Chapitre 30 : Destins séparés (2/2)

11 minutes de lecture

J’apercevais finalement la demeure du dirigeant local ! Mais oui… Voilà la plus grande différence entre l’Ertinie et la Nillie : l’humilité ! Le chef du hameau logeait dans une maison semblable à tous les autres ! Seul le symbole de sa nation peinte sur sa porte d’entrée la rendait unique. La maison de mes guides n’était pas si séparée des autres, en fait !

Notre irruption imprévue attirait les foules. Les honnêtes citoyens désiraient savoir pourquoi et comment des étrangers avaient traversé une immense frontière, une montagne réputée infranchissable. Ils le sauraient bien assez tôt ! Ceux-là, au moins, avaient assez de courtoisie pour nous laisser passer !

Des murs lambrissés, un plancher grinçant, un ameublement modeste, ce foyer était adapté à son environnement. Le chef et sa seconde accueillaient leurs invités dans une salle de réunion presque caricaturale ! Mes trois compagnons subissaient leur petit interrogatoire ! Jaeka, Bramil et Stenn étaient installés autour d’une longue table rectangulaire en pierre, en face des deux dirigeants. Burus Vorch était un vieux chauve, la barbe striée de gris, engoncé dans un pourpoint en cuir. Seryne Urnik était une blonde trentenaire, l’allure spontanée et résolue, vêtue d’un chemisier vert clair qui s’accordait à son gabarit délié. Nul besoin de connaître leur statut pour déduire qui ils étaient !

Le chef tapotait la table de ses doigts en sondant mes anciens compagnons pendant que la vice-chef les interrogeait avec insistance en circulant autour d’eux. L’autorité ne serait pas incisive sans la présence de lames ! Une demi-douzaine de gardes soumettait les Ertinois. Eux semblaient prisonniers, je le paraissais moins ! Bientôt libre d’aller où je souhaitais… Je faisais figure d’exception parmi eux ! Je les dévisageais même comme… des étrangers ?

— Tu vas bien ? s’enquit Bramil. Où t’ont-ils emmenée ?

Il me dérangeait encore, ce lourdaud ? Ses fichus tracas ne m’avaient jamais importé, et ce n’était pas demain la veille que ça changerait ! Je haussai les épaules et le dédaignai en m’adossant contre le mur. Ce bête garçon se réfugia auprès de sa tante comme il l’avait toujours fait. Jaeka, d’ailleurs… Elle croyait avoir du cran parce qu’elle avait tenu tête à Elmaril ? Son petit jeu ne marchait pas avec moi ! Oh, braver les regards des Nillois était à sa portée, mais elle craquerait bien à un moment ! Et Stenn, alors ? Les gardes retournaient tellement ses papiers saturés d’encre qu’il semblait désemparé ! Était-ce donc la célèbre compagnie ayant traversé l’implacable chaîne de montagnes ? Difficile à concevoir sous cet angle !

Raykad et Alaenne saluèrent les supérieurs et me rejoignirent. Hypocrites jusqu’à la fin ! Les gardiens omirent de leur dévoiler leur maîtrise de la Langue Commune. Quel dommage, hein ? Seryne, en revanche, s’y adonnait à cœur joie.

— Contente d’avoir trouvé un terrain d’entente, Jaeka Liwael, dit-elle. Admettons que vous ayez raconté la vérité sur votre traversée. Qu’attendez-vous de nous ?

— Je l’ignore…, admit la veuve. Je n’étais pas destinée à établir le lien entre l’Ertinie et la Nillie. Notre chef a péri, nos mages se sont entretués, pareil pour nos soldats. Tous représentaient mieux notre pays que moi.

La vice-chef s’arrêta et jaugea son interlocutrice. Pas mal pour une première discussion !

— Je n’en suis pas si sûre, corrigea-t-elle. Notre peuple ne s’est pas aventuré très haut sur le flanc sud de Temrick. L’installation du village ne fut même pas une décision de notre région. D’après ce que vous avez raconté, votre survie relève de l’exploit. Vous, simple maréchale, êtes la meilleure personne pour représenter votre pays.

— Moi, représentante ? s’étonna Jaeka. Mais je…

— Soyez la porte-parole de votre communauté. L’avenir de nos pays en dépend.

