Chapitre 6 : Le départ (1/2)

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ERAK

Les préparatifs m’angoissèrent. Pour cause, cette expédition ne ressemblait à aucune de mes précédentes. De nombreuses vies en dépendaient, et pas seulement les nôtres. Mes responsabilités m’ordonnaient de toutes les protéger. Nous n’étions que des citoyens ordinaires, affrontant cet impitoyable ennemi.

Temrick… Ce nom m’évoquait bien des choses. Tôt ou tard, je savais qu’il me faudrait la traverser. Rejoindre le pays oublié promettait d’être ardu. Étais-je paré à tous les risques ? Impossible de l’affirmer. J’avais participé à d’innombrables voyages mais celui-ci était différent, plus incertain, de nouveaux facteurs devaient être pris en compte. Ma femme m’accompagnait parce que je l’avais sollicitée. Sa présence était nécessaire, pourtant… je la mettais en danger. Ce n’était pas rien d’assumer une telle décision

Le lendemain de la réunion passa à une vitesse folle. Il nous fallait être prêts pour les premières heures du matin suivant. Les palefreniers se vouèrent à l’apprêt des provisions et du matériel. Nous choisîmes aussi les chevaux même s’ils ne seraient sellés et harnachés que pour le début du voyage. C’étaient les meilleurs de la ville : robustes, assez rapides, ce serait un effort pour les jeunes assistants de s’en séparer. À vrai dire, Kenda et Corin affrontaient leurs propres difficultés, comme devoir gérer les écuries à eux deux, ou encore faire leurs adieux à Jaeka. Ils étaient comme ses nouveaux enfants… J’exigeais trop d’elle.

Cette journée de dur labeur écoulée, je pus m’allonger avec Jaeka, et nous observâmes la tombée de la nuit. Nous avions besoin de nous enlacer avec insouciance, d’oublier ce pourquoi nous avions suivi deux voies différentes après la mort de notre fils. Les accidents survenaient si facilement… Le deuil, en revanche, ne disparaissait jamais. Difficile de fermer l’œil avec autant de pensées brumeuses. Le passé nous pourchassait, le futur nous préoccupait, seul le présent apaisait.

Le ciel luisait d’un éclat orange à l’éveil de la brise. Au loin, les vallons se déployaient à travers le panorama. Un chemin serpentait entre les coteaux : il constituait la première étape de notre expédition. Je tâtai de ma hache et le contemplai, oubliant brièvement le reste. Quelques curieux, peu informés sur notre voyage, nous observaient depuis les murailles extérieures de la ville. Mais ils importaient peu comparé à nos associés.

— Je suis prêt ! annonça fièrement Bramil en traversant l’entrée. Partons sans plus tarder, Temrick ne nous attend pas !

Il était enthousiaste comme jamais, mon neveu ! Il avait déjà décidé du cheval qu’il prenait. Le choix fut plus long pour les autres, notamment Gurthis et Elmaril qui partageaient le même. Je plaignais nos montures : ils soutenaient une lourde charge en plus de devoir nous porter.

Ma Jaeka venait sans que je sois capable d’interpréter l’expression de son visage. Elle caressait sa jument favorite, Nelora, comme pour chasser des idées intruses dans sa tête. La protéger était mon premier devoir. Non, pas de favoritisme, ils recevraient tous la meilleure défense possible. C’était pour cette raison que j’avais été appelé. Je ne devais décevoir personne.

Les ultimes préparatifs précédèrent le départ. Jaeka expliqua au groupe comment manipuler adéquatement les rênes, puis je leur indiquais la route idéale à suivre, de manière à minimiser la durée du trajet. Connaissant la campagne Ertinoise, j’en avais déjà établi un. J’entrepris alors de grimper en selle, mais quelques détails devaient être réglés.

— Nous démarrons quand vous voulez, dis-je. Avez-vous une volonté particulière ?

— Si je puis me permettre, requit Stenn, bien que je sache les tenants et aboutissants de notre périple, des zones d’ombre le constellent. Avisez-moi au moment où mes services vous seront requis.

— Protégez-moi bien ! réclama Margolyn. Je suis la pierre angulaire du groupe : si je suis blessée, je ne pourrai plus vous soigner !

— Ça va si je reste auprès de toi, oncle Erak ? demanda Bramil. Je préfère être dépaysé à tes côtés !

