06. Maman se dévergonde

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Sarah

— Tu sais qu’il n’est même pas venu à la soirée ?

Becca pose bruyamment son livre sur la table et je la fusille du regard. Evidemment que Liam n’était pas à la soirée d’hier soir, puisqu’il était à cette même table avec moi, puis dans son lit, encore avec moi.

— Tu peux faire moins de bruit, s’il te plaît ? chuchoté-je en regardant autour de nous.

— Il avait l’air intéressé, non ? continue-t-elle, imperturbable. Et pourquoi tu n’es pas venue, toi ?

— J’avais mal à la tête, j’ai préféré rentrer et me coucher.

— Et tu as dû bien dormir vu ta tête, pouffe Evan, récoltant lui aussi son regard tueur.

Je n’ai pas beaucoup dormi, c’est clair, mais on ne peut pas dire que j’ai mal dormi. Au contraire. Je n’ai pas demandé mon reste après ma partie de jambes en l'air avec Liam, et je me suis endormie dans son lit, son bras autour de ma taille alors que nous récupérions de ce divin moment.

— Tu crois qu’il est rentré directement chez lui, du coup ? poursuit une Becca qui semble totalement sous le charme du basketteur.

Je jette un œil désespéré à Evan et referme mon livre de cours en soupirant. J’adore cette fille, mais elle a un côté obsessionnel absolument épuisant. En plus, elle est superbe, elle peut avoir tous les mecs qu’elle veut. Pourquoi focaliser sur Liam alors qu’elle a bien vu qu’il me faisait du rentre-dedans ?

— Bon, il faut que je file, ma mère m’attend pour le dîner et doit me raconter un truc hyper important, il paraît. Elle m’a envoyé je ne sais combien de messages pour s’assurer que je serai à la maison ce soir. Je crois qu’elle vire un peu dingue, ris-je.

— Tu lui feras un bisou de ma part ! Et, Sarah, on va toujours à Chicago ce weekend ?

— Oui, oui, bien sûr ! Tu viens avec nous Evan ?

— Merci pour la proposition, les filles, mais on n’a pas tous des parents riches, vous savez ? Enfin, des… Ou un… Bref, pardon Sarah.

Je grimace en allant déposer un baiser sur sa joue, sans savoir si ce rictus est pour l’allusion à mon père ou pour celle de nos comptes en banque inégaux. C’est vrai que Becca et moi n’avons pas à nous plaindre. Nos pères étaient de vieux amis qui ont fondé une société qui leur a permis de nous assurer un avenir confortable. Encore aujourd’hui, elle rapporte de l’argent à ma mère, qui y travaille de temps en temps pour faire de la comptabilité, ou pour garder un genre de contact avec Papa, peut-être.

— Tu sais bien qu’on peut t’emmener quand même, lui répond Rebecca. Ça nous fait plaisir.

— De faire la charité ? Non merci.

— Eh bien, en contrepartie, nous avons quand même un garde du corps gratos, un clown de service et un ami formidable, ce n’est pas grand-chose que de payer ton repas. Allez, viens avec nous, s’il te plaît, l’imploré-je avec le sourire aux lèvres. Tu sais qu’on ne peut pas se passer de toi.

— Si vous prévoyez une journée Shopping, je vais me jeter dans le lac, je vous préviens, marmonne-t-il théâtralement.

— Mais non, juste quelques magasins et puis on ira au lac. En plus, on pourra aller voir les gars, ils jouent là-bas samedi, ajoute Becca, le sourire aux lèvres.

— Les gars ? Quels gars ? lui demandé-je avant de tilter. Oui, enfin, on n’est pas obligé non plus.

— Tu plaisantes ? Il faut aller les soutenir, enfin !

— C’est l’équipe que tu veux soutenir ou Liam que tu veux séduire ? l’interroge notre ami en riant alors que je ne peux réprimer une pointe de jalousie.

— Le séduire, clairement ! J’ai bien vu comment il a maté mon décolleté, la dernière fois. Je suis sûre qu’il va craquer et qu’on va s’envoyer en l’air. Donc oui, j’ai envie de le charmer, et aussi très envie que lui me soutienne dans ses bras pendant qu’il…

— C’est bon, on a compris, la coupé-je. Allez, bonne soirée les amis, je file.

