Chapitre 30 : Destins séparés (1/2)

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MARGOLYN

De vulgaires prisonniers, voilà ce que nous étions ! Mes imbéciles de compagnons auraient dû m’écouter. Je ne donnais pas cher de notre peau entre les mains des Nillois ! Ils pensaient vraiment qu’on s’en sortirait, qu’on serait accueilli comme des héros et que tout le monde finirait heureux ? Bien sûr que non ! C’aurait été digne des contes pour enfants !

Pour combien de temps nous gardaient-ils en vie ? La résistance d’Elmaril avait bien enragé les Nillois, puisqu’elle avait emporté cinq des leurs dans la mort, dont leur chef. En fait, nous devions nous estimer heureux qu’ils nous aient épargnés ! Nous donnions une mauvaise image de notre pays à peine arrivés sur le leur ! Ce serait risible pour moi d’avoir survécu à tout et d’être exécutée comme une criminelle, tout ça parce qu’une fichue sauvage était incapable de lâcher sa lance ! Son image resterait scellée dans l’esprit des témoins de cette scène. Le refus de la soumission par la mort, un principe issu d’une culture trop belliqueuse.

Sinon, il y avait plus simple. Être prêt à tout pour rester en vie, par exemple !

Ils nous emmenèrent et traînèrent aussi les cadavres de leurs compagnons. Pendant toute la fin de la nuit, leurs torches illuminaient les sentiers et traçaient un chemin jusqu’à leur village. Ces soldats étaient intransigeants mais… ils avaient l’air proches du peuple et se souciaient beaucoup des leurs. Ça existait vraiment, des militaires pareils ? Durant notre trajet, ils nous foudroyèrent souvent du regard tout en chuchotant parfois entre eux. Je ne pigeais rien de ce qu’ils racontaient ! Ils ne s’en prirent jamais à nous malgré leur allure menaçante. Tant que je restais passive, ils me laisseraient tranquille, pas vrai ?

Une fois encore, on m’imposait mon destin !

Nous nous approchâmes du village au moment où le jour se levait. Rectification : c’était une véritable bourgade ! À l’orée des bois, elle occupait un espace immense et s’étendait jusqu’à l’horizon. Sa superficie n’avait rien à envier à celle de nos cités, mais une différence majeure les distinguait : aucune fortification ne la cernait. Les habitations se regroupaient selon une répartition douteuse, la densité de population était sans doute inégale. Crénom, on devait mieux y vivre ! Moins d’oppression, plus de liberté, ça ressemblait à l’endroit idéal pour s’installer !

Des étrangers n’y seraient pas les bienvenues, c’aurait été trop beau ! Les Nillois nous forcèrent à poireauter aux abords du hameau pendant des dizaines de minutes. Parmi les soldats survivants, certains restèrent là pour nous surveiller, et les blessés pénétrèrent dans un grand bâtiment à l’écart des autres. C’était leur caserne à coup sûr : bâtie en briques rouges, elle surplombait largement les autres habitations. L’armée était aussi importante dans ce pays, quel dommage !

Les militaires transportèrent les corps dans leur siège, y compris celui d’Elmaril. Allaient-ils l’exposer en guise de trophée et ainsi démontrer l’efficacité de leur protection ? Ces institutions se servaient de n’importe quel prétexte comme propagande. En Ertinie ou en Nillie, le constat était le même. Affligeant !

Quelques nouveaux soldats sortirent de l’édifice, armés jusqu’aux dents. Leur dégaine allait de pair avec leur expression furibarde. Nous, pauvres voyageurs, fûmes victimes tour à tour de leurs coups d’œil inquisiteurs. Ils exerçaient une telle pression en si peu de gestes. Ciel, qu’on me protège du mauvais sort ! On méritait mieux après avoir trimé pendant des mois. Mais j’étais la seule à tressaillir comme une gamine ? Sérieusement, même Stenn ne paraissait pas intimidé ! Mes compagnons attendaient simplement, comme si notre arrestation était justifiée !

Une soldate borgne et au visage balafré me fit signe de la main. Elle voulait que je la suive, mais pourquoi ? Pas le temps d’y réfléchir ! Ma nouvelle tortionnaire me saisit par les bras, telles des griffes plantées sur ma peau, et me sépara de mes alliés. Allons bon, qu’est-ce que j’avais d’unique par rapport à eux ? Pendant qu’ils découvraient un peuple singulier, j’étais emportée dans un endroit exécrable. Non, par pitié, tout sauf ces régiments ! Les soldats étaient des êtres abominables dans tous les pays, dénués de toute forme d’humanité. Ils exigeaient quoi de moi, au juste ? Ce n’était pas ma place !

