2 - 3 - L'héritier

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L’héritier

Rêve

Je trempe à nouveau le pinceau, et j’enrichis l’une des dames de deux bracelets dorés. Ils lui vont bien. Tout à coup, le ciel me semble trop fade - quelques pigments lui redonnent un bleu plus éclatant, si vif qu'il restructure toute ma peinture. Un sourire illumine mon visage, et je le transmets à l'un des personnages de l'arrière-plan.

Devant la toile, je suis maître de la terre et des cieux, un dieu indéniable pour les personnages que j'anime. Chien, chat, jeune homme ambitieux et vieille dame hautaine - ici, tous sont soumis aux mouvements de mes poignets, aux caprices les plus extravagants de mon imagination, et mon contrôle est total - ici, devant cette toile auparavant déserte de nuances, je suis réellement libre: libre, parce que rien ne m'est interdit.

Réalité

Quelqu'un toque à la porte. Étius lâche un juron; le bruit l'a fait sursauter, et il a donné un coup de pinceau trop ample sur sa toile. Il se lève en furie, ouvre la porte dans le même état d'esprit, et constate avec horreur que la personne sur le palier n'est autre que cette peste de Lymfan:

"Qu'est ce que tu veux, encore?

  • Hey, calme toi, réplique la jeune fille de sa verve habituelle. C'est juste qu'aujourd'hui, on a cours aux arènes, mais, je ne sais pas où elles sont… Je me suis dit qu'on avait qu'à y aller ensemble…"

Évidemment. Il avait totalement oublié ces fichus cours d'escrime, matière incontournable de la formation du maestro - et qu'il aurait bien aimé contourner, comme d'habitude… Mais, bien sûr, il est forcé de baby-sitter cette gamine. Il n'aurait pas pu imaginer pire compagnie.

"Range la toile" soupire-t-il au Méniant qui lui servait de chevalet. L’enfant-golem s'exécute sans répondre, et l'aspect mécanique de sa gestuelle procure un sentiment de malaise à la gamine. Quand elle le voit passer devant elle, Lymfan ne peut s'empêcher de pousser un sifflement impressionné - totalement inadapté, selon Étius, qui n'apprécie pas beaucoup le manque de manières de l'apprentie de sa sœur.

"Ils font flipper, ces gosses… marmonne-t-elle.

  • Ce ne sont pas des gosses, ce sont des Méniants. Ce sont les serviteurs du palais…
  • Un peu bizarre, comme serviteurs, si tu veux mon avis… moi, ils m'écoutent jamais, quand je leur demande quelque chose …
  • C'est parce qu'ils n'obéissent qu'aux Avalions, réplique Étius sur un ton fatigué. Allez, allons-y… Que ça se termine vite …
  • Comme ça? S'exclame la gamine en voyant Étius sortir de sa chambre toujours vêtu de son tablier tâché de peinture.
  • Oui, comme ça, grogne le noble, allez! Allez!

Il sort de la chambre, et Lymfan se met à le suivre sans plus de cérémonie.

  • Je savais pas que tu peignais, lui lance-t-elle alors qu'ils descendent les escaliers de verre qui mènent à la salle du trône. Il était joli, ton tableau … Le garçon sur l’aigle blanc, c’était le renégat? Ton grand frère?...
  • Oui, admet-il, prêt à subir une remarque désobligeante.
  • C’était très beau.

Il tourne son regard vers elle, et fronce les sourcils.

  • … Merci, répond Étius, étonné du compliment, mais toujours d'humeur massacrante.
  • Comme quoi, ce n'est pas parce qu'on est nul dans un domaine, qu'on est nul partout. Moi, par exemple, je suis nulle en boucherie, mais j’ai des facilités avec les livres. Toi, t'es un maestro de second rang, mais…
  • J'aimerais vraiment que tu arrête de me tutoyer, l'interrompt-il, excédé. Nous ne sommes pas des amis, et nous ne sommes pas non plus du même rang.
  • … Pourquoi tu dis ça?... Tu m'en veux encore, pour le livre?...

