22. Cinq à la maison

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Sarah

Je soupire en m’étirant dans mon lit. Dire qu’il y a vingt-quatre heures, j’ouvrais les yeux sur un athlète beau et musclé, du genre rêve éveillé. Lui et son engin, comme dirait ma mère, qui m’hypnotisent et me dévergondent avec un plaisir non feint. Ce matin, l’ambiance est beaucoup moins hot. La place à mes côtés est vide, pas d’Apollon près du lit, et un reste d’amertume de notre conversation de la veille qui ne daigne pas s’atténuer. J’aurais dû la boucler. Jamais je n’aurais dû me dévoiler. Je suis sûre qu’il va me fuir à présent. Tu parles qu’il va me rappeler, je suis certaine qu’il a déjà supprimé mon numéro ou changé mon nom pour “folle à fuir” ou “c’était bon mais on arrête les dégâts”, “bonne pour babysitter”, “à ne plus approcher”. Les petits noms que je mérite sont nombreux et viennent tout seul, et ça ne m’aide pas à trouver la bonne humeur ou le courage de me lever avec le sourire.

Je gagne pourtant la cuisine, où ma mère est affairée à préparer un petit déjeuner gargantuesque qui ne me dit rien qui vaille. La dernière fois qu’elle a fait ça, c’est le jour où elle m’a annoncé qu’elle allait vendre la voiture de Papa.

— On attend du monde ? Tu aurais pu me prévenir, je me serais habillée, marmonné-je en allant déposer un bisou sur sa joue.

— Bonjour ma puce. Bien dormi ? En forme pour une journée un peu particulière ?

— Une journée un peu particulière ? En quoi ? Je n’ai rien de prévu. On va quelque part ?

— Ah non, on n’aura pas le temps de sortir aujourd’hui. Mais bon, mange un peu d’abord, on pourra parler ensuite.

— Vu tout ce que tu as préparé, je ne vais pas pouvoir faire grand-chose si je mange tout ce que tu as cuisiné, ris-je en m’installant alors qu’elle me dépose une tasse de café. Alors, dis-moi tout. Tu vends la maison d’Aspen ? Ou tous les meubles ? Le piano ? Qu’est-ce que tu veux me faire avaler de bon matin ?

— Mais non, ça n’a rien d’aussi dramatique que tout ça, voyons. C’est juste qu’il est peut-être temps de tourner une page, et que j’avais envie de t’en parler, tu vois, c’est tout.

Elle a quand même l’air super tendue, prête à exploser au moindre coup de semonce. Je sens que cette conversation ne va pas me plaire.

— Bon, accouche, Maman, soupiré-je avoir avalé quelques gorgées de caféine. Arrête de tourner autour du pot, ce sera violent dans tous les cas, non ? Ça fait cinq ans qu’on tente de tourner la page. Quelle est la prochaine épreuve ? Ce n’est pas parce que tu y vas avec des pincettes que ce sera plus facile à avaler.

Elle me ressert un peu de café et se prend un petit pain dans lequel elle mord et avec lequel elle se remplit la bouche. Je sais que c’est sa stratégie pour gagner encore quelques secondes et je patiente, que puis-je faire d’autre ? Mais tout ça ne me dit rien qui vaille.

— Eh bien, commence-t-elle après avoir fini sa bouche, je crois que… Oh que c’est difficile, je ne sais pas comment le dire ! Eh bien voilà, je vais te dire les choses simplement. J’ai rencontré quelqu’un, Sarah. Je suis amoureuse comme je ne l’ai jamais été ! Je crois que c’est vraiment du sérieux.

— Ton black avec un bel engin, là C’est vraiment sérieux ?

Elle prend une profonde respiration et s’apprête à me dire quelque chose, mais finalement, elle se tait et fait oui de la tête. Alors qu’elle se penche pour prendre un autre petit pain, je pose ma main sur la sienne et lui fais comprendre que je souhaite une réponse à ma question.

— Oui, ma Chérie, c’est du vraiment sérieux. Je revis avec lui, il est… Ce n’est pas comme avec ton père car lui était vraiment extraordinaire. Je ne pensais pas avoir une autre chance avec l’amour, mais je crois que c’est arrivé. On s’aime et il est aussi fou de moi que je le suis de lui. Et tout ça, grâce à toi, Sarah. Cette application, c’est magique.

Je me repasse ses paroles en tête et essaie de comprendre où elle veut en venir. Tout ça me paraît vraiment précipité, non ?