Des militaires me criblèrent de regards malveillants dès mon entrée. J’étais probablement la première étrangère qu’ils voyaient, il leur fallait bien un souffre-douleur. Réfléchir était au-delà de leur portée, le deuil n’excusait pas tout ! Bon sang… Jamais je n’avais foulé un milieu aussi incompatible avec moi. En cogitant là-dessus, la raison était évidente : ils avaient besoin d’une guérisseuse pour soigner leurs sœurs et frères d’armes. Mais pourquoi moi ? Ça ne les intéressait pas de savoir comment nous étions arrivés dans leur contrée ? Des centaines de leurs citoyens étaient mieux formés que moi ! Ils mijotaient des desseins louches, j’en étais persuadée !

Fichue caserne, maudite obscurité ! Des râteliers nous gênaient le passage ! La soudarde me poussa alors dans une pièce exigüe où une vitre carrée filtrait la lueur orangée. Le cliquetis de la serrure ne me dit rien qui vaille… Rien en comparaison de la femme en face de moi ! Alaenne était méconnaissable avec sa mine revêche. La petite maman souriante de la veille n’était donc qu’une façade ? Me voici coincée entre deux femmes malfaisantes, un contexte similaire à mon départ ! Merci, cher destin, d’être aussi dérisoire !

Alaenne plaqua ses mains sur ses hanches et me fixa en plissant les yeux. L’improbable se produisit aussitôt :

— Vous êtes fiers de vous, je suppose ? ironisa-t-elle.

Elle maîtrisait la Langue Commune ? Sacrebleu ! Cette prétendue gardienne nous avait bien trompés en faisant semblant de ne rien capter à nos discussions ! Et son frère avait participé à sa mascarade ! La petite Margolyn avait bien appris sa leçon : oser répliquer amenait au mieux à quelques baffes. Je répondis donc à voix basse :

— Vous parlez notre langue ?

— Je connais quelques bases. C’est la langue la plus répandue de la civilisation occidentale, surveiller les frontières implique donc de s’en servir.

— Ah, je vois. Vous avez un rôle important dans ce village.

— Oui. Le chef de la troupe était mon mari. À cause de votre amie, mon fils ne connaîtra jamais son père. J’espère que vous êtes fiers de vous.

Cette phrase prononcée si froidement me donnait envie de détaler. Mais la soldate valait toutes les barrières imaginables. Impossible de me détourner de la conversation ! Déjà que je transpirais à l’abondance, il ne me restait plus qu’à me recroqueviller comme une pleutre pour gagner leur pitié ! Alaenne, par contre, ravalait ses larmes et préférait s’en prendre à moi. Comme les autres ! Assez de voir le sort s’acharner sur moi !

— Elmaril était une dissidente dans notre société ! justifiai-je. Elle a agi de son propre chef, nous n’avons rien à avoir là-dedans !

— Si elle était dissidente, rétorqua Alaenne, pourquoi l’avoir emmenée avec vous ?

— Les raisons me dépassent. Je ne voulais même pas être dans cette compagnie, moi !

— C’est bien ce qui me semblait, tu ne nous apprendras rien. Tu t’inquiètes beaucoup pour tes compagnons, non ?

— Autant qu’ils se sont inquiétés pour moi ! Pourquoi, qu’est-ce que vous allez faire d’eux ?

— Tes amis ont été emmenés auprès de nos dirigeants. Notre chef Burus Vorch et notre vice-cheffe Seryne Urnik s’occupent de les interroger comme convenu. Ce fut une longue nuit, mais nous allons enfin démêler le vrai du faux dans cette histoire.

— Vous avez aussi bien planifié votre coup ?

— Absolument. Tu nous pensais gentils et naïfs ? Jamais nous ne nous sommes fiés à vous, et surtout pas à votre amie guerrière.

— Je m’en doutais ! Oui, je me méfiais un peu, mais qui m’aurait écoutée ? Mon avis n’aurait rien changé !

— Oh, tu te crois plus maligne que les autres ? Tu es pourtant inoffensive… Je vois bien que tu ne ressembles en rien à cette guerrière qui a résisté. Pour être franche, Raykad vous avait repéré trop tôt. Il avait décidé d’éloigner ce monstre… comment vous les appelez, encore ?

— Des Kaenums…

— Charmant ! Donc mon frère l’a éloigné de sa meute et de l’attirer vers vous afin de gagner votre confiance. Ce qui a fonctionné.