Etius se fige, et Lymfan le heurte; Bousculé, il manque de tomber par terre. Il se retourne vivement vers elle, avant de lui répondre sur un ton menaçant :

  • Le livre… c'est ton problème. C'est toi qui devras assumer les conséquences de tes actes. Je pense que tu sous-estimes beaucoup la colère de ma sœur…
  • Je suis sûre que ça ira, le rassure Lymfan en remuant la main. ça n’est qu’un livre. Tu sais, elle et moi, on s'est bien entendu …
  • Hmpf. J'avais remarqué… tu es comme elle: naturellement agressive.
  • … C’est toi qui est tout mou…

Etius ne répond pas. Lymfan semble soudain regretter ce qu’elle vient de dire, et reprend, d’un ton beaucoup plus doux:

  • Dis, Etius… Tu crois que Leïa va me donner l’Onction, un jour?...
  • … Et bien… Je suppose que, si elle demande à At Sahis, il ne sera pas forcé d’accepter… répondit froidement Etius. “Donc, ta question n’est pas très pertinente. La vraie question, c’est, est ce qu’At Sahis voudra bien donner l’Onction à une serf…

Lymfan semble réfléchir un instant, puis elle déclare:

  • Tu sais, je ne pense pas vraiment qu'elle veut faire de moi son héritière. À mon avis, elle cherche juste à te réveiller un peu…
  • Sans aucun doute”, répond Étius comme pour se persuader lui-même. Ils se remettent à marcher. “Tu n'es qu'une paysanne. Ça fait plus de 200 vertiges, qu'aucun serf n'a reçu l'Onction … il n'y a que toi pour penser que tu la recevras un jour.

Le visage de Lymfan s'empourpre, et elle semble regretter d'avoir été si aimable:

  • … Et y a bien que toi pour penser que tu mérites ton titre, marmonne-t-elle.

L'Avalion ne répond pas. Il ne compte pas prendre l'avis de cette gamine en compte. En passant dans la grande salle du palais, il jette un long regard à Solaris, accrochée au-dessus du Trône Bleu.

C'est une épée gigantesque, d'une largeur ridicule, d’un noir mat, dont l’absence de reflet rayonne par contraste au sein de ce palais scintillant ; une des trois lames sacrées, les seuls traces du monde qui a précédé la Chimère.

Que Lymfan le veuille ou non, cette énorme plaque de métal, cette arme de destruction massive auquel l’Autre Lune est liée lui appartient: C’est son héritage. Et d'ailleurs, qu'il le veuille ou non, lui aussi …

Alors qu'ils sortent du palais, Lymfan le harangue à nouveau, visiblement décidée à le faire parler.

  • Tu sais, ta sœur m'a demandé de t'apprendre un peu le pavi. Pourtant, tu n'as pas l'air très motivé… Tu m’évites depuis que je suis arrivée ici. Tu veux pas que je t’explique des trucs, pour progresser un peu?
  • Je me fiche du pavi, grogne Étius. Je suis atteint de froideur, de toute façon…
  • Sérieusement?... Tu sais que tu as de la chance, de l'avoir appris au Séminaire… moi, j'ai dû me débrouiller toute seule…
  • "Toute seule", "toute seule"... Tu viens d'Oïa, pas vrai? Je suis au courant de ce qui se passe chez les Féleis… tu as peut-être appris le pavi par déduction, mais je suis sur que ça a un lien avec ces fanatiques… je suis sûr que Rémo Féléis est ton grand héros, tous les paysans du Nord lui vouent une vénération sans borne…
  • Rémo? répondit Lymfan d’une voix sourde de colère. C’est un grand démon!
  • Touché, sourit Étius. J'étais sûr que tu avais un lien avec lui… il y a des rumeurs étranges, sur l'électeur de l'Imbrie… on raconte qu'il a un faible pour la plèbe, et qu'il a même des amis dans les basses castes… Pourquoi tu lui en veux? Tu le connais?

Lymfan rougit; Même si le message de Gabriel proclame l'égalité entre les hommes face à la Chimère, elle ne peut s'empêcher de se sentir de plus en plus honteuse de faire partie des "basses castes", comme si elle était en quelque sorte responsable de sa naissance. Mais le souvenir de Remo balaie bien vite ce sentiment, et elle doit l’oublier:

  • Si tu t'en fiches tant du pavi, pourquoi est-ce que tu es inscrit au Séminaire ? Tu n'as qu'à devenir peintre…
  • Je n'ai pas besoin de devenir peintre, je le suis déjà. Mes toiles se vendent à très bon prix, et j'ai déjà reçu des compliments venant de grands maîtres. Tu es naïve, de penser que j'ai le choix… toi, tu n'as pas de nom, tu es la fille de ton père, et ça s'arrête là. Moi… je suis le dernier Avalion. Ma place est au Séminaire.

