Chapitre 11

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Léana

Je mets au four les deux plats de poulet aux légumes d’été et règle le minuteur au cas où nous partirions en intervention. Hors de question que mes poulets ne brûlent pendant que nous sommes sorties Sophia et moi. Celle-ci s’affaire à la vaisselle et j’attrape un torchon pour l’essuyer.

Sophia est rentrée deux jours après l’accident de Paul et nous faisons notre troisième garde sans lui. Il est de retour à la maison depuis huit jours, après cinq jours à l’hôpital. C’est un patient parfait. Je l’aide au besoin à refaire ses pansements, mais il se débrouille pour beaucoup de choses. Je lui ai prêté ma chambre car il a des douleurs aux jambes qui rendent les escaliers compliqués à prendre. Malheureusement pour lui, son univers est au premier. S’il a essayé le premier jour de monter, j’ai vite proposé d’échanger les chambres le temps qu’il aille mieux car j’ai la seule du rez-de-chaussée.

Je dors donc dans la chambre mitoyenne à celle de Matt, au premier étage, ce qui m’a permis de me rendre compte qu’il dormait peu et mal en ce moment. Je l’entends tourner dans son lit, se lever, faire les cent pas, ranger jusqu’à pas d’heure. A vrai dire, nos sommeils se ressemblent beaucoup trop à mon goût. Les nuits sont longues et mouvementées.

Habituellement, j’aime bien notre façon de fonctionner : des gardes de vingt-quatre heures de huit heures du matin à huit heures le lendemain puis soixante-douze heures de repos avant une nouvelle garde. Mais ces derniers temps, rester à la maison si longtemps me laisse largement le temps de ruminer, de me poser des questions, et je sens que je suis dans une phase de déprime qui me plombe totalement.

- Dis-moi, tu sais qui c’est la blonde qui discute avec les gars ? m’interroge Sophia en regardant à travers la vitre qui donne sur le garage où sont stationnés notre ambulance et les trois camions de pompiers.

- Aucune idée, peut-être une autre personne que j’ai oubliée, soupiré-je.

- Tu rumines beaucoup en ce moment Léa. Est-ce que ça va ?

Voilà aujourd’hui six mois que j’ai perdu la mémoire et je n’ai que de vagues souvenirs. C’est à la fois terrifiant de savoir que l’on peut oublier une partie de sa vie aussi facilement, et extrêmement frustrant de ne pas réussir à se souvenir. J’ai conscience que c’est également difficile pour mes amis. Comme ça l’est, même à distance, pour ma famille. Quand mon frère m’a parlé de sa copine au téléphone, je ne m’en souvenais pas. C’est horrible d’effacer de sa mémoire une personne et, comme pour Jeremy, je me sens mal à l’aise et un peu honteuse même si j’ai conscience que ce n’est pas ma faute.

- Moyennement… Je crois que je commence à perdre espoir concernant le fait de retrouver la mémoire.

- Oh non Léa, ça va venir petit à petit, tu dois rester confiante et arrêter de focaliser sur ces souvenirs perdus.

Je hausse les épaules tout en observant le groupe qui s’est formé autour de la blonde. La jalousie me prend aux tripes quand je la vois s’accrocher au bras de Matthew et rire avec lui. Est-ce une conquête ? J’ai bien vu que Matt ne sortait plus depuis mon accident, et ce n’est pas le souvenir que j’ai de lui. La version du pompier avant ma perte de mémoire est tout autre : sorties tous les soirs ou presque, conquêtes ramenées pour la nuit, mises dehors au petit matin. Certaines débarquaient à la caserne pour tenter de le revoir ou pour l’incendier (sans mauvais jeu de mots) parce qu’il ne les rappelait pas.

Quand Barbie (oui, la jalousie me rend mauvaise) pose ses lèvres sur la joue de Matt, je repose bruyamment un plat que j’essuyais depuis sans doute trop longtemps et balance le torchon sur le plan de travail avant de tourner les talons.

- Je vais vérifier les stocks à la réserve.

- Mais on a déjà vérifié ce matin !

- Mieux vaut vérifier une deuxième fois, marmonné-je en poussant la porte qui sépare la cuisine du garage.

Je passe à côté du petit groupe qui papote et vais m’enfermer à la réserve. Je me laisse tomber au sol et entoure mes genoux de mes bras. Mon moral est vraiment en dents de scie en ce moment, il va falloir que je fasse quelque chose avant que cela ne devienne trop inquiétant. Il suffit d’un rien pour que je m’énerve, que j’ai envie de pleurer, ou de me cacher sous ma couette. Je rumine un moment dans cette position et me surprends à devoir essuyer quelques larmes. Ce n’est pas dans mes habitudes de pleurnicher comme ça et c’est le signal d’alerte qu’il me fallait pour prendre les choses en main et me remettre sur pieds.

