Au milieu du charnier
La plaine a pris les couleurs du couchant. Aussi loin que porte le regard, les cadavres jonchent le sol dans des poses torturées. Certains fixent le ciel de leurs yeux ternis que les mouches viennent butiner. D'autres, horriblement mutilés, semblent éparpillés, comme dans l'attente d'un rafistolage précaire qui ne viendra jamais. Quelques-uns sont recroquevillés en position fœtale et gisent au milieu de leurs viscères. La couleur de la plaine n'est pas due à la lumière du crépuscule qui voilera le massacre dans quelques heures, mais au sang répandu. Des litres et des litres de sang imbibent le sol. La terre a bu tout son saoul. Elle déploie désormais toutes les nuances de rouge, du vermillon au carmin presque noir.
L'odeur effroyable du charnier flotte tout autour au milieu du zonzonnement des insectes, et, dans le ciel, les charognards se regroupent en vols paresseux, assurés du festin à venir. Ils ont tout leur temps.
Le regard se blesse de temps à autre sur une main tranchée net, ou une tête qui a roulé loin du corps qui la portait. L'expression féroce qui déforme les traits du combattant s'accroche, acharnée, sur le faciès brutal, comme un remord ou un souvenir fugace de ce que fut la vie. Parfois, c'est une lance plantée dans la boue rougeâtre, un bras tordu ou un moignon, la silhouette d'un vautour plus affamé que les autres qui viennent rompre le fondu macabre de cette scène de cauchemar. Dans le découpage funeste de cette fresque infinie, noire sur fond rouge, ces détails hérissent l'horizon d'une horreur absolue.
Seul le vent éteint de temps en temps le bourdonnement des mouches et fait claquer une bannière loqueteuse fixée sur une pique. On n'entend pas le râle d'agonie des blessés, ni les appels au secours, ni les suppliques à une mère lointaine. Tous sont morts.
Tous sauf un.
Parmi le terrible banquet dont il est l'épicentre, assis sur un rocher érodé par les vents et dominant l'effroyable spectacle, un homme est assis. C'est un géant à demi-nu qui ne prête aucune attention aux morts et à leurs messagers. Vêtu d'un modeste pagne d'un cuir moins tanné que sa peau, il expose au soleil, œil rond dans le ciel cruel, un dos puissant couturé de cicatrices et des épaules musculeuses éclaboussées du sang de ses victimes, un sang qui a séché en croûtes brunâtres. Sur son corps, ici et là, une entaille fraîche atteste de la violence du combat qu'il vient de livrer. Une fine pellicule de sueur souligne d'un tracé brillant chaque muscle au repos qui tressaille encore parfois en spasmes douloureux de l'effort accompli. Sa longue chevelure brune s'épanouit en lianes sauvages. Elles ajoutent à l'entrelac de cicatrices et de blessures un motif compliqué qui se colle à la peau. De longues mèches poisseuses voilent en partie son visage à l'expression concentrée.
Le guerrier est tout entier absorbé par sa tâche. Entre ses larges mains calleuses qui ont donné la mort autant de fois qu'il y a d'étoiles, il berce une épée ; une lame si longue et large que nul autre que lui ne pourrait la manier. D'un geste assuré, lent et régulier, il caresse le fil de son arme d'une pierre à aiguiser dont le crissement sur l'acier fait grincer les dents.
Qui est-il? Et quel nom lui donner?
Est-il un héros de saga, un demi-dieu en exil ou bien la mort incarnée ? A-t-il seulement bougé de ce rocher un jour, ou bien y est-il né ?
Peu importe son nom. Ce que les Chroniques retiendront, c'est celui de l'épée dont la lame, près de la garde, est ornée de signes antédiluviens. "L'Imaginaire". Ainsi l'appelle-t-on.
Annotations
Versions