Chapitre 31 : Légende de la nation

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STENN

Une odeur voluptueuse flottait dans la pièce où mon hôte m’accueillait. De délicieux mets trônaient sur un plateau d’argent, parmi lesquels les raisins éveillèrent mon appétit. Il ne tenait qu’à moi de la combler ; cependant, ma gorge réclamait plutôt d’étancher ma soif. Le doux son du remplissage chantonna dans mes oreilles tandis que les rayons du soleil traversaient les fenêtres géminées pour mieux mettre en exergue mon interlocutrice.

Armée de son sourire triomphant, la conseillère Dratia Athonn me tendit une coupe de vin rouge.

— À votre santé ! clama-t-elle.

— Merci ! répondis-je avec modestie.

M’entretenir avec notre majesté exigeait que je fusse en pleine forme, aussi avalai-je promptement une bonne lampée de l’alcool. Nul doute qu’il fut bien fermenté tant il glissa dans mon palais en révélant son arôme exquis. Dratia ne brillait pas uniquement par ses décisions judicieuses : ses goûts en matière de vin surpassaient de loin celles des ignorants issus de la populace.

— Stenn Ronel, légende de notre nation…, songea la conseillère. Qui aurait cru que parmi les dix voyageurs, vous soyez celui vous illustrant le plus ?

— En y réfléchissant, ce n’est guère surprenant, expliquai-je. Si on écarte les mystères qui nimbaient ces montagnes, les mages ne revêtaient aucune importance. Le reste de notre groupe ne réalisait pas que j’écrivais leur histoire. Manier les armes ou appliquer des bandages était insignifiant par rapport à la besogne que j’avais dû effectuer quotidiennement.

— Je n’en avais jamais douté ! Vos écrits et vos cartes contribueront à tracer l’avenir de l’Ertinie et la Nillie. Nos pays sont liés pour la première fois depuis des siècles et vous êtes le pilier de ce contact. Soyez-en fier !

— Et comment ! Je tiens tout de même à lever mon verre à la mémoire des disparus… Certes, nous avons eu nos différends, mais tous ont apporté leur coopération, fût-elle modeste, à cette grande victoire !

— Vous n’avez pas l’air de les pleurer beaucoup… Cinq personnes sont tout de même mortes sans avoir aperçu le visage de la Nillie.

— Tous n’ont pas été sympathiques… J’oubliais ! Une question me brûlait les lèvres depuis un moment. D’aucuns vous soupçonnaient d’avoir comploté pour l’échec de notre quête. Accorder un rôle si important à une sauvage sans tous nous révéler devait bien occulter quelques intentions malveillantes.

— Ne te triture pas l’esprit avec de telles sornettes ! L’essentiel est là : la traversée de Temrick est un succès absolu. Allons donc voir le roi Maubris ! Beaucoup de choses doivent être racontées.

J’achevai ma coupe à une vitesse ahurissante. Pourquoi patienter lorsqu’une telle opportunité se présentait ? Une once d’alcool ne me plongerait pas dans un état d’ivresse. Dratia me cornaqua vers le chemin du bonheur, dans l’allée qui me conduirait à rencontrer le monarque. Celui qui tirait les ficelles de cette histoire...

Et quelle traversée ! Nous avançâmes droit sur le tapis écarlate, sur cette pierre lisse et opaline sur laquelle s’alternaient les piliers affichant, dans un excès d’orgueil, le symbole de notre pays. Sur ce pavé pleuvait la lueur diurne aussi éclatante que mon parcours. Une rangée de soldats, raides comme les colonnes, arborait un sourire similaire à celui de Dratia. Mieux… Ils scandaient mon nom !

— Stenn Ronel, héros de notre nation ! hurlèrent-ils à l’unisson.

Les meilleures exhortations qui fussent… Encore quelques pas et je franchirais l’immense porte du fond. Encore quelques pas et ma réputation s’étendrait à travers toutes les civilisations.

Mais… Pourquoi la lumière périclitait ? Pourquoi les silhouettes lumineuses se transformèrent en ombre ? Des secousses véhémentes ébranlèrent la structure, anéantirent mes espoirs, m’extirpèrent de cette zone de confort !

Un rêve, juste un rêve… Le dernier rêve.

Ils m’emmenèrent hors de ma geôle algide le lendemain matin.

Ma réception froide suivit une tournure déplaisante. Pourquoi tant de haine ? Cela était justifié… J’étais un meurtrier dans cette sinistre réalité. J’avais succombé à la corruption obscurcissant mon âme. J’avais assisté à des crimes atroces pour en commettre un à mon tour… Et surtout, je m’étais bercé d’illusions sur la Nillie en dépit des avertissements.