J’avais raison d’être méfiante. La crédulité ne menait à rien de bon, même quand on était préventif ! Il n’y avait aucune hasard dans ce monde, ni de coïncidence : tout était prévu par des forces supérieures ! Le principe même de cette quête était insensé ! Comment certains avaient pu penser que nous serions accueillis à bras ouverts ?

— Que va-t-il advenir de nous ? demandai-je, la gorge nouée.

— En principe, répondit la gardienne, les bras croisés derrière le dos, les étrangers indésirables sont tués. Contrairement à votre amie, vous ne paraissez pas bien méchants, donc si nous vous trouvons une utilité, vous serez épargnés. Surtout qu’elle nous a expliqués le rôle que vous possédiez au sein de votre groupe. Une guérisseuse peut toujours être utile… si elle se révèle compétente.

— Ah… C’est pour ça que vous m’avez séparée de mes compagnons ?

— Exact. Il est trop tard pour sauver les morts, mais certains soldats ne refuseront pas ton soutien. Aide-moi à les traiter.

— Je suppose que je n’ai pas vraiment le choix…

— Pas vraiment, non. Mais c’est ton métier, n’est-ce pas ? Même si nous étions autrefois vos ennemis, nos décennies de séparation ont rompu nos liens. Prenons donc un nouveau départ : soigner ces soldats constitue une première étape. Une étape pour intégrer les Ertinois dans une société qu’ils ne connaissent plus. Par contre, quelques précautions sont nécessaires. Une fouille corporelle radicale.

Alaenne s’interrompit et me dévisagea plus sévèrement.

— Déshabille-toi, enjoignit-elle.

Je connaissais ce regard ! Semblable aux yeux cruels de ma mère ! Je me remémorai ces maintes corrections, la douleur ressurgissait souvent de mes hématomes. Vite, leur obéir ! Pas question de recevoir des coups supplémentaires !

Quelle humiliation d’être toute nue devant elles ! Je dus couvrir ma poitrine avec mon bras et baisser la tête tellement j’avais honte de mon corps meurtri. La soldate renifla ma tunique, la secoua dans tous les sens et ne vit rien de compromettant. Ça allait durer combien de temps ? J’avais évité de dévoiler le moindre bout de peau à quiconque, et là, des inconnues me forçaient à le faire pendant plus d’une minute ?

— Rhabille-toi et suis-moi, enjoignit Alaenne. Les soldats ont assez attendu.

Son ton sec accompagnait à merveille son instruction. Je remis ma tunique à toute vitesse, vérifiai que tous mes objets y étaient et obéis sans discuter. Me voilà de nouveau à l’aise ! Ou pas. Toujours traînée comme un vulgaire objet. J’étais une fonction avant d’être une personne !

Le temps s’écoulait vite quand la pression s’exerçait de tous les côtés ! Je me retrouvais dans une autre salle, chargée de matériel médical et de soldats légèrement contus. Muets comme des tombes, leur figure soupçonneuse m’incitait à m’appliquer. Avec méticulosité, naturellement ! Ces vies dépendaient de moi et la mienne des leurs !

Refermer les plaies, appliquer les bandages, le métier restait le même d’un pays à l’autre ! Une minute… Mes idées reçues étaient fausses ? J’avais peut-être jugé trop vite ! Ces blessés avaient été élevés dans la culture du respect, il semblerait ! En dehors de leurs rares geignements, ils ne se plaignirent jamais du traitement. Un sourire reconnaissant se dessina sur leur visage à mesure que je tempérais leur douleur et pansais leurs membres. Une vraie gratitude, loin de la niaiserie de mes crétins de patients, c’était possible ? Mais alors… J’étais finalement récompensée pour mes efforts ! Mieux encore, ces gens se comportaient avec politesse quand bien même leur attitude différait en public et en privé. Je me croyais intruse, peut-être pas tant que ça, en fin de compte !

Euh… Un épéiste s’approchait bizarrement vers moi ! Il appliqua ses mains sur mes tempes, déposa un baiser sur mon front et me murmura une phrase indicible. L’arbalétrière l’imita avec plus de tendresse. C’était dans leur culture aussi ? On me touchait rarement, et quand ça arrivait, je ressentais tout sauf de la douceur ! Enfermée dans la cité de Telrae, j’avais à peine conscience de la richesse de notre monde. La vie paraissait mieux ailleurs !

— Comme tu l’auras deviné, dit Alaenne, ils te sont extrêmement reconnaissants. Je parle de ces soldats-là qui représentent une infime poignée de notre armée. Il te faudra fournir un plus gros travail pour que les regards méfiants de nos compatriotes deviennent des sourires.