Je fuis littéralement la bibliothèque, non sans emporter avec moi la vision de Liam et Becca en train de s’envoyer en l’air contre la porte de sa chambre. Je ne devrais pas réagir comme ça, lui et moi ne nous sommes rien promis, il n’y a rien de sérieux entre nous, il faut que j’arrête de faire une fixette. Comme il faut que j’arrête de l’imaginer m’interpeller alors que je rejoins ma voiture, pour me proposer ce jamais deux sans trois. Qu’est-ce qu’il va penser s’il me voit dans les gradins à Chicago ? Que je le suis ? Que je joue ma groupie ? Que je m’attache à lui ?

C’est la tête pleine de questions que je rentre à la maison. J’admire les pelouses bien tondues du quartier en me garant dans l’allée, et les voisines d’en face en train de papoter alors que leurs gosses font du vélo. Rachel Dickels et Andrea Martin sont deux mères au foyer trentenaires dévouées à leurs enfants, avec maris qui travaillent tard et passent leur samedi au golf. Ce sont aussi deux commères pas possibles, dignes d’une série télévisée. De toute façon, dans ce quartier, j’ai un peu l’impression d’être dans Desperate Housewives. Même le jardinier a ses potins. Selon elles, le beau Pedro, qui bosse pour plusieurs familles ici, n’entretiendrait pas que le jardin des Jackson, puisque la jolie quadragénaire et mère de trois enfants l’accueillerait fréquemment dans le lit conjugal. Tout se sait ici, c’est flippant. Ou tout le monde y va de ses suppositions. Mais au moins, ils sont tous là en cas de problème, avec sincérité ou par curiosité, selon de qui il s’agit. Lorsque mon père nous a quittés, elles se sont relayées auprès de ma mère et moi et n’ont pas hésité à donner de leur temps alors que nous étions inconsolables.

— Ah, te voilà enfin, ma Chérie !

— Bonsoir, Maman, souris-je alors qu’elle vient me prendre dans ses bras à peine ai-je franchi la porte. Tu vas bien ?

— Oh oui, ma belle ! Tu avais raison ! Le téléphone, ça marche ! s’écrie-t-elle, toute enthousiaste.

— On est au vingt-et-unième siècle, Maman, encore heureux que ça marche. Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est quoi ce sourire presque flippant ?

Ma mère glousse comme une ado en me tirant jusqu’à la cuisine, où le repas est déjà prêt, sur la table.

— Installe-toi parce que tu ne vas pas croire ce qu’il m’arrive. Je crois que je vais réaliser un de mes fantasmes !

— Un de tes… Pardon ? Et tu veux vraiment m’en parler ? m’affolé-je. Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

Elle me regarde comme si j’avais posé une question complètement insensée. Pourtant, qui a envie de connaître les fantasmes de ses parents ?

— Ben oui, c’est pas toi qui m’as dit que je devais penser un peu à moi ? Et si je ne t’en parle pas à toi, à qui je le fais ? Tu imagines si je raconte ça à Rachel ? Tout le quartier serait au courant ! Mais bon, si tu préfères que je garde tout ça pour moi… continue-t-elle, frustrée de ne pas pouvoir s’exprimer.

Je soupire et m’installe face à elle sur cette table bien trop grande pour nous deux. Comme toute cette maison, d’ailleurs, qui l’était déjà lorsque nous étions trois. Elle a raison, mieux vaut qu’elle m’en parle à moi plutôt qu’à l’une des voisines.

— Je t’écoute, Maman… Mais, s’il te plaît, pas trop de détails.

— Eh bien voilà, tu sais l’appli où tu m’as inscrite ? Eh bien, j’ai rencontré un mec. Il a juste deux ans de plus que moi, mais franchement, il est beau comme tout ! Pas de ventre à bière si tu vois ce que je veux dire… Et donc, là, on discute depuis quelques jours et hier, c’était…. Miam quoi !

Elle s’arrête, attendant visiblement que je la relance pour en savoir un peu plus.

— Heu… D’accord, Maman, murmuré-je bêtement.

Si j’avais su que ça marcherait, je l’aurais inscrite plus tôt que ça. Elle a beau être à la limite de la relation mère-fille, je suis contente de la voir aussi enthousiaste. Inquiète aussi, je l’avoue, mais qui ne le serait pas à ma place ?

— Eh bien, ce gars, hier, il m’a montré son engin ! C’était magnifique ! Et on a décidé de se voir parce que là, j’ai vraiment trop envie de le sentir en moi. Ça fait tellement longtemps. Tu vois, ça marche ton application !

— Wow, stop là, Maman ! Oh mon Dieu, grimacé-je. Tu te rends compte de ce que tu viens de me dire ? Ça va pas la tête ?