— Je… Je suis contente pour toi, Maman, mais… Enfin, c’est un peu rapide, non ? Ça ne fait pas très longtemps que je t’ai inscrite sur ce site.

— Tu ne crois pas au coup de foudre, toi ? Parce que là, c’est vraiment ça. Il est beau, intelligent, attentionné, sensuel… Je fonds quand je le vois !

Je retiens de peu une grimace et c’est mon tour de me remplir la bouche pour ne pas avoir à répondre immédiatement. Je suis contente pour ma mère, évidemment, mais une petite partie de moi est malheureuse qu’elle oublie mon père, quand je ne peux m’empêcher de penser encore à lui tous les jours.

— D’accord, Maman. Et… C’est si difficile que ça à dire ? Je suis contente pour toi, si tu es heureuse, c’est le principal. Mais tu lui diras que je le tuerai sans hésitation s’il te fait souffrir.

— Eh bien, tu pourras lui dire bientôt, alors. Il vient demain à la maison, me dit-elle dans un souffle.

— D’accord… Eh bien, c’est cool que je puisse le rencontrer.

Elle a l’air très mal à l’aise de le ramener à la maison. Tu m’étonnes, c’est pas comme si Papa avait acheté cette maison pour nous, comme si chaque pièce, chaque recoin, portait encore son souvenir.

— Oui, et il vient avec sa famille aussi. Ils seront tous là demain. Tu vas pouvoir les rencontrer tous les trois. J’espère que ça ne te dérange pas ?

— Tous les trois ? Il a des enfants ? Pitié, dis-moi que ce ne sont pas des ados, marmonné-je. J’ai eu envie de tuer les petits voisins quand je les ai gardés. Je déteste les ados, et j’espère vraiment que je n’étais pas aussi insupportable qu’eux à leur âge !

— Non, ce ne sont pas des ados. Rassure-toi. Ils vont t’adorer. C’est un peu compliqué pour moi avec son fils car il n’accepte pas que son père se remette avec une femme, mais sa fille m’adore. Vous allez bien vous entendre, j’en suis convaincue !

— Ok. Et donc, pourquoi la journée d’aujourd’hui doit être un peu particulière ? Je pige pas, là. C’est demain qu’ils viennent, non ?

Ah nouveau, je la sens gênée et soucieuse de me protéger. Je vois qu’elle me regarde, et j’imagine son cerveau se demander comment me dire ce qu’elle a à m’annoncer.

— Oui, c’est demain. Mais ça ne laisse pas beaucoup de temps pour préparer leurs chambres et faire un peu de place pour leurs affaires…

Là, je n’assimile pas du tout ses mots. Ou je ne veux pas les entendre ? Qu’est-ce qu’elle raconte, enfin ? C’est quoi cette histoire ?

— Ils vont… Dormir à la maison ? Combien de temps ? Pourquoi ? lui demandé-je en me levant pour aller chercher je ne sais quoi dans le réfrigérateur.

— Je leur ai proposé de venir s’installer ici, en effet. Le temps qu’ils veulent. Ils ont des difficultés, tu comprends, je n’allais pas les laisser dans la mouise.

Non mais elle me fait quoi, là ? Elle a vraiment osé faire ça ? Elle va me faire vriller, c’est certain. J’ai l’impression que mon estomac se tord dans tous les sens et que ma tête est prise dans un étau impossible à desserrer. Je le sais d’avance, ça va faire mal, mais impossible de calmer les émotions qui m’assaillent avec brutalité.

— Ils ont… Des difficultés ? Tu as décidé d’héberger tous les gens qui ont des difficultés ou seulement ceux qui te font jouir ? Tu leur proposes d’emménager à la maison sans même m’en parler ? m’égosillé-je. Merci pour la considération, Maman, vraiment !

— Je l’aime, Sarah. C’était inévitable, j’accélère juste un peu le processus. Et je ne vais pas laisser mon Amour dans la panade, quand même ? Il a besoin de moi, je suis là, c’est normal quand on s’aime.

— Si tu savais comme je m’en fous que tu l’aimes ou qu’il t’aime, qu’il soit dans la merde ou je ne sais quoi ! C’est chez moi aussi ici, putain ! Tu te rends compte de ce que tu m’imposes, là ? Tu… Maman !

— De toute façon, tu as bientôt fini tes études, tu ne vas pas rester ici jusqu’à la fin de tes jours. Tu n’aurais pas envie que je reste seule ici, dans cette grande maison ?

