Chapitre 25 : Intrusion (1/3)

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RALAIA

Donner le meilleur de soi-même. Cette promesse, cette vérité, cette leçon de vie n’avait jamais été aussi vraie.

Je me réveillai tôt, comme toujours. Ainsi je profitais mieux de la vie, je m’y assimilais de tout mon être pour en ressortir plus forte. Endurer, se battre, progresser. Une doctrine héritée de mon éducation désormais lointaine. Ah… Tout était plus simple à l’époque. Je devais juste me soucier de moi et de mes proches, pas d’inconnus. Entre jurer de servir ce pays et s’y tenir, il y avait un monde de différence.

Jusqu’à mes seize ans et mon départ pour l’armée, chaque journée était la même routine, répétitive et pourtant agréable. Ma mère me sortait du lit dès l’aube et, après avoir dégusté une bouillie d’avoine, on partait s’entraîner dans les bois. Courses à pied, sauts, pompages, tractions, gainages, et tir à l’arc, bien sûr. Le cycle propice pour bâtir le corps idéal, pour m’entraîner pour l’avenir. Tel avait été l’engagement de ma mère suite à la mort de mon père. Et elle l’avait respecté.

Le soleil commençait déjà à décliner quand on rentrait à la maison. Mon frère et mes sœurs s’y trouvaient quand ils n’étaient pas occupés. Ce qui était peu souvent le cas. D’autres personnes s’occupaient de remarquer notre présence.

Je me souvenais de ce soir-là. Un ciel dégagé qui se teintait doucement d’orange, un village plongé dans un calme étrange, un début de printemps des plus visibles. Ma mère et moi s’apprêtions à rentrer chez nous, la gorge réclamant de l’eau fraîche, la sueur lustrant notre front. On ne s’imaginait pas que le vieux paysan tout juste installé nous regarderait avec tant d’hostilité.

— Ashrine ? avait-il appelé. Quand est-ce que tu rentreras dans ton pays ? Nous sommes déjà envahis par les sauvages, alors des sauvages étrangers, on n’en veut pas !

Un frustre chauvin sans une once de subtilité. Pas le temps de répliquer, ma mère avait saisi mon poignet avec délicatesse vers le chemin de notre demeure.

— Ne cède pas à la provocation, m’avait-elle conseillé. Tu lui donnerais raison. Prouve qui tu es par tes gestes et non par ta parole.

Elle avait l’art de dire le mot juste au bon moment. Aucun regret, sinon qu’un homme comme lui vive au même endroit que nous. Il fallait de tout pour faire une société. Les mauvais survivaient juste plus longtemps.

Notre repas du soir aurait pu être ordinaire. On s’était bien dépensée, on se délectait des restes de viande conservés d’une chasse de la veille, de quoi se repaître avant de se coucher et recommencer le lendemain. Mais ma mère constatait que je remuais trop ma fourchette, que je mâchais trop. Elle savait que c’était anormal.

— Quelque chose te tracasse ? s’était-elle enquis.

— Ce type…, avais-je murmuré. Pourquoi il nous considère comme des étrangères ?

— Toujours la même rengaine, soupira ma mère en écartant son assiette. Ton père et moi avons reçu des centaines de remarques de ce type. Je remercie l’Ertinie pour nous avoir accueillis, mais je ne comprends pas comment les citoyens se prétendent ouverts et se permettent ce genre d’insultes…

— Papa et toi, vous vous êtes installés quand ?

— Oh, tu me fais déjà sentir vieille, Ralaia ! C’était il y a au moins vingt ans, je ne compte plus les années depuis que… Mais le temps importe peu. Retiens-bien ça, ma fille : quoi que tu fasses, qui que tu sois, des gens chercheront toujours à te critiquer.

— C’est si important pour eux, notre origine ? Je suis née et j’ai grandi ici, je connais à peine Belkimgha, et je ne sens pas le besoin d’y aller. Je me sens Ertinoise ! Qu’est-ce que je dois faire d’autre pour le prouver ?

— Renier tes coutumes, perdre ton accent, ton identité, ton unicité… Devenir comme les autres, en somme. C’est ce qu’ils voudraient. Quoique ce sera plus facile pour toi. Tu souhaites toujours rejoindre l’armée ?