Jaeka s’empourpra. Réaction logique : d’où sortait cette offre ? Les Nillois proposaient un destin unique à chacun d’entre nous. Une perspective intéressante si elle était réalisée ! Les dirigeants ne prêtaient pas attention à moi, mon futur était assuré ! Celui de mes anciens acolytes, était plus incertain. Leur problème, pas le mien !

La maréchale ne se défila pas, pour une fois ! Son faux courage se mua en véritable détermination. Elle résistait à la pression et à la suspicion des Nillois.

— Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-elle.

Seryne lui flanqua un sourire et s’intéressa un peu à son neveu.

— Nous attendons beaucoup de vous, répondit la vice-cheffe. Il faut d’abord voir ce que pensera le peuple de votre venue : les étrangers pénètrent rarement dans nos contrées, du moins depuis le sud. Votre pays a évolué différemment du nôtre…. Après l’invasion Carônienne, nos souverains de l’époque avaient décidé de rompre les rivalités afin d’éviter les incessantes guerres. En conséquence, notre pays s’est morcelé en régions aux limites floues. Sept chefs nous sont équivalents à travers le territoire et nos monarques légitimes ont perdu leur influence. Ce système est incomparable au vôtre. Tenter de convaincre nos égaux de votre bonne volonté sera difficile.

— J’en suis consciente. Mais si je renonce maintenant, tous nos efforts deviendront vains.

— Bien dit ! Il vous faudra être diplomate. Là où vous irez, les armes ne seront plus utiles. Tu comprends, jeune homme ? Tu n’auras plus besoin de te battre.

Bramil afficha le même regard niais que lors de notre première rencontre. Nul au combat, nul en relations humaines, l’amputé suivait passivement sa tante ! Ses yeux luisaient… Il songeait à l’espoir d’une bonne entente. Lui au moins avait l’intelligence de se taire quand c’était nécessaire ! Stenn, par contre, c’était une autre histoire !

— Vos gardes scrutent mes cartes alors qu’ils n’en saisissent guère leur portée, dit-il sur son ton méprisant habituel. Peuvent-ils me les rendre ?

— Pourquoi donc ? répliqua Seryne sans le regarder. Elles te sont inutiles, désormais.

— Sauf votre respect, vous vous fourvoyez. Ces feuilles traduisent mon utilité de ce groupe. J’ai dépensé des heures entières de mon existence à les peaufiner ! Elles contiennent des notes précises de notre traversée ainsi qu’une esquisse précise des lieux.

— Et nous les réquisitionnons. Si vous souhaitez que votre traversée de Temrick ne soit pas la dernière, alors votre travail permettra à notre peuple de s’en enrichir. Vous comprenez ?

— Non, je ne comprends pas ! Je suis le mieux placé pour représenter notre nation ! Pourquoi offrez-vous ce rôle à cette maréchale qui fut inutile lors de tout notre trajet ?

— Peut-être parce que, contrairement à toi, Jaeka nous respecte. N’importe quelle personne un tant soit peu entraînée est capable d’écrire et de tracer des cartes. Jaeka, en revanche… Elle possède une certaine aura.

Stenn resta calé sur son siège. Il n’en revenait pas, le bougre ! Lui qui avait rêvé de ce pays… Merci, douce ironie ! Évidemment, comme Bramil tenait à sa fichue famille, il frappa la table en réprimandant son petit camarade !

— Qu’est-ce que je t’ai dit ? Laisse ma tante tranquille !

— Attends…, murmura Jaeka. Je vais le raisonner.

Rien de tel qu’un dialogue inutile quand le débat tournait en rond ! Jaeka, déjà privilégiée, reçut l’accord de la vice-cheffe pour se lever et parler avec Stenn près de la fenêtre. Une perte de temps, oui ! Les paroles rentreraient dans une oreille de notre brillant cartographe et sortiraient par l’autre ! Il tremblait déjà comme pas possible !

— Stenn, tu n’es pas dans ton état normal, s’avisa Jaeka. Calme-toi, tu m’inquiètes…

— Me calmer ? refusa Stenn. Tu exiges trop de moi ! Elmaril se fourvoyait souvent, mais elle racontait la vérité à ton sujet. Tu n’as pas mérité le poste de représentante !