Je l’écoutais à peine. Comment des militaires répandant la mort chaque jour pouvaient me remercier de la sorte ? Je rougissais tellement que je ne savais plus où trainer mon regard !

— Je te sens déconcertée, constata la gardienne. Tu n’en as pas l’habitude ? Notre société encourage nos citoyens à aider leur prochain, car ils recevront l’estime des autres en retour. Les guérisseurs et rebouteurs tels que nous sont privilégiés : ici, leur métier est reconnu. Plus que chez toi, je veux dire.

Je me frottai les yeux. Ce n’était pas un rêve ! Une existence de malheur et d’infortune… Une opportunité de bonheur se présentait à moi après ces vingt douloureuses années ? Non… Comme toujours, quelque chose clochait ! Je m’étais contentée d’accomplir mon devoir, était-ce suffisant pour devenir citoyenne ? Je devais en avoir le cœur net.

— Vous êtes sérieuse ? fis-je. Je suis une étrangère, les soldats m’ont foudroyé du regard avant que je vienne ici. Vous m’affirmer qu’en avoir soigné quelques-uns suffit à m’intégrer dans votre système ?

— Je n’ai pas dit cela, rectifia Alaenne. Disons que c’est une première étape. Tu es encore très loin d’être citoyenne. Si tu souhaites vraiment être une Nilloise, tu dois maîtriser notre langue, apprendre notre culture et continuer d’aider les plus faibles. Il te faudra au moins des mois, peut-être des années. Tu t’en sens capable ?

J’opinai par réflexe. Méditer sur la question aurait été inutile ! Quand ma mère m’avait forcée à participer au voyage, je n’imaginais pas atteindre la fin du trajet, encore moins y trouver mon bonheur. Je me fichais des répercussions de notre traversée. Quoique, par simple curiosité, ça pouvait être intéressant. La rebouteuse me comprit en dépit de nos différences culturelles !

— Très bien, reprit-elle. Je suis certaine que nous ferons de l’excellent travail ensemble. Maintenant, il est temps de retrouver tes compagnons et de préparer votre avenir.

Ce fut avec détermination qu’elle me mena hors de la caserne. Les soldats soignés nous suivirent dans un premier temps et se séparèrent de nous à l’entrée. Ils en profitèrent pour informer leurs camarades de mon intervention. Bon, leurs collègues ne m’adressèrent pas encore des regards amicaux, mais patience, ça arriverait un jour ! Il suffisait d’y croire !

Alaenne me guida à travers toute la bourgade. Une nouveau mode de vie à découvrir sous une journée ensoleillée ! Ces fameux Nillois, autrefois proches de notre pays, s’en étaient éloignés par bien des aspects ! Tantôt ils respiraient la joie de vivre, tantôt ils examinaient leurs voisins avec défiance. Libres de leurs choix, ils se définissaient à travers plusieurs rôles. Combien d’Ertinois pouvaient s’en vanter ? Peut-être qu’on conditionnait aussi ces habitants à un mode de pensée, j’avais juste la vision que la gardienne désirait me montrer, après tout. Ça avait l’air moins flagrant, en tout cas !

Leur sens de l’architecture était peu développé : tous les bâtiments se ressemblaient à l’exception des grands édifices. La population était si homogène, en plus ! Des individus à la peau très blanche, de grande taille, à la silhouette fuselée ou svelte circulaient autour de moi. Beaucoup arboraient des coupes saugrenues : les cheveux bouclés et clairs dominaient en plus des nombreux roux qui affluaient. L’humanité n’évoluait pas en si peu de temps, ces disparités étaient déjà présentes à la belle époque. C’était plus frappant quand on baignait dedans !

Des quidams se baladaient paisiblement avec une arme, souvent des petites lames. Les mages semblaient bien assimilés dans leur culture d’après ce que je voyais. Ces gens-là me dévisageaient comme une bête de foire ! Mon statut d’étrangère n’était pas inscrite sur mon front, en revanche, mon style vestimentaire et ma chevelure en déroutaient plus d’un. Pas comme Alaenne ! Gardes, marchands, artisans, métayers, cultivateurs et autres la saluaient régulièrement, surtout lors des croisements. Elle n’était pas du genre à s’isoler dans les bois sans contact avec le monde ! Ce village obéissait à des règles et à une hiérarchie qui m’échappaient. Bah, des éléments communs à toute société s’y retrouvaient ! On s’y intégrait en prouvant sa valeur, on y était exclu facilement.

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