Si seulement on ne m’avait pas dédaigné… Les dirigeants avaient intégré Margolyn à bras ouverts et avaient offert à Jaeka et Bramil de nouvelles perspectives alors que j’étais plus apte à représenter l’Ertinie. Au lieu de me promettre un avenir radieux, le chef m’avait rejeté, ce qui m’avait poussé à commettre le geste interdit. Je serais devenu le héros de mon peuple sans ce malencontreux accident…

Envisager le futur relevait du luxe. L’étape la plus difficile notre de mission se concluait sur une note mitigée, ouvrant moult perspectives. Nos compatriotes seraient-ils informés de nos exploits ? Quel chemin emprunteraient mes anciens compagnons ? Temrick jouerait un rôle capital dans l’avenir. Bien que les Nillois ne l’admissent pas encore, notre venue allait influencer le cours de leur histoire. Nous n’étions point arrivés seuls : d’odieuses guerrières foulaient leur contrée ; peut-être que d’autres intrus avaient profité de notre passage. De surcroît, les Kaenums sévissaient toujours : leur présence entravait dangereusement les possibilités d’exploration. L’avenir de nos nations était plutôt incertain, en somme…

Depuis notre séparation, la Nillie s’était morcelée et renfermée sur elle-même. Une pléthore d’habitants s’imaginait que nous leur apportions nos problèmes, tels la guerre et le sectarisme. J’endurai cette pensée binaire lors de ma traversée du village ; par une belle journée automnale, je constituais le centre d’intérêt principal. Les Nillois me dévisageaient avec aversion et se confiaient à leurs proches : j’étais probablement l’objet d’invectives de toute sorte. C’était d’une tristesse… La peur de l’inconnu les enfermait dans des préjugés plus inextricables que n’importe quelle prison.

Les citoyens me traitèrent non seulement comme un criminel mais aussi comme un intrus. Pourvu que cette image se limitât à moi… Même si je connaissais peu leurs traditions actuelles, l’Ertinie leur évoquait un passé violent duquel ils souhaitaient s’extraire. J’ignorais leurs relations avec Belkimgha ou la Skelurnie, et même avec Carône, mais notre renouveau aurait pu mieux débuter…

Les gardes me conduisaient à mon destin. Il m’était à présent inconcevable d’éviter le pire… Des lignes entières de Nillois accompagnaient ma traversée tandis que le soleil brillait de mille feux. Les foules s’assemblaient comme les rues s’élargissaient : nous nous rapprochions du centre du hameau. Or, au centre se situait la place publique. Et sur la place publique…

On me traînait vers l’échafaud.

Quatre cordes étaient attachées à une vétuste poutre sur une plateforme boisée. Un bourreau placide attendait ma venue près des trappes, trépignant d’impatience. Devant lui, des quidams agités scandaient des injures à mon encontre. Un spectacle sordide… Toutes ces personnes rassemblées pour s’esbaudir de mon trépas… L’estomac noué, le cœur palpitant, je manquais de m’évanouir. Mais rien ne me sauverait de ma condamnation. J’étais contraint d’avancer…

Mon existence sabordée défila au ralenti. Au crissement de mes bottes sur les marches, au renâclement malséant de mon exécuteur, je m’efforçais de me raccrocher à ce qui me restait. Je me perdais vers le ciel, cette voûte impénétrable, le seul être à ne pas me juger. Les cris décuplèrent en intensité lorsque le bourreau me guida vers la potence. Mes efforts, mes espérances, mon travail… Tout fut détruit par ma faute. Parce que j’avais rêvé mieux d’un pays que je ne connaissais qu’à travers les livres. On brandissait les poings contre moi, on m’injuriait, on souhaitait ma mort. Non, pitié…

Qui était à blâmer, dans cette histoire ? Moi, pour ma perte de contrôle ? Notre compagnie, pour notre réussite mitigée et notre avenir brumeux ? Notre souverain, pour ces mensonges ? Les Nillois, pour leur inconscience ? En réalité, peut-être n’existait-il aucun coupable… Il s’agissait de notre nature humaine. Troublé par cette terrifiante pensée, je ressentis à peine la corde que le bourreau nouât autour de mon cou. J’entendis à peine les braillements incessants. Je tressaillais, je me courbais, je fermais les paupières, puis je perçus le chuintement de ma destinée.

La trappe s’ouvrit.


FIN

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