Chapitre 4 : Un choix imposé (2/2)

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Oh non… Elle tirait plus la tête que d’habitude ! Je soignais un pauvre gars, rien de grave, mais je me recroquevillais sous ses yeux scintillant d’aversion. Une réprimande sèche et sinistre ! Nyrialle Deilard était un nom trop caudataire pour elle. Elle ne supportait pas son âge, semblait-il ! Des premières rides striaient son visage tandis que la blondeur de ses cheveux noués en chignon persistait. Même si elle était très maigre, sa force mentale s’extériorisait dans chacun de ses gestes. Une cape complétait sa veste en laine dont elle n’avait pas rabattu la capuche. Elle s’habillait trop lourdement pour la saison, mais elle s’en fichait : c’était une manière de se distinguer. Tout ce qui l’intéressait était sa propre personne. Elle ne se souciait pas des autres, fût-ce de son entourage.

Nous détournâmes les yeux. Où les poser ? Je ne savais pas, moi ! Ce silence, qu’il était lourd, brusque, lugubre ! Je m’avisai, la tête baissée, que mes mains étaient devenues moites. Pire encore, des tressaillements remontèrent l’entièreté de mon corps, m’empêchant de mener mon travail à bien ! Et ma mère se rapprochait. Son panier chargé de victuailles, son visage frappé de sévérité, elle se dirigeait vers moi. C’était fini. Elle allait me semoncer. Pas question de me laisser faire ! Je me levai et l’affrontai du regard. Mauvaise idée. Elle avait crispé ses poings avant moi, j’étais mal partie…

— Thanik profite encore de ton hospitalité, constata-t-elle. Je croyais que tu le trouvais stupide. Pourquoi l’accueilles-tu à nouveau dans notre demeure ?

— Je lui ai déjà fait la morale, maman ! rétorquai-je. Tu n’as que ça à me dire ?

— Ne cherche pas de la répartie, tu n’en as pas, riposta Nyrialle. Nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages futiles. Nous devons discuter à propos d’un sujet important… en privé.

Où étaient les explications ? Nulle part, ce n’était pas son genre de se justifier. Restait Thanik qui, toujours allongé comme un légume, m’accorda un brin d’empathie. Le voilà informé de la cruauté de ma mère ! Je ne lui avais pas avoué les châtiments que ma marâtre me réservait à l’abri des regards indiscrets. Il fut un temps où je souffrais plus des hématomes que lui. Parce que je commençais à lui résister, elle se modérait depuis ma majorité, mais elle continuait toujours à me traiter comme une moins que rien. Sa frustration s’était accumulée avec les années, ça relevait d’un problème dans la tête, non ? Je n’étais pas l’enfant qu’elle désirait et elle se vengeait.

Maman m’emmena dans le couloir à côté. Pitié, non ! Elle s’apprêtait à récidiver !

Nyrialle ferma la porte et me fit reculer à mi-chemin des marches. Elle avait peut-être d’autres intentions que de me morigéner. Ou pas. Tirant un papier de la poche intérieure de sa veste, elle prétendit me le tendre. J’eus à peine le temps de cerner le sens du message. Elle me le reprit vertement des mains et le rangea aussitôt. À quoi cette attitude rimait ? Je ne l’avais jamais vue autant plisser ses yeux cruels. Je déglutis.

— Tu vas devoir partir à ma place, m’informa-t-elle. Notre majesté organise une expédition destinée à renouer nos liens avec la Nillie et l’étape principale du voyage consiste à traverser la chaîne de montagnes qui la sépare de l’Ertinie. Je présume que l’objectif final est de conclure une alliance qui enterrerait définitivement des siècles de rivalité et de vide. Quoi qu’il en soit, il exige un groupe de dix membres dont chacun aura une utilité au cours du trajet.

Elle me prenait au dépourvu ! Trop de renseignements en peu de mots ! Je ne saisissais pas toute l’implication de sa proposition, si c’en était vraiment une.

— Leur compagnie a besoin d’un guérisseur de renom pour tout consolider. Immanquablement, on a pensé à moi avant les autres, puisque je suis l’une des plus compétentes de Telrae. Je suis obligée de refuser. Je suis trop vieille pour prendre part à une telle expédition. De plus, de nombreux citoyens requièrent mes talents à Telrae. Alors j’ai pensé à toi. Peut-être que tu te rendras enfin utile. Sinon, tu ne seras pas une grande perte.

Est-ce que j’hallucinais ? Je n’arrivais même pas à estimer la monstruosité de ses paroles. Son ton pédant appuyait sa contrainte excessive. Jamais elle ne m’avait porté dans son cœur, mais là, elle dépassait les bornes ! Elle estimait sa vie trop précieuse pour la risquer et préférait sacrifier sa propre fille. Quel comportement indigne d’un parent ! Je resserrai mon poing.

— Hé, je suis ta fille ! répliquai-je. Pour une fois, pourrais-tu me traiter avec le respect que je mérite ?