— Bien sûr ! Tu ne m’entraînerais pas aussi bien tous les jours, sinon !

— C’est encore la meilleure façon de t’intégrer. Les étrangers qui s’engagent dans l’armée sont étrangement mieux considérés.

— Je ne veux pas y aller pour ça ! Je veux rendre service à mon pays, remplir mon devoir de citoyenne, m’épanouir, honorer ma famille !

Ma mère exigeait mon silence dans ce genre de situations. Pas cette fois-là. Elle se pencha près de moi et m’offrit un sourire sincère quoique timide.

— Je suis si fière de toi, avait-elle complimenté, toi comme tes sœurs et ton frère, et votre père pensait la même chose. Tu montres l’exemple à tous. Tu te bats pour ce qui est juste.

— Nous avons tout hérité de vous ! avais-je répondu, un peu penaude. Aucun de mérite là-dedans.

— Pas de modestie avec moi ! Tu as l’esprit, et ton corps sera bientôt prêt. Mène l’existence que tu souhaites, ouvre-toi à la liberté, mais n’oublie jamais d’où tu viens. Même à l’armée, ne laisse personne te dicter ce que tu dois faire et comment tu dois penser. Tu es définie au-delà de ton genre, de ton origine ou de ta condition sociale. Tu es un être humain à part entière, complexe comme chacun de nous. Suis cette leçon. Ainsi tu ne regretteras rien.

Ne rien regretter relevait du rêve. Mais lutter pour nos idéaux, rester fidèle à moi-même, c’était possible. Je m’y étais appliquée à fond. Quand tout était plus facile… Merci pour l’entraînement et les conseils, maman. Ils avaient été utiles jusqu’à présent.

Et ils le resteraient.

Tout augurait une matinée paisible. Me voici réveillée avant les autres, seule au milieu de l’aube, à guetter une éventuelle présence ennemie. Ceux qui avaient commis ce massacre se cachaient quelque part. Je le ressentais. Ou bien c’était juste un frisson à réfréner, peut-être que ces lâches étaient déjà partis. Pour mieux revenir et nous doubler ? Je prévoirais leurs actions !

Une douce brise accompagnait le lever du soleil. Il faisait déjà chaud, aucun nuage à l’horizon, nous étions dans une zone trop libre, trop ouverte. Des voyageurs perdus dans l’immensité d’un environnement verdoyant mais pas inoffensif. Le ciel luisait d’un superbe orange, jusqu’aux confins de la région, jusqu’à l’herbe où le rouge dominait le vert. Le sang des Nillois séchait autour de leurs propres constructions. On laissait leurs cadavres pourrir là alors qu’on pourrait les enterrer…

Nous aurions dû arriver plus tôt ! Les sauver, établir un premier contact, ça faisait partie de notre mission. Mon erreur… Forcée de poignarder le dernier survivant, d’écouter les jérémiades pourtant sensées de Margolyn, de me coucher sur un plancher qui ne m’appartenait pas. Trop tard pour ramener les morts mais pas trop tard pour leur rendre justice. Où étaient les coupables ? Nulle part et partout. Ils espéraient nous fondre dessus au moment où nous relâcherions notre vigilance. Sauf que je restais toujours sur le qui-vive.

Des sifflements ? Quelqu’un m’épiait, tout proche. Je m’emparai de mon arc avant de chercher la menace. Des martinets noirs battirent alors des ailes et s’envolèrent par-delà leur pin où ils avaient construit leur nid. Je soupirai, mon cœur palpitant plus lentement. Juste le cycle de la nature, pas de l’hostilité en eux, du moins pas dans l’immédiat. Nous nous étions tellement éternisés entre les pics enneigés que j’en avais oublié les bienfaits de la vie.

Le chant des oiseaux au petit matin… C’était si apaisant. Nous venions de rejoindre un endroit plus favorable pour chacun de nous. D’autres causes menaient à la mort en contrepartie. Ces innocents ne pouvaient plus en témoigner. Des risques comparables planaient sur nous ! Prudence et intuition m’imposaient de guetter les environs. Ne rien laisser au hasard.

