Chapitre 26 : Pour l'honneur du pays (1/3)

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GURTHIS

Un soldat... Ce que j’étais depuis toujours. Un gardien de ma patrie !

— Tu es satisfait d’être en vie alors que je suis mort ? fit une voix brumeuse en écho.

Qui avait causé ? Où se planquait-il ? Quelque part dans le néant, sur ce sol rugueux qui me traînait vers le bas. Des lueurs de blanc, de noir et de gris m’aveuglaient partout autour de moi ! Et ce qui grésillait, c’était du feu ? Des flammes domptaient le sang bouillonnant sous mes panards ! Ce timbre grave, cette silhouette, je les reconnaîtrais entre milles ! Mon pote Malok, pas en chair mais en âme. Sa tête tenait sur ses épaules, mais son arbalète était brisée en mille morceaux ! Pourquoi il me tirait une tronche pareille ?

— Je t’ai posé une question, parjure, répéta-t-il.

Parjure, moi ? Mon camarade m’aubadait comme le dernier des fragiles. Bordel de mal de tête ! Des sifflements aigus embrochaient mes oreilles !

— Arrête, Malok…, suppliai-je. Je me suis battu pour l’Ertinie ! Toute ma vie !

— Ah bon ? douta-t-il. C’est pour ça que tu t’es allié avec une sauvage ?

— Je n’avais pas le choix !

— On a toujours le choix. Comme la fois où tu m’as abandonné.

— Abandonné ? Non, je n’ai jamais voulu…

— Tu es pourtant responsable. Nous avons toujours affronté l’ennemi ensemble, Gurthis. Jusqu’au jour où tu t’es débiné parce qu’ils étaient trop nombreux et que tu m’as laissé contre eux. Tu crois que le clan Dunac s’est contenté de me décapiter ? Tu n’as jamais retrouvé le reste de mon corps…

Rien à faire, il continuait de me jauger, de me regarder comme si j’étais le dernier des connards. Il avait peut-être raison… Mais je pouvais y changer quoi, moi ? Que dalle ! J’étais condamné pour mes fautes passées !

Des mains gantelées frisèrent mes spallières. Sharielle ? Entière, exempte de taillades, aussi grande et fière que lors de notre rencontre. Comment se détourner quand une si proche amie me toisait, elle aussi ? Jamais elle ne m’avait autant méprisé !

— Ta mémoire vacille, camarade, fustigea-t-elle. Sais-tu combien j’ai souffert ? À l’armée, la stérilité est censée être un avantage, tu l’avais dit toi-même. Sauver les prisonnières était un acte héroïque, plus que tu n’en as jamais accompli dans ta misérable existence. J’étais prête à mourir rapidement, quitte à être violée sans être engrossée. Mais non, le clan Dunac avait d’autres projets pour moi. Ils aimaient la violence, la vraie ! Tu étais traumatisé lorsque tu as vu mon cadavre méconnaissable pendu à un arbre, mais qu’as-tu fait pour me venger ?

— J’ai remué ciel et terre pour massacrer les responsables ! m’égosillai-je.

— Tu as buté les sauvages parce que c’était ton seul talent. Pourtant ils sévissent toujours. Depuis plus de deux cents ans. Tu avais juré de les tuer jusqu’au dernier, non ?

— J’ai essayé ! Mais c’est impossible !

Un coup de poing venu de nulle part m’éjecta à plusieurs mètres. C’était Cyram, surgissant des flammes, noyé de sang, nu à l’exception d’un pagne. Sans armure, il paraissait plus solide que moi ! Tous trois me jugeaient farouchement. Voilà tout ce que j’étais à leurs yeux.

— Regarde-moi ! hurla Cyram. J’ai l’air d’un soldat que rien n’arrête ? Je suis juste un humain comme un autre. Traité comme un sauvage… J’avais renoncé à l’amour contrairement à d’autres militaires, ce n’était pas pour subir ma première et dernière fois de cette façon ! Je ne parle pas juste d’une humiliation ! Elles m’ont torturé, elles sont passées l’une après l’autre sur moi… Ma mort était un soulagement en comparaison.

— Je suis désolé, Cyram ! Je ne peux pas savoir !

