54. De nouveaux souvenirs se créent

9 minutes de lecture

Sarah

Je sors de la voiture à peine ma mère s’est-elle garée dans l’allée, récupère ma veste à l’arrière et entre dans la maison. Maison plutôt bruyante, puisque Jude est dans la cuisine en train de faire un gâteau avec son père et Liam rit de je ne sais quelle ânerie que la petite a faite. Mignons, tous les jours de l’année sauf celui-là, sans doute. Je déteste ce jour plus que tout… J’ai encore en mémoire la sonnette de l’entrée retentissant, les deux policiers qui annoncent à ma mère que mon père est mort alors que je suis en haut des escaliers. Rien qu’à cette pensée, je peux revivre la douleur de l’instant, le chagrin immense qui fracasse tout sur son chemin.

— Sarah ! Tu viens nous aider à faire le gâteau ? m’interpelle Judith en léchant la cuillère pleine de chocolat.

— Plus tard, peut-être, Jude, marmonné-je en montant déjà les marches pour aller m’enfermer dans ma chambre.

Je me débarrasse rapidement de mes fringues tristes du jour et enfile un grand tee-shirt avant d’aller m’asseoir dans ma tour avec un bouquin, un fond de musique et le souhait que cette journée se termine au plus vite. C’est fou comme une simple date peut bouleverser tout un équilibre durement retrouvé. Je me sens dépassée par mes émotions aujourd’hui, sur la corde raide et prête à me casser la figure bien comme il faut.

Quand on frappe à la porte, j’essuie rapidement mes larmes et tente de reprendre contenance avant d’autoriser, une fois encore, Liam à entrer dans ma bulle. J’ai été injuste avec lui ce matin, je le sais, mais j’avoue que j’ai du mal à me contrôler. Voir l’insouciance des gens aujourd’hui me fait mal.

— Bonjour, Sweetie. Je peux entrer cinq minutes ? Je ne serai pas long, promis.

Je m’oblige à ne pas lui répondre immédiatement d’aller se faire voir, mais il abuse, j’ai pourtant été claire sur le fait que je n’avais envie de voir personne aujourd’hui.

— Oui, quoi ? soupiré-je.

Il ne me répond pas tout de suite mais vient s’asseoir au bout de mon lit, comme s’il marchait sur des œufs, ce qui a le don de m’énerver encore plus car je n’aime pas être traitée comme une malade.

— En fait, j’hésite entre deux choses et tu ne peux en choisir qu’une, je te préviens, dit-il en me regardant. Soit tu te bouges les fesses et tu viens avec moi, soit je passe la soirée à chanter faux dans ta chambre jusqu’à ce que tu me supplies d’arrêter. Alors, viens, on bouge, et je te répète, ce n’est pas une proposition, tu me suis et sans question !

— Tu m’as pris pour ton chien ou quoi ? J’ai une tête à obéir aux ordres et à tendre la patte, peut-être ? l’attaqué-je, agacée par son comportement.

— Bien, la manière forte ne fonctionne pas, je vois, essayons autre chose, me répond-il en se mettant à genoux à côté de moi. Mademoiselle Ashford, je vous supplie d’accepter ma requête et vous demande de bien vouloir vous joindre à moi pour une petite virée qui devrait vous faire oublier tous vos soucis. Il ne vous est pas possible de refuser, vu que je suis tout suppliant.

Une partie de moi a envie de sourire, quand l’autre veut l’envoyer bouler comme pas possible.

— Ah oui ? Il te suffit de partir en balade pour oublier tous tes soucis, toi ? Comme par magie ? Parce que ça ne marche pas pour moi, désolée. Mon père est mort, il me manque tous les jours, comment je peux oublier ça ?

— Bon, Sweetie, si tu n’y mets pas un peu du tien, on ne va jamais y arriver, rétorque-t-il en se relevant. Tu veux bien juste me faire plaisir, cette fois ? Je ne peux pas te laisser passer tout le reste de la journée à te morfondre dans ta chambre. Je sais ce que c’est de perdre un parent, je sais que l’on a envie de tout foutre en l’air, de taper sur tout ce qui bouge et de crier à tout le monde la haine qu’on a pour les autres. Alors, tout ce que je te propose, c’est d’aller faire ça ailleurs, à l’endroit où moi je le fais quand ma mère me manque trop. Tu viens ?