— Parce que tu mérites du respect ? Je t’ai portée dans mon ventre, certes, mais cela ne me force pas de témoigner de l’amour envers toi. J’ai réussi à te transmettre une partie de mes talents. Dommage que tu ne possèdes pas le quart de ma jugeote, ni de mon intelligence. Tu es tout juste bonne à répéter machinalement ce que je t’ai appris. Considère cela comme un honneur.

— Si je ne vaux rien à tes yeux, pourquoi ne pas envoyer un autre guérisseur à ma place ?

— Cette quête est très importante. Aussi restreinte soit-elle, il faut un membre de la famille Deilard pour nous représenter. Tu dois le faire.

— Je comprends mieux. Dans cette histoire, tu es doublement gagnante : tu te débarrasses de moi et tu étends ta réputation. C’est assez malin.

Elle me saisit le cou et m’encastra contre le mur. Bigre, ce choc était violent, j’en eus le souffle coupé ! Seul le peu de fierté en moi me retint de crier. Dans notre logis, ma mère pouvait s’adonner à tous les plaisirs qu’elle voulait. Je m’agrippai à ses poignets et secouai mes jambes pendant qu’elle me vilipendait.

— Vas-tu arrêter de te lamenter ? Rejoindre expédition est un honneur pour n’importe qui ! De toute manière, à qui manqueras-tu, ici ? À des bagarreurs idiots comme Thanik ?

— Je veux juste avoir le choix ! m’époumonai-je. Tu ne m’en as jamais laissée ! Je ne voulais pas être guérisseuse !

— Ah oui ? Pourtant, ça ne te dérange pas de soigner ces jeunes profiteurs ! Par contre, quand il s’agit de soutenir l’Ertinie, tu te débines ! Mes corrections ne t’ont donc pas suffi… Tu es devenue une lâche. La honte de notre famille.

— Je me fiche de l’honneur du royaume et de ses valeurs ! Je veux juste…

Je m’essoufflais pour rien ! Ma mère, mon affectueuse génitrice, celle que l’on enrobait de louanges, elle ne reculerait devant rien pour me faire céder ! Ses doigts s’enserrant sur mon cou, ses ongles ripant sur ma peau, son regard qui transpercerait la plus solide armure… Refuser signerait mon arrêt de mort. Mais aller là-bas revenait au même ! Quoique…

Allez, je n’étais pas condamnée, il existait un moyen de m’en sortir ! Au-delà de ma fragilité et de mon jeune âge, une motivation me poussait à accepter. Je gagnerais enfin l’opportunité de m’éloigner d’elle, jouir d’un peu de liberté, m’extirper de cette âpre existence. J’hochai péniblement la tête et elle me libéra de son étreinte. Enfin !

— Un membre de cette expédition t’attend à l’extérieur, prévint-elle. Il s’appelle Bramil et prétend te connaître. C’est le neveu d’Erak Liwael. Si la réputation de ce guerrier est véritable, tu seras entre de bonnes mains : il sera le chef de votre groupe. Maintenant, hors de ma vue ! Ce jeune homme t’expliquera tout. Selon moi, il est trop enthousiaste, mais ce sera toi qui le côtoieras. J’espère que tu seras moins ingrate avec tes compagnons de route.

Je me soumis encore à ma mère. Si seulement je pouvais lui fracasser le crâne sur le plancher ! Mais je n’y arrivais pas. Tout juste étais-je capable de m’opposer à elle. Il fallait m’éloigner sur-le-champ, sinon… je n’osais pas imaginer.

Ses expectatives seraient réalisées ! Feindre un engagement volontaire, un sourire factice, une démarche insoucieuse. C’était facile de tromper Thanik ! Il me sollicita à deux reprises, mais je n’osai plus le regarder. L’intrépide guérisseuse quittait sa demeure ! Elle y reviendrait bien vite au moment d’y collecter ses affaires. Une fuite contrainte au lieu d’une vengeance, il y avait de meilleurs moyens de tirer sa révérence. Cette décision, elle me mènerait où, au juste ?

Mon premier compagnon… Ça démarrait bien, franchement ! Le dénommé Bramil était adossé contre un mur à ma gauche, près duquel deux jouvenceaux se galochaient. Pour un homme de son âge, son équipement lui alléguait l’apparence d’un guerrier décent. Une courte épée en fer aux quillons reluisant battait son flanc. Sa veste en laine ocre surmontait sa ceinture en cuir marron et surplombait sa cotte de mailles, avec un ample pantalon en coton resserré par des jambières en cuir qui lui garantissaient une protection optimale. S’il savait se battre, j’étais peut-être sauvée ! Sans compter mes futurs compagnons de route. Euh, mieux valait ne pas crier victoire trop vite.