Je me lève, essuie mes yeux et tente de me redonner contenance. Puis je ressors de la réserve, passe devant le groupe en croisant le regard interrogateur de Matt, traverse la cuisine puis le couloir qui me mène aux bureaux. Je frappe à la porte du Chef Jones qui me fait signe d’entrer à travers la vitre.

- Chef, je peux vous demander un service ?

- Je vous écoute, Legrand. Asseyez-vous, dit-il en désignant un fauteuil face au petit canapé sur lequel il s’assied.

- J’aurais besoin de prendre des congés rapidement.

- Un souci ?

- Je… J’ai besoin de vacances Chef. Il faut que je m’éloigne de tout ce qui me rappelle que j’ai perdu la mémoire et que ça ne revient pas. Je veux rentrer en France, j’ai besoin de mes proches pour m’empêcher de sombrer. C’est de plus en plus difficile pour moi ici. Je vous suis à tous reconnaissante pour votre patience et votre bienveillance mais je crois que je sature, j’étouffe et j’ai besoin de retrouver mes racines.

Jones soupire et acquiesce. C’est un homme que j’apprécie énormément. Il a gardé ce côté humain, il est compréhensif et attentif à son équipe. Notre bien-être lui importe et il a conscience qu’aucun de nous n’en abuse car nous apprécions ce côté-là et ne voulons pas le perdre. Je sais que Jones me connaît suffisamment pour comprendre que si je demande ce break, c’est que j’en ai réellement besoin. J’adore mon travail, je n’y vais jamais à reculons et je me donne toujours à cent pour cent. Pour autant, en ce moment je suis trop parasitée par mon vécu personnel pour ne pas risquer de commettre une erreur qui pourrait se révéler fatale pour un patient.

- Très bien, je vais voir ce que je peux faire Léana. Je suis content que vous veniez m’en parler avant que la limite ne soit franchie pour vous. Sincèrement, je pensais que vous demanderiez un congé plus tôt.

- Oh Chef, j’aime mon boulot et je me sens bien entourée ici, je pensais que cela suffirait à garder le moral, à avancer et sans doute à retrouver la mémoire. Pourtant j’ai beau tout faire pour la stimuler, ça ne fonctionne pas vraiment. J’ai des bribes de souvenirs, certes, de courts instants me reviennent, mais je n’arrive pas toujours à les relier à un contexte, à les remettre dans le temps. C’est tellement frustrant…

- Je comprends. N’oubliez pas que nous sommes tous là pour vous, d’accord ?

J’acquiesce en me levant. Jones me surprend en se levant également et en me prenant dans ses bras. Ces habitudes américaines me déconcertent moins qu’à mon arrivée, pour autant, une accolade de mon Chef me laisse perplexe.

- Prenez le temps qu’il vous faudra Léa, votre place dans l’équipe sera gardée au chaud, comptez sur moi.

- Merci Chef.

Je quitte le bureau, quelque peu rassérénée. Je file au dortoir, vérifie qu’il n’y a personne et compose le numéro de ma mère. Même s’il est tôt en France, elle doit être réveillée à cette heure.

- Allo ?

- Bonjour Maman. Je ne te dérange pas ?

- Du tout ma belle. Tout va bien ?

- Oui, ça va. Dis-moi, est-ce que ça te dérange si je débarque chez toi pour quelques temps ?

- Tu rentres en France ?

- Oui, j’ai besoin de changer d’air.

- Evidemment que ça ne me dérange pas voyons ! Quand est-ce que ton vol arrive ?

- Je n’ai encore rien réservé, je sors du bureau de Jones qui accepte mon départ.

- Très bien. Tiens-moi au courant alors. Tu vas bien ?

- J’irai mieux une fois à la maison je pense.

- J’ai hâte de te voir. Ton frère sera content aussi.

L’alarme de la caserne se déclenche avant que je n’aie le temps de répondre. Je salue ma mère et raccroche alors que notre ambulance est sollicitée pour un accident de la route. Je cours rejoindre notre véhicule de service et m’installe au volant.

Matthew

Lorsque Léana dépose sa valise à l’entrée de la maison, j’ai l’impression que mon cœur est sur le point d’imploser. Il y a cinq jours, elle nous a annoncé qu’elle rentrait en France pour quelques temps, sans savoir réellement combien de jours, de semaines, elle allait s’éloigner de moi. J’ai l’impression qu’elle me quitte, qu’elle ne reviendra pas, et cela m’angoisse au plus haut point. Je peux comprendre qu’elle ait besoin de s’éloigner, vraiment. Moi-même j’aimerais partir loin de tout ça avec elle, mettre de la distance entre notre vie actuelle et passée et reconstruire quelque chose de neuf et serein.