Ses yeux plein d’espoir me poussent à considérer ce qu’il vient de dire. Sortir me ferait sans doute du bien, mais je n’ai pas envie de faire l’effort, je n’ai tout simplement la force de rien aujourd’hui.

— Tu veux m’emmener où, au juste ? Je n’ai pas vraiment envie de sortir, tu sais. Je suis bien, là…

— Laisse-moi te faire la surprise, Sweetie. Et si tu me dis oui là, tout de suite, je te promets de te dire oui à la prochaine demande que tu me feras, quelle qu’elle soit. Deal, Sweetie ?

— Deal, soupiré-je en me levant. Dedans ou dehors ? Que je sache au moins comment m’habiller ?

— Dehors, si c’est pour rester dedans, autant le faire ici. Mais ne t’habille pas trop, hein ? Tu sais que j’aime bien quand on peut mater un peu, affirme-t-il en me faisant un clin d'œil.

Très drôle… Bon sang, je ne suis absolument pas dans le bon mood pour les blagues. Je soupire et file dans mon dressing pour enfiler un legging sous mon tee-shirt et une veste en jean, et prends le temps de me regarder dans le miroir. Je fais peur à voir. J’ai les yeux rougis, les traits fatigués… Je me demande parfois ce qu’il peut bien me trouver, sincèrement. Je prends quelques secondes pour me recoiffer et file à la salle de bain sans lui adresser un regard pour me passer de l’eau sur le visage. Liam m’attend patiemment dans le couloir et nous descendons sans un mot, tandis que son visage affiche un sourire satisfait qui me donne envie de retourner dans ma bulle.

La tête de ma mère vaut tout l’or du monde quand elle me voit enfiler mes baskets et récupérer mon écharpe, et je lève les yeux au ciel en sortant. Liam me fait signe de le suivre et je me retrouve en moins de deux derrière lui, sur sa moto, un casque sur la tête qui me fait regretter d’avoir attaché mes cheveux, mes mains sur son ventre, collée dans son dos. Un sourire se dessine sur mon visage lorsqu’il prend de la vitesse et je savoure le peu de sérénité qui s’empare de moi en sentant le vent fouetter mon visage tandis que je me laisse porter et embarquer dans quelque chose que je ne maitrise absolument pas.

— Sérieux, tu m’emmènes ici pour me changer les idées ? lui demandé-je alors qu’il éteint le moteur.

Je descends et enlève mon casque en tournant sur moi-même pour observer les lieux. Je fais ma fine bouche, mais j’aime beaucoup me promener ici et j’ai déjà hâte de glisser mes pieds dans le sable.

— On a le plus beau lac du monde, Sarah. Il faut bien en profiter un peu. Et puis, franchement, quoi de mieux que le bruit des vagues pour se détendre et réfléchir au temps qui passe ? En tous cas, on reste tant que tu veux, ne te sens obligée de rien.

Je ne comprends vraiment pas ce qu’il fiche. Quand je vois comment je l’ai traité ce matin, j’ai du mal à réaliser qu’il soit aussi cool avec moi, là, maintenant. A sa place, je me serais moi-même étripée.

— Et donc, tu viens là quand tu pètes des câbles et deviens fou ? souris-je alors que nous prenons le petit chemin ombragé qui mène à la plage.

Je venais ici lorsque j’étais petite, mon père adorait le lac Michigan et j’avoue, en plus, que j’aime me poser dans le sable et regarder les gens vivre leur vie sans se soucier des autres.

— Je viens là quand je me fais agresser injustement et quand j’ai envie de tout casser, oui. Parce qu’ici, c’est apaisant. Sarah, tu m’as fait peur, ce matin. Et honnêtement, j’étais à deux doigts de devenir violent, tu as vu comment tu m’as traité ? Bref, j’ai juste envie de passer un bon moment avec toi, ici, c’est tout. On court jusqu’à la fontaine ?

— Courir ? Je te laisse faire, de toute façon tu vas gagner, tu as vu la taille de tes jambes ? ris-je.

— T’es pas drôle, Sweetie, s’écrie-t-il en m’attrapant dans ses bras avant de se mettre à courir alors que je m’accroche comme je peux à lui en criant.