— Crois-tu que je l’ai demandé ? Il s’agit sûrement de la meilleure opportunité de mon existence… Et je la saisirai. Désolée qu’elle ne te soit pas offerte…

— Menteuse ! Je le savais… Je m’y attendais ! L’intelligence est dédaignée quel que soit le pays… Toutes ces années à rêver du pays oublié, à vouloir prouver au monde entier que l’histoire s’écrivait avec de l’encre et non avec du sang… Tu as tout ruiné ! Sais-tu combien j’ai perdu pour cette expédition ? Pourquoi ne suis-je point récompensé ?

Il allait nous tirer une larme, à ce rythme ! Voici donc le vrai visage de ce frustré ! Inquiétant, quand même ! Cette figure si distordue, ces mains se contractant contre sa poitrine, cette bave dégoulinante jusqu’à son menton… Était-ce bien Stenn ? Le même intellectuel chamboulé parce qu’il devait quitter sa confortable demeure ? Il avait bien évolué ! Un peu trop, peut-être…

— Ça suffit ! tonna Seryne. Retournez-vous asseoir.

— Hors de question ! vociféra le cartographe.

Hein ? Il saisit Jaeka par le cou ! Non mais il devenait malade, ce type ! La maréchale savait lui résister ! À moins que… C’était Stenn qui avait récupéré son poignard ? Il le sortit d’une de ses poches bien cachées ! Donc on m’avait obligée à me déshabiller alors qu’on ne l’avait même pas fouillé ? N’importe quoi !

— Tu devrais déjà être morte ! sanglota l’érudit. Et si cela avait été le cas, je serais devenu le héros de notre nation !

— Emparez-vous de lui ! ordonna Seryne. Maintenant !

Les gardes se précipitèrent trop tard ! Stenn leva son poignard et…

Il transperça le cou de l’un d’eux.

— Je… Je l’ai tourné du mauvais côté ? balbutia-t-il.

Tout se figea pendant un instant. Jaeka était sauvée et déjà extirpée de son emprise ! Le malheureux garde s’était mal placé. Que Stenn assume ou non, le mal était déjà commis : il s’écroula et se noya dans son sang. Sympathique pour une première rencontre !

Bramil fonça vers sa tante et s’assura de son bien-être. Rien à signaler chez elle hormis un visage livide ! Tous fixaient le cadavre du jeune homme qui s’attendait à une meilleure carrière… avant de s’intéresser à l’érudit par terre. Lui pataugeait dans ses larmes après avoir fait couler le sang ! Ou comment tout gâcher en un geste.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? gémit-il. Je… Je ne voulais pas ! Pardonnez-moi, je me suis laissé emporter par mes sentiments !

— Te pardonner ? hurla la vice-cheffe. Je savais que tu étais un ingrat… Maintenant tu es coupable du pire crime possible avec le viol. N’espère pas la moindre pitié.

Ni une, ni deux, Seryne s’imposa par rapport à son supérieur et somma à deux gardes d’emmener notre compagnon là où il ne poignarderait personne. Jaeka et Bramil étaient encore sous le choc, bien sûr ! Mais moi, j’assistais à la scène avec grand plaisir !

Ainsi finissait Stenn Ronel ! J’étais donc la dernière âme pure du groupe. L’unique membre à ne jamais s’être abaissée à ses émotions au point de commettre une tentative de meurtre ! Certains compagnons avaient vraiment tué… Pas moi ! Je resterais innocente jusqu’à la fin de mes jours. Je ne me soumettrais pas à la violence de notre espèce !

Des gardes encore sidérés durent transporter leur ami pour lui offrir une sépulture décente. Ils allaient annoncer à sa famille qu’un étranger s’était emporté et qu’il s’était dressé sur son chemin. Ça ne faciliterait pas l’intégration !

Il leur fallut plusieurs minutes pour se remettre de leurs émotions. On se sentait moins à l’étroit, mais la surveillance des gardes allait sûrement s’accroître. D’autant que Burus et Seryne risquaient de se méfier davantage !

— Il ne vous manquera pas, affirma cette dernière après un long silence.

— Qu’allez-vous faire de lui ? osa demander Bramil. Nous sommes désolés…

— Pourquoi s’excuser ? Vous n’êtes pas responsables de ses actions… C’était même Jaeka qu’il visait. Notre alliance n’est pas compromise pour autant, soyez-en rassurés. Le peuple comprendra, tôt ou tard, que Stenn n’était qu’un cas isolé.

