, à force d’entendre le mutilé, que Kalida Lorak incarnait le mal absolu, même s’il prétendait penser le contraire. Il lui imputait les morts de notre groupe, la désertion de cette région et la dégradation de la nature. Difficile de différencier les faits des interprétations ! Cette prophétesse exerçait une influence importante. Était-ce elle qui nous protégeait des maladies et du mauvais sort ? Notre expédition devenait sereine et ce n’était pas normal ! Les interventions mystiques nous maintenaient en vie…

Je n’avais plus de raisons de me plaindre, pas vrai ? Personne ne me critiquait, personne n’exigeait mes services et personne ne se chamaillait. Notre parcours se réduisait à des descentes agrémentées de mauvais repas et de nuits inconfortables. Et ça restait toujours difficile d’avancer dans les sommets ! Quoique… On en apercevait peut-être la fin.

Aucune confiance ne s’installait entre nous pour autant. Les trois revenants avaient parlé pendant longtemps, nos histoires paraissaient sans intérêt en comparaison ! On les avait quand mêmes racontées. En partie, et je ne participais pas, ça supposerait qu’ils aiment m’écouter ! Gurthis peinait à avouer les conséquences de son manque de sommeil. Révéler nos secrets n’apportait rien de bon, surtout pas notre découverte. Ils ne savaient pas comment l’amener, c’était compréhensible. Une planche enfouie sous la neige, là où je m’étais gauchement trébuchée. Une coïncidence ou un accident, j’exigeais une explication !

Stenn finit par expliquer brièvement mon accident. Il devait redouter d’exposer la vérité trop tard. Qu’est-ce qu’on risquait, au pire ? Ils ne furent pas sidérés, pas même Ralaia. C’était logique : Kalida leur avait d’ores et déjà averti sur d’éventuelles constructions humaines dans la région. Une incitation à la méfiance comme une autre.

Elle se terminait, l’interminable errance ponctuée de regrets ? Oui… Oui ! Il avait fallu des jours entiers, des heures à contourner des chemins impraticables, à roupiller dans des lieux à peine protégés de la givre, mais nous y étions ! De la chaleur, de l’air, un soleil vivifiant au-delà des couches glacées qui recouvraient le sol. À l’horizon, je distinguai même des couleurs oubliées jusqu’alors… De la verdure se profila.

Qui y croyait, sérieusement ? On croirait même qu’on touchait au but ! La neige et les rochers se raréfièrent à mesure que la végétation émergeait de toute part. Récemment encore, nos bottes s’enfonçaient dans la neige cotonneuse d’où une flore discrète se distinguait de temps en temps. Là, le paysage était à nouveau fabuleux ! D’immenses étendues se creusaient au contrebas des allées de conifères. Des arbres se déployaient partout, une grande variété même, et des cours d’eau serpentaient entre leurs troncs ! Nous respirions l’air d’une fraîcheur incomparable en parcourant la partie nord de Temrick. L’horizon, là-bas, derrière les fins nuages qui s’amoncelaient, il appartenait à la Nillie ? À nous d’en avoir le cœur net !

Nous ôtions nos manteaux de fourrure après tout ce temps, libres de gambader où bon nous semblait ! Des fleurs de tout type parsemaient les pentes, des animaux herbivores paissaient le pâturage, tels des chamois et des bouquetins. À peine croyable. Nous avions retrouvé de la vie loin des crêtes déchiquetées !

À ces basses altitudes, la première nuit nous fut providentielle. Un repos idéal dans d’excellentes conditions, que rêver de mieux ? Nos maux s’atténuaient et notre espoir renaissait. Il n’y avait plus aucune raison de geindre, n’est-ce pas ? Nous suivions une route tranquille, le pire se situait derrière nous. Une belle transition entre l’inclémence du froid et la bienveillance de la floraison ! Le bonheur comme diraient certains ! Il ne fallait pas tant espérer.

Dès le lendemain, nos suspicions passées ressurgirent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0