— Bien sûr que non ! Tu crois que tu as souffert parce que tu exposes des cicatrices ? Tu crois que tes traumatismes excusent tes erreurs ? J’ai enduré la pire souffrance imaginable pour renforcer un clan déjà trop puissant, traité comme un objet avant d’être débarrassé une fois inutile ! Peut-être que mes filles apprennent déjà à se battre…

Qu’ils me foutent la paix ! Le sang se répandait sur tout le sol, il en pleuvassait sur moi, il renforçait les flammes qui suffoquaient à cause de l’éclat environnant ! Et mes trois potes n’étaient pas les seuls… Ils apparaissaient un par un, comme par magie, ils exposaient tous la même expression. Celle du reproche ultime envers le pauvre soldat qui avait vécu trop longtemps !

— Mes frères, mes sœurs, pardonnez-moi ! implorai-je.

J’avais beau me boucher les oreilles, les sifflements redoublaient d’intensité ! Aucune indulgence dans la sentence, aucune paix dans le supplice, aucune camaraderie dans la mort !

— Pourquoi souhaites-tu un pardon ? dirent-ils en même temps. Il ne faut pas le réclamer, il faut agir pour l’obtenir.

— Je veux juste vous montrer où mon cœur appartient !

— À l’Ertinie ? Comme chaque soldat. Ralaia Alshiriel provient d’un pays étranger et l’a mieux réalisé que toi.

— Vous le savez, je vous l’ai affirmé, encore et encore ! J’ai abandonné ma famille, j’ai renoncé à l’amour pour intégrer l’armée, vous étiez mon seul attachement. Je ne suis plus rien sans vous… Et j’ai cru naïvement que traverser Temrick comblerait ce vide, même avec une sauvage !

— Regarde ce que tu es devenu. Tu dors tellement peu que tu hallucines et que ton seul talent se dégrade. Tes compagnons te détestent, te craignent, et tu leur donnes raison. Avoir des idéaux est une bonne chose. Les défendre toute sa vie est mieux.

— J’ai essayé !

— Voilà le problème. Tu n’as fait qu’essayer…

Tout se distordait, se décomposait, se dissipait pour ne plus jamais briller. Mes compagnons… Ils disparurent pour toujours, s’enfonçant dans les limbes de la mort !

Ah… Ah… Juste un rêve ? J’avais pioncé toute la nuit, sans accomplir mon devoir ? Je n’en avais qu’un seul et j’arrivais à me foirer ! Une autre erreur… Le ciel s’était éclairci, des personnes avaient bougé, des traîtres s’étaient révélés. Clignant des yeux, remuant mes paupières lourdes, luttant contre cette connerie d’endolorissement, j’en venais au constat évident. Trois foutus traîtres. Elmaril, infidèle à notre cause. Ralaia, indigne de notre armée. Stenn, incapable d’agir par lui-même.

Enfin, pas exactement. Le littéraire était toujours là. Il se tenait à l’écart. Ce couard n’osait pas partir plus loin, il m’apprendrait sûrement ce qui se passait. Mais je devais me relever… Un vrai effort de me dresser sur mes guiboles ! J’avais survécu jusque-là, je n’allais pas poireauter par terre, ce serait indigne de moi ! Ouais, indigne…

L’érudit était déjà tourné vers moi. De la sueur suintait de son front. Minable ! Il cherchait à m’apitoyer ? Ça ne fonctionnerait pas ! Il y avait plus urgent. Je devais retrouver ma camarade qui avait failli me buter !

— Ne t’aventure pas là-bas ! implora Stenn, les mains jointes. Ce serait une très mauvaise idée !

— D’où tu me donnes des ordres, petit con ? répliquai-je. Dis-moi plutôt où Ralaia et Elmaril se sont cassées !

— Je ne réussissais pas vraiment à dormir, j’étais trop… effrayé par les récents événements. Bien sûr, je feignais cet état afin de ne pas heurter Ralaia. Je l’ai entraperçue lorsqu’elle a passé sa lame sous la gorge d’Elmaril et l’a emmenée de ce côté. Ceci s’est déroulé il y a peu.

— Tu le fais exprès ou quoi ? Tu crois que parle à coups de phrases sans sens te rend plus intelligent ? J’ai compris ce que tu voulais dire, mais...

J’avais gueulé si fort que ça ? Stenn venait de s’agripper contre un rocher derrière lui, et il frissonnait comme un gosse. Lui aussi me voyait comme un monstre. Le froid l’avait rendu gourd ! Ou alors je n’étais plus moi-même…

— Qu’est-ce qui est arrivé à Ralaia ? repris-je. Elle n’a jamais été vraiment saine, elle n’a jamais été foutue d’obéir, mais quand même ! Hier, elle m’empêchait de me déchaîner, et maintenant elle s’éclipse pour une raison inconnue. Je dois découvrir ce qu’elle fabrique !