La porte d’entrée émit un grincement. Jaeka aspirait aussi à humer l’air vivifiant, il semblerait. Elle avait changé depuis son passage dans la grotte. Kalida avait-elle encore une influence sur sa personne ? Son allure transmettait cet aspect à merveille, elle paraissait plus authentique, plus vivante, plus expressive. Des traces de mélancolie flottaient encore sur son visage, mais c’était avec détermination qu’elle venait vers moi.

— Difficile de s’endormir, n’est-ce pas ? compatit-elle, esquissant un sourire.

Mon regard s’égara entre les dépouilles des Nillois, en particulier celles des enfants. J’avais manqué à mon devoir. Comment avoir la conscience tranquille pour dormir ? Au moins Jaeka se montrait compréhensive.

— S’installer ici était une mauvaise idée, finis-je par répondre. Un luxe que nous n’aurions pas dû nous permettre.

— Je suis d’accord, acquiesça Jaeka, mais la fatigue a parlé à notre place. Cette nuit, j’ai beaucoup réfléchi à ce que tu nous avais raconté. J’accordais ma confiance à tous les membres de cette expédition au début du voyage. J’ignore à qui je dois me fier, à présent…

— Tu connais la réponse. Les liens familiaux sont sacrés, Bramil ne te trahira jamais. Méfie-toi des autres, surtout de Gurthis et Elmaril.

— Pourquoi me méfier de Gurthis ? C’est un militaire. Il s’est porté garant de notre protection.

— Raison de plus. L’autre jour, Stenn m’a confié que… son manque de sommeil le rendait fielleux, déséquilibré. Pour être honnête, il ne m’a jamais vraiment inspiré confiance. Je le connaissais à peine avant cette expédition. Ses nombreuses batailles l’ont transformé en homme instable.

— J’ai du mal à le croire… Il tient à notre réussite.

— Justement. Ça lui tient beaucoup trop à cœur.

Un bruissement fugitif éveilla mes sens. Je me retournai et ma main vola à mon carquois.

— Où vas-tu ? demanda la maréchale.

— Les coupables de ce carnage rôdent encore dans les parages, soupçonnai-je. Pas tous, mais je crains une embuscade, ne serait-ce que d’une personne. Les signes ne trompent pas. Je vais découvrir la vérité, seule. Retourne dans la demeure. Attends que je revienne.

— Nos ennemis cherchent à nous séparer ! Tu agis peut-être comme ils le souhaitent !

— À moi de le découvrir. Qui qu’ils soient, je n’ai pas peur d’eux.

Jaeka eut une moue récalcitrante mais n’insista plus. Nos chemins se séparèrent : elle retourna vers le confort et la sécurité tandis que je m’engageais vers le danger et l’inconnu. Mon sacrifice en vaudrait la peine ! Désolée, Jaeka. À mon tour de prouver ma loyauté.

Une voie sinueuse serpentait le long d’une pente à l’ouest. Je choisis de l’emprunter, quitte à m’exposer aux périls. Un endroit parfait pour tendre une embuscade. Une broussaille persistante bordait un éparpillement de pierres. J’apercevais de hauts conifères au loin, près d’une rivière camouflée par la végétation. Un ennemi malin pouvait s’y planquer facilement.

Avancer entre les buissons avec prudence. Tout scruter du mieux possible. Ne pas être déconcentrée par la brise et autres phénomènes. Mais le vent gagnait en intensité et soufflait plein sud ! L’écoulement du cours d’eau résonnait en rythme avec le frémissement des feuilles dont je sentais l’odeur typique. De temps à autre, le souffle les portait à hauteur, et elles virevoltaient avant de chuter sur le sol. Les pierres et les feuilles répandaient un petit bruit au contact de mes guêtres. Insuffisant pour recouvrir le reste.

Un chuintement suspect à mi-chemin ! Je regardai à droite, à gauche, partout où ‘-l’ennemi pouvait se terrer. Rien.

Un autre bruissement ! Plus de doute permis, quelqu’un m’avait à l’œil. Paré à me piéger.

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