J’attrape sa valise et sors pour la mettre dans le coffre de ma vieille Mustang de 1969, fierté que j’ai rénovée ces derniers mois. Je m’installe au volant et attends que Léa me rejoigne. Le trajet se passe dans un silence qui n’est ni confortable, ni gênant. Je lui en veux de partir mais je peux comprendre qu’elle ait besoin de s’éloigner de son quotidien. Ça ne me permet pas pour autant de me sentir mieux à l’idée qu’un océan nous sépare elle et moi.

- Tu m’envoies un message quand tu es arrivée hein ? dis-je en éteignant le moteur, une fois arrivé à l’aéroport.

- Oui papa.

Elle sourit tristement en sortant de la voiture. Je descends à mon tour, sors sa valise à roulettes du coffre et la dépose sur le trottoir. Je prends Léa dans mes bras et la serre contre moi. Je respire son parfum et caresse ses cheveux un moment, sans doute plus longtemps que je ne le devrais pour que la situation ne devienne pas gênante entre deux amis mais à cet instant, tout ce qui compte c’est de sentir sa chaleur le plus longtemps possible.

- Promets-moi que tu vas revenir, murmuré-je en enfouissant mon visage dans son cou.

- Je n’ai pas encore pris de billet retour mais je crois bien que c’est un aller-retour.

- J’espère oui. Dans le cas contraire je serai obligé de venir te chercher moi-même, quitte à te kidnapper.

- J’ai toujours rêvé de me faire kidnapper par un bel américain, rit-elle.

- Ne me tente pas trop, je ne serais pas contre un nouveau séjour en France tu sais. D’autant plus que tu m’as promis de me faire visiter la Bretagne.

- Tu crois qu’une personne kidnappée propose des visites guidées ? Parfois je me demande dans quel monde tu vis Cow-boy.

Léa finit par s’écarter de moi en souriant. Elle dépose un baiser sur ma joue, laissant ses lèvres contre ma peau plus longtemps qu’elle ne le devrait et je lutte intérieurement pour ne pas déraper et lui rouler le patin de sa vie.

- Tu vas me manquer Matthew Wilson.

- Tu me manques déjà Chouquette.

- Tu veux dire que celle de la période mémoire perdue te manque ?

- Evidemment qu’elle me manque, soupiré-je. Enfin, c’est compliqué puisque tu es là quand même. Disons que j’aimerais que tu te souviennes de tout pour ne plus voir cette lueur triste dans tes yeux.

Elle me sourit à nouveau avant de poser sa bouche au coin de la mienne dans une caresse légère, d’attraper sa valise sans plus un mot et d’entrer dans l’aéroport. Cette femme aura ma peau. Je ne cesse de le répéter mais je le pense sincèrement. Je vais finir par plonger dans une déprime profonde si elle ne se souvient pas. Et si elle se souvient, je finirai castré, toute trace de virilité dans mon caractère ayant été remplacée par des fleurs et du chocolat.

****

Chouquette :

Bien arrivée à Paris. Il pleut des cordes et vous me manquez déjà.

Mon frère est venu me chercher à l’aéroport, ça me fait un bien

fou de le voir. J’ai croisé un homme avec des Santiags, j’ai pensé

à toi ! J’espère que Paul et toi allez bien.

Je vous embrasse fort les Colocators !

Je souris en lisant le message de Léa. Quelques petits mots vite écrits mais qui prouvent qu’elle pense à nous et, je l’espère, surtout à moi. Son utilisation du surnom « Colocator » en lien avec Terminator me fait rire et me rappelle cette complicité que nous avons su recréer malgré son amnésie.

- T’as une sacrée face de cul quand tu souris comme un benêt.

- La ferme Paul.

- Un message de Léa ?

- Elle est bien arrivée et on lui manque. Elle embrasse ses Colocators.

- Je n’ai pas eu de message moi, soupire-t-il théâtralement.

- Normal, c’est moi qu’elle préfère.

- J’ai réussi à me faire avoir deux fois de suite, manque de chance.

- Ou de « beaugossitude », ris-je.

- T’as vu ma tête ? Je ne manque pas de beauté mon gars, loin de là !

- Paul, ton humilité me frappera toujours.

Nous rions tous les deux, installés sur le canapé devant un replay de Game of Thrones. Habituellement, on se pose toujours à trois pour regarder l’épisode de la semaine, et j’avoue que je préfère mille fois les pieds froids de Léa contre mes cuisses que ceux de Paul, généralement installé sur le fauteuil mais qui a choisi de me tenir compagnie sur notre canapé.

Moi :

Il manque des pieds froids devant Game of Thrones,

c’est pas drôle (d’autant plus que ceux de Paul sont

moites. En revanche, on a découvert la mousse au

chocolat au frigo, tu es un amour de Coloc !

Tu me manques Chouquator ! Des bisous.

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