— Pourquoi la blâmer ? Il faut parfois laisser les événements se dérouler naturellement. N’est-ce pas, Gurthis ? Selon moi… Ralaia souhaite tuer Elmaril dans la discrétion. C’est ce que tu désirais au plus profond de ton être, non ?

— Mon gars, laisse-moi te rappeler quelque chose : je suis un soldat. Mon rôle est de défendre mon peuple. Arrête de douter de moi ! Je me suis voué corps et âme dans cette mission ! J’ai bousillé ma santé pour vous !

— Un engagement ardu, rétorqua le littéraire. Peu de personnes pensent encore que tu nous protèges. Intention et action sont deux mots distincts.

— Mais je le remplis, mon engagement ! J’ai sacrifié ma vie dans l’armée, et je ne reçois aucune gratitude ? Tu sais quoi de la vie, l’intellectuel ? Tu as passé la tienne enfermé dans une bibliothèque ou derrière un bureau, à étudier des bouquins dont tout le monde se contrefout ! Pendant que tu étais confortablement installé, je me battais pour l’Ertinie et je voyais mes amis mourir ! Mes potes…

Je plaquai mes mains contre ses épaules fragiles et les secouai.

— Tu as peur ? Les cartes et les bouquins valent mieux que les militaires, c’est ça ? Tu craches à la mémoire de tous les sacrifiés ? C’étaient des hommes et des femmes comme vous, ils ont tout plaqué pour vous, et regarde comment ils ont fini ! Le peuple ne s’aperçoit même pas que, sans nous, il aurait déjà été conquis par les clans guerriers ! Nous les avons défendus contre toutes les menaces ! Qu’est-ce qu’on doit faire de plus ?

— Gurthis… Tu deviens malade. Le peuple est très reconnaissant, même s’il ne l’exprime pas. Admets simplement que tu n’es pas représentatif du reste de l’armée. Ralaia est plus objective que toi, voilà pourquoi il vaut mieux ne pas s’immiscer.

— Je ne reçois aucun ordre d’un type comme toi. Retourne dormir, si ça te console.

Mais il s’acharnait ! Je fis à peine trois pas qu’il m’interpella encore, saisissant mon bras.

— Sois raisonnable ! supplia-t-il. Tu commets la plus grande erreur de ta vie. Ton état est instable ! Ton intervention ne sera pas salvatrice !

— J’ai commis beaucoup d’erreurs, concédai-je. Mais la pire de toutes a été de tolérer cette sauvage dans notre compagnie. Il est plus que temps de la corriger.

Stenn ne lâcha pas mon bras. Alors je lui flanquai un bon coup de poing sur sa figure, il ne méritait rien d’autre. Le choc l’éjecta de deux mètres. Étendu sur le dos, il saignait fort du nez. Je l’avais peut-être bien rétamé vu qu’il ne se relevait pas. Tant pis pour lui, je l’avais prévenu !

Maintenant approchait le moment décisif.

Le soleil se levait à l’est, au-dessus du domaine boisé. Un bel éclat rouge… Trop rouge. Une couleur de mauvais présage. Il ne dégoulinerait pas sans moi ! Ralaia… Ses compagnons morts ne la hantaient pas, hein ? Cette foutue étrangère avait triomphé là où d’autres avaient clamsé ! Il était où l’honneur quand les types respectables se faisaient embrocher comme des animaux ?

Je le retrouverais.

L’honneur perdu de mon pays.

Elle se tenait face à Elmaril, une flèche encochée dans son arc, la lance sous ses arpions. Une exécution discrète ? Elle se croyait encore pour ce qu’elle n’était pas ? De dos, je ressentais la fureur qui l’animait, qui soulevait ses bras contre un guerrière insensible à toute menace. Mon arrivée élargit même le sourire d’Elmaril.

— Vous vous mettez à deux pour me tuer ? remarqua-t-elle. L’honneur et le courage n’existent plus dans votre armée, on dirait.