Ben voyons, vas-y, joue sur la culpabilité, Maman. Et puis quoi encore ?

— Ma présence n’avait pas l’air de te déranger jusqu’à présent ! Dis-le aussi si tu veux que je dégage dès demain, hein ! J’y crois pas, ça t’arrangeait bien que je ne prenne pas de chambre sur le campus et que je reste à la maison ! Je n’arrive pas à croire que tu souilles la maison de Papa avec ton nouveau mec. Tu vas vraiment le laisser s’installer ici, chez lui ? Baiser avec lui dans votre chambre ? T’aurais dû garder ses fringues finalement, quitte à ce qu’il vienne prendre sa place, il aurait pu s’habiller gratis aussi !

Je referme brusquement le placard que je viens d’ouvrir et fais sursauter ma mère. Je n’ose même pas la regarder. Je crois n’avoir jamais été dans un tel état, mélange de choc et de rage sourde. J’aimerais bien réussir à me calmer, mais j’en suis tout juste incapable. Ce qu’elle fait, là, c’est trop. Trop vite, trop violent, trop irrespectueux de Papa et même de moi.

— Sarah, j’ai besoin de toi pour m’aider à préparer les chambres. Je sais que c’est brusque et rapide, mais depuis la mort de ton père, on fait tout à deux, on vit en vase clos. J’ai toujours besoin de toi, ma Puce, mais j’ai aussi besoin d’un homme à mes côtés, de quelqu’un qui prenne soin de moi aussi bien dans la vie de tous les jours que dans mon lit. Si tu savais comme il me fait à nouveau me sentir femme. Alors, je t’en supplie, ne te fâche pas, aide-moi. J’ai besoin de toi à mes côtés pour me lancer dans cette nouvelle vie…

— Mais moi je n’en veux pas de cette vie ! Tu m’imposes un mec et des gamins que je ne connais même pas ! Tu t’attends à quoi ? A ce que je leur ouvre la porte de notre maison avec le sourire ? Et qu’est-ce qui te dit qu’il t’aime vraiment, hein ? Si ça se trouve, c’est juste ton fric qu’il cherche, ce con ! Non mais sérieux, Maman, un coup de foudre, j’y crois pas ! T’as quinze ans ou quoi ?

— Sarah, écoute-moi. Tu entends que j’ai besoin de toi ? J’ai peur, Sarah. Je sais que je fais quelque chose d’égoïste, que je n’ai pas pris en compte ton avis. Mais c’est la première fois en presque vingt ans que je fais quelque chose pour moi… Et j’ai besoin de ton soutien. Parce que si je me trompe, ça va être terrible pour moi. Et si je ne me trompe pas mais que tu n’es pas avec moi, ça va être terrible aussi. J’aurais aimé prendre plus le temps, tu sais, mais là, si on ne les aide pas, ils vont se retrouver à la rue. Tu imagines, une petite fille qui ne va pas encore à l’école se retrouver à dormir dans la rue ? Alors qu’on a cette grande maison et que j’aime son père ? S’il te plaît, plaide-t-elle, des trémolos dans la voix, sois à mes côtés, j’en ai vraiment besoin.

Je la contourne alors qu’elle approche de moi et fuis au salon pour tenter de me calmer. J’ai follement envie de hurler, ce que je fais déjà techniquement depuis plusieurs minutes sur ma propre mère. J’ai surtout envie de remonter le temps. Quelques semaines plus tôt pour que je n’aie jamais cette idée stupide de l’inscrire sur Meetic ? Quelques années plus tôt même, quand notre vie était parfaite, avec mon père, rien que tous les trois. Au lieu de ça, je suis en train de regarder la peinture de mon père en essayant de me calmer pour ne pas totalement briser ma relation avec ma mère. Comment ces dernières vingt-quatre heures ont-elles pu autant partir en sucette ?

Je ne sais pas combien de temps je mets à apaiser un peu mes pensées, mais lorsque je retourne en cuisine, ma mère est toujours installée au bar, le nez dans son café qui doit être aussi froid que le mien.

— Très bien, allons préparer les chambres, lui dis-je d’une voix froide que je ne me connaissais même pas.

Je crois que finalement, c’est moi qui vais rappeler Liam. J’ai besoin d’oublier ce cauchemar et je ne connais pas de meilleur moyen que de me perdre dans une étreinte torride avec lui. Espérons qu’il saura être là pour moi comme je l’ai été lorsque lui en avait besoin.

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