Il est fou, et j’avoue que ça marche plutôt bien. Je ne sais pas pourquoi il attache tant d’importance à me changer les idées, mais j’apprécie grandement. Même si j’ai l’impression d’être un poids lourd lorsqu’il me pose près de la fontaine, essoufflé.

— Ça va, je ne t’ai pas pété le dos ? Tu vas pouvoir jouer au basket ? Je ne voudrais pas que le coach m’en veuille parce que tu fais des folies même pas cochonnes, dis-je en lui faisant un clin d'œil.

— Oh si ! se lamente-t-il en se pliant en deux, un rictus de douleur sur le visage qui m’inquiète avant qu’il ne se mette à rire. Mais non, je suis sportif, tu sais ? Tout va bien et je crois avoir aperçu le premier sourire du jour. Je suis obligé de me jeter dans l’eau ou bien ça suffit si je fais semblant ?

— C’est juste le premier que tu vois, avoué-je alors qu’il passe son bras autour de mes épaules pour continuer le chemin. Et… Tu peux rester sec, ça va. J’ai compris, j’ai été infecte.

— Ouais, ça, c’est sûr. Mais bon, on a appuyé sur le bouton Reset, et on va pouvoir repartir de zéro. Bonjour, Sweetie ! Belle journée, n’est-ce pas ? continue-t-il de son ton toujours enjoué. Regarde comme la vue est magnifique. On dirait que tu te réveilles au bord du lac, ce n’est pas magique, ça ?

J’acquiesce et enlève mes chaussures alors qu’il fait de même pour profiter du sable. Il ne fait pas très chaud, mais le soleil est là et malgré le monde qui y est installé, j’ai l’impression de m’enfermer dans une bulle avec lui. Nous marchons un moment au bord de l’eau avant de nous asseoir à même le sable. Effectivement, le bruit des vagues, le mouvement de l’eau, le soleil qui se reflète sur le lac, nous gratifient d’une ambiance particulièrement sereine qui ne fait pas de mal. Je ne lui avouerai jamais, mais il a eu une bonne idée. C’est bien mieux que de mouronner dans mon coin.

— Je suis désolée pour ce matin, finis-je par lui dire en posant ma tête contre son épaule. Je hais cette journée par-dessus tout…

— Et moi qui pensais que c’était moi que tu haïssais, fait-il mine de se plaindre. Je suis déçu, là, je pensais que j’occupais toutes tes pensées !

— Pauvre petit chéri, ça te dérange tant que ça de ne pas être le centre du monde ?

— Le pauvre petit chéri a quand même bien dû prendre sur lui pour réussir à t’emmener sur ce petit coin de paradis. Tu pourrais au moins être gentille avec lui ! Alors, oui, je suis le centre du monde, et avec la gravité, j’attire tous les baisers ! me répond-il en tendant ses lèvres.

La tentation est forte, franchement. J’en meurs d’envie et je ne sais toujours pas ce que je compte faire alors que j’approche mon visage du sien. Foutu basketteur, il me rend dingue et ça me donne à la fois envie de le frapper et de l’embrasser.

— Ben voyons ! Elles tombent toutes dans le piège comme ça ? dis-je en profitant de son inattention pour le pousser gentiment mais fermement, le déséquilibrant de telle sorte qu’il se retrouve allongé dans le sable. Désolée, ça ne marche pas avec moi, Sanders !

— Bien sûr que ça marche ! Sinon, comment tu crois que je faisais pour baiser avant de te connaître ? réplique-t-il en me balançant du sable sur les jambes.

— Je ne veux surtout pas le savoir, en fait, grimacé-je alors qu’il glisse ses mains sous sa tête, toujours allongé dans le sable.

J’hésite un peu, mais m’allonge également et pose ma tête sur son ventre.

— T’emballe pas, continué-je, c’est pour ne pas avoir de sable dans les cheveux. Je te l’ai dit, ça ne marche pas avec moi.

— Je sais, répond-il calmement. Mais on est quand même mieux là que dans ta chambre, c’est tout ce qui compte.

J’acquiesce à nouveau et profite du calme du moment. Je sens Liam jouer avec une mèche de mes cheveux et suis bercée par le bruit des vagues. C’est apaisant et vraiment agréable. Pas très fraternel, mais je m’en fous. Il me fait beaucoup de bien et aujourd’hui, je prends, même si je ne devrais pas.

— Merci, Liam… C’est sans doute de ça dont j’avais besoin.

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