Les volontés personnelles se multipliaient. Parfois, satisfaire certaines personnes amenait à en décevoir d’autres. Mon neveu soulevait toutefois un sujet primordial : la disposition du groupe. Nous n’y avions pas encore réfléchi. Il m’incombait d’y remédier.

— Nous allons faire ainsi, expliquai-je, flattant le museau de mon cheval. Je mène la marche, bien sûr, et Bramil me suit directement. Jaeka peut surveiller l’ensemble de nos canassons juste derrière, elle restera ainsi près de nous. Stenn, Margolyn, vous souhaitez être en sécurité ? Chevauchez en milieu de groupe. Gurthis et Elmaril vous talonneront.

Déjà des grognements ? Nous n’étions même pas partis. Certains ne perdaient pas de temps.

— Un problème avec cette disposition ? m’enquis-je. Si ce n’est pas le cas, alors je termine. Jyla, Arzalam et Ralaia fermeront la marche. C’est l’idéal, non ? Notre rôle individuel et collectif se révèlera ensemble.

Plus un bruit n’émanait de leur bouche. Ils n’osaient pas se plaindre. J’étais assez patient que pour entendre leurs suggestions, mais ils n’en formulèrent aucune. Alors il fallait nous mettre en route, ainsi nous verrions si ce choix était le plus judicieux.

Nous formions une compagnie de dix personnes. Des aventuriers envoyés pour accomplir une noble quête. Des citoyens résolus à franchir l’insurmontable. Des individus unis contre tous les dangers. Sur cette pensée, je fis mouvoir mon cheval gris et amorçai notre départ. Les sabots émirent aussitôt un bruit qui allait devenir usuel. Ce fut en m’engageant sur le chemin que je lançai un ultime regard vers Telrae.

Cette capitale était et resterait un lieu de passage auquel j’avais du mal à m’attacher. Plusieurs citoyens curieux nous regardaient partir. C’était inévitable : une telle expédition, même sans annonce publique, les intéressait forcément. Les citadins se posaient sûrement beaucoup de questions et ébruiteraient bientôt des rumeurs à notre sujet. Mais cela ne nous concernait plus, seule notre quête avait de la valeur. Nous étions fixés sur notre objectif et ne regardions plus en arrière.

Parcourir l’Ertinie de la capitale vers le nord s’effectua en plusieurs étapes. La vallée de Vyroc était la première : elle s’étendait sur une longue distance et étalait un chapelet de bouleaux, hêtres et érables. Ce panorama nous motiva à poursuivre tant sa verdure resplendissait sous la clarté matinale. Ainsi débutait un voyage entre nous et la nature quand des voyageurs ne tentaient pas de s’immiscer dans cette quête privée aux intérêts publics.

— Regardez là-bas ! s’enthousiasma mon neveu, pointant l’horizon du doigt. Nous allons nous engouffrer entre les arbres !

Mon Bramil, toujours le même ! Nous avancions à cadence modérée depuis plusieurs heures et prenions le temps d’observer les alentours. Au nord, des futaies épousèrent les contours de l’horizon, révélant une flore abondante et une faune active. La mélodie des cris d’oiseaux s’imprégnait dans nos oreilles quand nous contournâmes les arbres.

Découvrir de nouveaux paysages empêchait la routine de s’installer. Les jours suivirent et notre progression se fit à bon rythme. Nous adoptions toujours la même formation et cela me permettait d’émettre un premier jugement sur mes compagnons.

Jaeka… Après toutes ces années, je ne la comprenais toujours pas. Tantôt affable, tantôt mélancolique, nous écoutions ses suggestions mûrement réfléchies. Bramil aussi voulait soumettre ses idées en permanence, quand bien même il avait appris à se calmer au cours de ses précédents voyages. Cette attitude ne plaisait pas à tout le monde, surtout à Margolyn. Les premiers jours, cette guérisseuse se plaignait fréquemment. Peut-être qu’elle palabrait beaucoup, mais tant qu’elle nous aidait aux moments cruciaux, je ne la réprimandais pas. Stenn passait aussi son temps à parler. J’avais exploré les recoins de notre pays de long en large, il n’avait rien à m’indiquer, mais il se montrait parfois si insistant... Tout se passait pour le mieux, ses remarques étaient futiles.