— Mais j’ai besoin de toi, moi ! Je fais comment là ? Je l’invite à la maison ? On va à l’hôtel ? Chez lui ? Et puis, il faut qu’on se protège, non ? Tu n’aurais pas des condoms à me prêter ? continue-t-elle sans gêne aucune sur ce qu’elle implique.

Je ne sais pas si je suis plus horrifiée par le fait qu’elle me demande conseil ou parce qu’elle me parle de tout ça comme si j’étais sa copine. J’ai l’impression d’avoir affaire à une ado qui demande conseil à sa mère. Quoique, je n’ai jamais fait pareil discours à la mienne.

— Heu, Maman… Peut-être que tu t’emballes un peu là, non ? Je… Déjà, tu te débrouilles pour la contraception, hors de question que ce soit moi qui doive t’en passer, c’est trop glauque. Et puis… Pas à la maison, non. Je t’en prie, je ne ramène pas mes aventures ici, ce n’est pas pour que tu le fasses. Débrouillez-vous autrement. Vraiment, cette conversation est trop glauque.

— Oh, Chérie, je ne te pensais pas si coincée ! C’est toi qui m’as dit d’aller m’inscrire sur ce site. Et là, j’ai juste envie d’en profiter. Mais d’accord, je ne vais pas le ramener à la maison. Tu as d’autres conseils à me donner quand même ?

— Je ne suis pas coincée, marmonné-je. Mais si on commence à ramener nos plans à la maison, ça promet dans le quartier. Pas envie qu’on ait toutes les deux une réputation pourrie. Et… Pour le reste, fais-toi jolie, sens-toi sexy, et protège-toi. Et si tu ne le sens pas, tu te barres. Et je veux savoir où tu vas, quand tu comptes rentrer. D’ailleurs, fais-moi voir ce type, là.

Je me lève et vais récupérer son téléphone sur le plan de travail pour me connecter à l’application.

— Attends, t’as mis un mot de passe sur ton téléphone ? Mais… Tu n’as jamais fait ça ! dis-je en lui donnant son mobile. Allez, je veux voir sa tête, s’il te plaît. Il a intérêt à ne pas ressembler à un psychopathe, sinon je te jure que tu ne sors pas de la maison.

Ma mère me regarde, dubitative, avant d’éclater de rire en déverrouillant l’appareil qu’elle me tend finalement, sur le profil d’un type qui ne ressemble en rien à mon père, ça c’est clair. J’aurais presque envie de rire de la coïncidence, puisque ma mère tchatte avec un homme noir alors qu’il y a moins de vingt-quatre heures, je couchais avec un autre. Oui, il n’est pas moche, en effet, mais ça me fait bizarre d’imaginer ma mère coucher avec lui. Mince, ça fait un peu raciste de remarquer la couleur de peau du mec, non ?

— Alors, tu vois ? Il est sexy, hein ? Et quand je lui ai demandé si leur réputation était vraie, il m’a juste montré son engin et… Wow quoi ! J’en ai trop envie.

— Attends, il t’a montré son… Engin, comme ça ? Mon Dieu, mais… Maman ! Il te sort sa queue comme ça et toi, toi ça ne te choque pas ? Mais t’es vraiment dingue !

— Ça devrait me choquer ? Moi, ça m’a bien plu. Tu sais, toi, tu n’as jamais vu d’engin noir, mais ça vaut le coup, vraiment. Ce soir, on se voit, en tous cas, et s’il propose, je ne dirais pas non pour l’essayer.

— Qu’est-ce qui te dit que je n’en ai jamais vu ? pouffé-je. Je ne te raconte pas toute ma vie, M’man. Pour ce soir, tu as la permission de minuit, tu as intérêt à rentrer sinon je ne vais pas dormir de la nuit, moi !

— Minuit ? Mais tu es folle, ma Chérie ! Je t’envoie un message si je reste avec lui pour la nuit. Quitte à le voir, autant en profiter, non ? Surtout si c’est juste une fois.

Je lève les yeux au ciel et plonge le nez dans mon assiette. Je n’arrive pas à croire que ma mère me raconte autant de choses. Où est passée ma petite Maman toute calme et presque réservée ? Est-ce que je l’ai vraiment jetée dans les bras d’un homme avec cette idée de site de rencontres ? Elle n’a pas perdu son temps, en tous cas, et j’espère qu’elle ne le regrettera pas. Et qu’elle profitera, même si ça me fait bizarre.

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