— Je l’espère… On ne s’attendait pas à un tel débordement venant de lui… Il était encore calme jusqu’à ses derniers jours. Ce pauvre garde n’aurait pas dû mourir ainsi…

— Ne considérez pas le sort de Stenn Ronel comme une de vos priorités. Tournez-vous plutôt vers l’avenir. Nous en discuterons plus tard, je dois m’entretenir en privé avec Burus, l’informer de tout ce dont nous avons parlé. Vous pouvez disposer, mais ne vous éloignez pas. C’est mieux pour vous.

Et la réunion s’acheva. De nouvelles responsabilités les accablaient tandis que mon devoir était plus simple : gagner ma citoyenneté. Ce serait à ma portée ! Je sortis de la maison et inspirai un bol d’air frais. Une journée ensoleillée en ce début d’automne, pouvait-on rêver mieux ?

Un vent favorable soufflait dans ce village. C’était l’avant-goût d’une seconde vie. Elle s’augurait meilleure que la première ! Des gardes me surveillaient encore d’un œil revêche, mais d’ici quelques semaines, quelques mois tout au plus, je serais une Nilloise autant qu’eux !

Restaient encore les Ertinois ! Jaeka et Bramil déboulèrent à vive allure malgré la présence supposée intimidante des gardes. La maréchale me foudroya du regard… et me flanqua une gifle ? Je subissais encore les dommages collatéraux !

— Tu n’es plus l’ombre dans la rue, constatai-je. Je suis contente pour toi, Jaeka. Rien ne te destinait à te hisser si haut, j’en suis la première étonnée. Félicitations !

— Arrête de te moquer de nous, dit la maréchale d’un air irrité. Comment as-tu gagné leur confiance en si peu de temps ?

— Soigner les gens aide à se faire des amis, déclarai-je. Enfin, des gens raisonnables voient ma valeur. Tu t’es vite remise de la tentative de meurtre à ce que je vois. Mais pourquoi tu te venges sur moi ?

— Je ne sais pas… Je devrais avoir pitié de Stenn ou le haïr, mais comme pour Elmaril, je ne pense plus rien de lui… Le voyage se termine et nous ne sommes plus que trois.

— C’est toujours mieux que zéro, non ? Tirons le meilleur du pire !

La famille Liwael semblait aussi convaincue par mes propos que j’aimais l’Ertinie.

— Tu nous abandonnes comme ça ? s’emporta Bramil. Après tout ce que nous avons vécu ensemble ?

— Tu t’attendais à quoi ? Votre esprit de camaraderie, je m’en cogne totalement. Idem pour les sacrifices et nos soi-disant aventures. Qu’est-ce que j’en retiendrai ? Eh bien, je vous remercie quand même. Grâce à vous, je vais m’installer dans un nouveau pays qui me correspond mieux. Je ne pleurerai jamais les morts, mais j’y penserai de temps en temps. L’avenir de l’Ertinie, le renouveau d’une société brisée… Ça me dépasse. Je préfère m’installer dans ce village, appréhender son peuple, m’imprégner de sa culture.

Je me tus quelques secondes mais je repris avant qu’ils ne puissent répondre :

— Adieu, je vous souhaite un bon voyage. Ah, si vous revoyez ma mère, passez-lui le bonjour de ma part.

Je me détournai de leur regard haineux et m’ouvrai à ce monde nouveau ! Jaeka et Bramil, les pistonnés de notre compagnie, et néanmoins citoyens de première importance, me considéraient comme une traîtresse. Ils se rabattaient sur moi à défaut de pouvoir se venger sur Stenn ! Aucune importance. Nos destin se séparaient à partir de maintenant.

La vice-cheffe sortit plusieurs minutes plus tard, suivie d’Alaenne et Raykad. Nous prîmes alors deux voies opposées : Jaeka et Bramil restèrent des voyageurs alors que je m’établissais dans cette bourgade. Maints efforts me seraient nécessaires. Oh oui, j’allais trimer comme jamais ! Mais bientôt, très bientôt, je ne serais plus dévisagée comme une étrangère. Je marchai d’un pas décidé vers mon avenir.

J’avais trouvé ma patrie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0