Elle osait jaboter sur l’honneur ? Une assassin, une scélérate, une barbare, j’aurais dû… J’aurais tellement dû la charcuter dès le début. C’était une nouvelle occasion. Ralaia pouvait l’abattre ici, maintenant. Qu’elle se plie à ses émotions au lieu de la fixer ! Il lui suffisait d’un geste : la corde se détendrait, le trait filerait et nos problèmes seraient réglés. Sauf qu’elle hésitait. Elle était de mèche !

— Ralaia, explique-moi ! beuglai-je. Toi, une militaire ? Plus de quinze ans à l’armée pour en arriver là ? Ah… Des semaines à voyager avec toi, ou des mois, je perds la notion du temps dans ces montagnes ! Tu as refusé que je la pourfende pendant tout ce temps. Il y a une raison derrière tout ça. J’étais si aveugle, si renfermé sur Elmaril que j’ai loupé l’évidence.

— Ferme-la, Gurthis ! brailla la soldate. Je croyais en cette quête ! Tu crois que je voulais en arriver là ? À nous deux, nous étions capables de la surveiller. Mais il a fallu que ses sœurs d’armes rappliquent. Elmaril n’est pas différente des autres. Non, elle n’est pas…

— Tu as toutes les raisons de planter cette flèche, mais tu hésites encore. Crache le morceau !

Des fines larmes glissèrent sur les joues de Ralaia. Elle chialait comme une mioche ! Soit cet engagement lui tenait beaucoup trop à cœur, soit elle ne révélait pas tout. Les armes dénouaient les langues, c’était bien connu. Alors je dégainai mon espadon. Elle avouerait ou cracherait ses tripes, j’en faisais le serment ! Un engagement de… meurtrier. Qu’est-ce qui clochait dans mon ciboulot ?

Une petite inspiration et je serais de nouveau en forme. En forme pour connaître la vérité à propos de Ralaia.

— L’éclaireuse avait confessé en notre absence, pas vrai ? devinai-je.

— Oui ! reconnut enfin mon alliée. Les guerriers du clan Dunac ne sont pas les seuls à nous avoir poursuivis. Au lieu de franchir Temrick comme nous, un groupe de guerrières a contourné par Belkimgha. Le clan de ma sœur aînée est intervenu pour les empêcher de traverser, mais ils ont été vaincus. Ma sœur est morte à cause d’elles !

Elle changeait d’avis juste à cause d’une mort ? D’un proche, de sa famille, ça n’avait pas d’importance ! Quand on devenait militaire, à moins d’être dénué de loyauté, les camarades passaient avant les liens du sang.

Ça me revenait. Lors de notre réunion avec la conseillère, Stenn avait proposé d’atteindre la Nillie par Belkimgha plutôt que par Temrick. Ralaia avait alors répondu que c’était impossible, car des clans opposés aux siens dirigeaient son pays. Dratia avait aussi bredouillé un prétexte d’exploration alors qu’on s’en carrait comme pas deux.

Imbéciles de voyageurs que nous étions, bernés par des belles paroles ! Et Ralaia y avait coopéré. Voilà où se plaçait sa fidélité. Dans un système où l’armée n’était qu’un outil pour le pouvoir !

— Si ta sœur appartenait au clan, contestai-je, alors tu en étais alliée. Nous aurions très bien pu voyager dans ce pays ! C’était si important pour eux, de passer par Temrick ?

— C’est vrai, confia Ralaia. Mais quand je me suis engagé auprès de la conseillère, elle m’a imposée deux conditions. La première était de mentir sur le contexte de Belkimgha. Après la mort de mon père, ma sœur ainée avait décidé d’y retourner et de fonder son propre clan, grâce à l’influence de nos parents.

— Vous vous êtes servis de notre manque de connaissance du contexte pour nous tromper ?

— Temrick est la frontière naturelle entre l’Ertinie et la Nillie. Quoi qu’il arrive, il s’agissait d’un passage obligé, Dratia avait insisté là-dessus. Plusieurs d’entre nous voulaient l’explorer !

— De qui tu parles ? De ces deux mages qui se sont entretués pour des conneries ? De ce littéraire qui a passé plus de temps sur ses papiers qu’à apporter une vraie contribution ?

— C’est ainsi que tu le considères après les avoir agressés ? Je l’avoue, j’ai caché ce secret, mais je n’ai fait qu’obéir aux ordres ! En quoi est-ce une trahison ? Beaucoup de raisons justifiaient notre passage par Temrick, ce mensonge n’était qu’un prétexte supplémentaire. Je ne pensais pas que certains s’en serviraient contre nous… Je regrette, maintenant !

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