Nous recevions souvent les reproches d’Elmaril concernant notre traitement de chevaux. Cette guerrière redoutait que nos montures se repaissent de végétaux trop toxiques pour eux, des craintes infondées compte tenu du savoir de Jaeka. En vérité, cette sauvage terrifiait chacun de nous. Sa loyauté n’était pas obtenue : avec sa lance, elle pouvait nous tuer à tout moment. Gurthis la flanquait en permanence, mais j’avais des appréhensions sur son état de santé : il dormait peu et se comportait en vétéran paranoïaque. Ralaia surveillait également cette rebelle qui se révèlerait bientôt utile, du moins l’espérais-je. De temps à autre, l’archère nous faisait aussi part de ses doutes sur la route à suivre. Je me fiais à elle, après tout, elle était dotée d’une excellente vision, son rôle versatile était complémentaire au nôtre.

Finalement, de tout le groupe, Arzalam et Jyla étaient les plus discrets. Peu enclins à se sociabiliser, ils manipulaient placidement les rênes de leur cheval respectif. Je n’étais pas naïf : chaque membre de notre groupe avait des intérêts personnels. Ces mages éveillaient les soupçons à force de rester à l’écart des autres.

Les problèmes se posaient avant même de rencontrer le danger. Il existait une tension au sein de notre groupe alors que notre quête était tout juste entamée. Pire encore : je me sentais incapable de les régler. Les troupes étaient plus efficaces quand la cohésion était obtenue avant leur formation. Il fallait se connaître depuis des années, pas se rencontrer au moment où l’avenir de notre nation reposait entre nos mains. Awis en était consciente au contraire de son fils. Trop tard pour les remords.

Par la suite, nous nous engageâmes vers les Plaines de Dybir. Le fleuve Taios limitait cette étendue de terre par l’ouest pour prendre sa source non loin de la cité de Ceseos. Jaeka m’avertit alors qu’il valait mieux longer le cours d’eau afin d’abreuver nos chevaux. J’écoutais son conseil avisé en évitant de trop me rapprocher de la ville.

L’étroit affluent constituait l’endroit idéal pour une pause. Nous installâmes notre campement au bord d’une rivière et partageâmes un repas frugal mais suffisant. Jaeka était assise auprès de moi tandis que les autres se dispersaient autour des feuilles et des galets éparpillés sur le sol, Arzalam et Jyla étant les plus éloignés. C’aurait pu être l’instant le plus agréable de tout notre trajet : le cours d’eau s’écoulait paisiblement, un léger vent nous caressait et les oiseaux nous agrémentaient de leur sempiternel chant. J’en aurais presque oublié que certains ne s’étaient pas engagés de leur plein gré.

— Encore du fichu pain sec ! se lamenta Margolyn en piochant ses miettes comme des pierres. Ralaia, pourquoi tu n’irais pas chasser comme l’avait suggéré la conseillère ? C’est l’endroit idéal pour en prendre, non ? Nos provisions peuvent se conserver !

— J’irai quand ça deviendra une nécessité, dit Ralaia. Nous avons de la nourriture en suffisance.

— Mais tu as raison, intervint Bramil, il faut profiter de la chaleur et des conditions tant qu’il en est encore temps !

Une autre folle idée semblait l’animer. Mon neveu n’avait aucune gêne, mais de là à se déshabiller devant tout le monde… C’était une première ! Nous essayâmes de détourner le regard. Heureusement, il resta de dos jusqu’à plonger dans le fleuve, attirant la perplexité de tous.

— Pourquoi, Bramil ? interrogea mon épouse. Il te faudra du temps pour sécher et nos pauses sont limitées en temps…

— Il est trop tôt pour se tourmenter ! Apprenons à nous connaître, profitons de notre camaraderie !

Ce disant, il éclaboussa Margolyn et Ralaia, les deux personnes les plus proches de lui. J’aurais pu l’en empêcher et je le regrettai un peu en voyant la guérisseuse fulminer, le visage d’une rougeur extrême.

— Mais tu te prends pour qui, abruti ? s’énerva-t-elle, l’eau tombant par gouttes de ses cheveux. De quelle camaraderie parles-tu ? Tu crois que je vais me mettre nue devant toi ? Tous les mêmes, pervers et violents ! Personne ne m’obligera à exposer mon corps, c’est compris ?