Par contre… J’étais censé le connaître ? Il ne me disait rien du tout ! Lui, au contraire, s’engoua aussitôt que nos regards se croisèrent. Ses cheveux blonds mi-longs enjolivaient son visage glabre dont le nez busqué concordait avec ses yeux creusés. Il répondait aux standards de beauté de notre société superficielle, étonnant pour un guerrier. Ce semblant de charme était rarement associé à l’intelligence, cela dit. Sa musculature n’était pas bien développée et il ne me dépassait que d’une demi-tête. Étrange ! Même pour une jeune femme, j’étais petite. Mais la taille n’avait aucune importance comme on disait.

Nous nous serrâmes la main, ce qui lui décrocha un sourire enthousiaste. Mauvais présage ! Mes soupçons se confirmaient, j’avais en face de moi un probable lourdaud ! Je ne devais pas m’énerver. Les préjugés n’étaient bons pour personne. Un peu de cordialité nettoierait mon esprit de ses impuretés.

— Je suis Margolyn Deilard, me présentai-je. Comme ma mère me l’a… demandée, je vais prendre part à cette expédition.

— Inutile de te présenter, dit Bramil, je te connais déjà ! Tu avais dû me soigner après ma première mission avec mon oncle, tu ne te souviens pas ?

— J’ai soigné tellement de gens que je ne peux pas me remémorer tout le monde, précisai-je.

Mon nouveau compagnon se gratta l’arrière du crâne. Alors, si j’avais bien compris, il avait retrouvé ma mère sur la place du marché. Normal qu’il ait perdu de son assurance ! C’était ça la vie, la vraie ! Mais qu’est-ce que je racontais ? Aussi aveugle soit-il, Bramil devait mieux connaître la réalité que moi.

— D’après ce que Nyrialle m’a raconté, expliqua-t-il, tu es encore plus douée dans la guérison que lors de notre première rencontre. Toi à nos côtés, nous ne risquons absolument rien !

— N’en sois pas si sûr, le décourageai-je. Je ne suis pas la meilleure guérisseuse de Telrae. Je ne protège pas les autres, je me contente de soulager leur douleur après coup.

— Mais il n’y aura pas que toi ! Tu as sûrement déjà entendu parler de mon oncle Erak. Franchement, pour avoir voyagé plein de fois avec lui, je ne connais pas de meilleur guerrier ! Il ne sera pas le seul combattant : des soldats et mages de renom sont censés venir avec nous. Je suis très optimiste quant à notre mission : nous formerons un groupe uni et lutterons contre tous les dangers pour l’avenir du royaume !

— Raconté ainsi, tout se passera bien et nous triompherons. Bramil, je ne te connais pas, mais évite d’être naïf à ce point. Cette attitude risque de rendre tes futurs échecs plus difficiles.

Bramil détourna le regard. Et un point sensible de touché ! Je m’en doutais : toutes ses qualités ne pouvaient pas compenser sa crédulité. Il ressemblait beaucoup aux jeunes de son âge, idéalistes et férus de découvertes. Sauf que non. Les grands récits mentaient, seule la mort nous attendait ! Il espérait quoi, ce jeune homme issu de la campagne profonde ? Il pensait que s’échapper d’une vie de labourage de champ amenait à un épanouissement total. Il allait très vite déchanter.

La vue de ma maison restait trop insupportable ! Nous devions partir d’ici, et vite ! Je fixai Bramil et l’interrogeai :

— Où devons-nous aller pour rejoindre les autres ?

— Nyrialle ne te l’a pas dit ? Nous devons rejoindre la conseillère Dratia Athonn dans sa demeure. Elle habite dans la rue avoisinant la place Holani, dans le quartier Kurona. Mon oncle est parti retrouver sa femme sur la place publique et m’a proposé de les rejoindre directement à Holani. Je suggère de ne pas nous attarder ici.

J’opinai du chef. Ces noms me rappelaient vaguement quelque chose… Bah, je ne m’y étais jamais intéressée, moi qui fréquentais le quartier Felnae. J’allais donc suivre ce jeune homme vers les riches. Une idée déplaisante, c’était un euphémisme ! Pendant que nous allions traverser des montagnes enneigées, ils allaient rester peinards chez eux dans leurs habitations opulentes.

Pas de quoi se plaindre, n’est-ce pas ? Je découvrais Telrae sous les commentaires inutiles de Bramil. Il ne pouvait pas la fermer, celui-là ? Je m’en cognais de connaître l’histoire ou la brillante architecture où s’enfermaient des individus que je ne connaîtrais jamais !

Un peu de calme, voyons ! C’était un moindre mal. Ma mère deviendrait peut-être un mauvais souvenir. Mais allais-je fréquenter de meilleures personnes ? Tout était possible. Et si la vie m’avait bien appris une leçon, c’était que l’on trouvait toujours pire.

— Allons-y, Margolyn ! encouragea Bramil alors que l’on approchait de notre destination. La première traversée de Temrick nous attend !

Et sûrement la dernière.

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