Margolyn s’éloigna sans surprise, laissant mon neveu brasser l’eau fraîche autour de lui. La fougue de la jeunesse l’emportait, il lui manquait juste la subtilité. Qui étais-je pour le juger ? Beaucoup passaient par cette étape de la vie.

Ce qui était surprenant, en revanche, c’était l’attitude de Ralaia. Sa figure exempte d’émotion, elle ôta à son tour ses vêtements comme s’il s’agissait d’une coutume. Elle aussi évita de dévoiler son corps à tous, s’immergeant toute entière dans l’affluent.

— J’ai besoin de me baigner aussi, affirma-t-elle. Ça fait longtemps. Je prends mes distances avec toi, Bramil. Je préfère nager seule.

— Attends un peu ! protesta Gurthis. Où est ta fierté militaire ? Nous venons de nous rencontrer et tu te montres aussi intime ?

— Je n’ai pas besoin de ton autorisation, Gurthis, répliqua Ralaia. Ce n’est pas la première fois que je suis nue devant des hommes et des femmes. Je ne ressens pas le besoin de cacher mon corps.

Cette archère m’intriguait. Son confrère portait les idéaux de l’armée, mais elle, c’était une autre histoire. Personne d’autre ne parut offusqué, sans doute trop occupés à prendre leur repas. Cette pause annonçait quelque chose d’étrange. Mieux valait laisser les relations couler naturellement avant d’intercéder.

Bramil comme Ralaia nageaient avec fluidité et vigueur, leurs mouvements gracieux étaient vraiment inspirants. Je ne regardais pas trop l’archère, sa nage était typiquement militaire : de grands coups secs sur l’eau, une avancée rapide, elle agitait ses jambes à bon rythme sans s’épuiser. Mon neveu, lui, se servait de toute la force de ses bras pour se mouvoir. Son insouciance, son rire continu, son sourire ineffaçable… Cette jeunesse me semblait tellement lointaine. Dans une vie antérieure, peut-être.

Me voilà réuni auprès de deux membres de ma famille. Plus personne n’allait mourir : je l’avais promis à ma sœur et à ma femme. Allongée sur moi, elle ne risquait rien, du moins pour le moment. Des frémissements s’échappaient pourtant de mon corps. Mon épouse… Celle que j’avais aimée. Celle que j’avais trahie en laissant mourir l’enfant qu’elle avait portée et élevée.

— Désolé pour son comportement, dit Gurthis.

Je sursautai. Tellement occupé que je n’avais même pas fait attention à lui ! C’était la première fois qu’il se séparait d’Elmaril.

— Quel est le problème ? s’informa Jaeka, se frottant légèrement contre moi. Qu’ils agissent comme ils l’entendent tant qu’ils ne compromettent pas notre quête.

— Agir comme ça, c’est déjà compromettre notre quête ! s’exclama le vétéran. Ralaia a toujours eu un esprit indépendant, mais elle dépasse les bornes en se croyant tout permis. Nous, les militaires, avons juré de défendre corps et âme notre patrie. Nous devons nous soumettre à un strict règlement. Elle donne quoi comme image en se mettant toute nue ? C’est vulgaire, bordel !

— Calme-toi, recommandai-je. Jaeka a raison. Ne nous emportons pas pour si peu. Nous profitons du voyage tant que nous sommes en lieu sûr. Quand nous approcherons du danger, je m’assurerai que chacun soit prêt.

— C’est mal parti. Pour être franc, tant que nous sommes entre nous, je la sens mal, cette expédition. Et je ne parle pas seulement d’Elmaril. Elle, ça va, j’en fais mon affaire. Les autres, par contre… Chef, tu veux un conseil ? Ne fais confiance à personne.

Il m’abandonna sur ces mots et retourna auprès de la sauvage. Je me demandais ce qu’il cherchait à obtenir. J’avais pris pour habitude de me fier uniquement aux personnes que je connaissais. En territoire connu, cette opportunité m’était offerte, la saisir dans l’immédiat me paraissait opportun. J’y songeais jusqu’à la fin de notre pause, pendant que Bramil et Ralaia séchaient à l’abri des regards. Jaeka se chargea de leur rendre leurs vêtements, la nudité ne la dérangeait pas.

Audace, soumission, prudence, mises en garde… Un bel aperçu de ce qui nous attendait.

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