Le visage innocent du jeune homme est alors parcouru d’une sourde appréhension qui bouleverse Lymfan. Etius est un très beau garçon, et sur ce visage émouvant, même les émotions les plus étouffées se lisent profondément, et elle ne peut s’empêcher de ressentir une certaine compassion pour le peintre.

Ils traversent le pont d'Éden en silence, Lymfan méditant sans doute sur ces dernières paroles.

  • Ce doit être difficile, de faire partie des hautes castes, le plaint-elle soudain avec une sincérité déconcertante. C'est vrai que pour moi, c'est plus simple. Ma maman était blanchisseuse… Et elle ne tenait pas vraiment à ce que je fasse le même travail qu'elle.

La phrase de Lymfan étonne beaucoup Etius. L'idée qu'elle le plaint le réconforte un peu,mais il ne peut pas s'empêcher de se sentir à son tour assez honteux, à l'idée de recevoir de la sollicitude de la part d'une personne qui n'a sans doute pas toujours mangé à sa faim.

  • … Lymfan … tout à l'heure, quand on sera en cours… Essaie d’éviter Atha des Hauteurs, d’accord? C’est la grande fille élancée qui…
  • Je vois très bien qui c’est, mais pourquoi tu me dis ça?... répond Lymfan, qui ne voit pas le rapport avec le fait que sa maman était blanchisseuse.
  • Fais-moi confiance, termine Etius.

Leur discussion les a mené jusqu'au Séminaire, dans lequel ils entrent sans saluer Elena Sahis ni le garde qui surveille l'entrée. Ils se perdent quelques minutes dans les artères du bâtiment, se frayant un chemin dans ces couloirs ciselés dans la roche, avant d'enfin atteindre l’arrière de la tour, une immense cour extérieure qui se termine sur la falaise. A la vue de Telema, un frisson d'appréhension parcourt l'échine de l'Avalion.

  • Étius! Je n'ai pas l'habitude de te voir arriver si tôt , le félicite la maestria. Cette jeune fille a une très bonne influence sur vous… Je suis sûr que vous allez tous les deux finir par vous entendre.
  • Oh, vous, avec vos prédictions, vous pouvez bien allez… commence Lymfan.
  • Merci, maître, l’interrompt Etius. J’essaie de faire honneur à ma sœur.
  • Vous faites bien, félicite Telema. Allez chercher des armes d'entraînement; Les autres ne vont pas tarder à arriver…

Ils s'exécutent en silence. Lymfan suit Etius en baissant la tête, consciente du fait qu’il lui a sans doute sauvé la mise. Comme Telema l’a assuré, les autres élèves arrivent à leur tour. Lymfan n’a pas encore bien retenu leurs noms; De toute manière, aucun d’entre eux ne les saluent. Etius ne réagit pas à cette apparente indifférence de la part des autres élèves, mais Lymfan, elle, sent son sang commencer à s’échauffer.

La dernière élève à arriver leur réserve un traitement différent. Celle-ci, Lymfan a vite retenu son nom: elle est spéciale. La jeune Atha des Hauteurs est une prodige; Lors des cours que donne Telema, c’est en général elle qui donne les réponses que même Lymfan ne connaît pas. On lui a dit que c’était sa dernière semaine de cours; dans quelques jours, Atha sera nommée maestria.

En plus de cela, elle est très assurée, et sait faire preuve d’une certaine forme de répartie: grande, élancée, déjà belle de ses 16 vertiges, elle est douée d’un regard profond, dans lequel on peut lire un grand esprit d’analyse.

Quand elle apparaît dans la cour, elle jette un sourire narquois en direction de Lymfan, qui tient maladroitement une épée contre son corps, puis s’approche rapidement d’elle en disant:

“Ha! Vous avez donné une fourche à la paysanne?”

En la sentant venir si vivement vers elle, Lymfan a le réflexe de lever l’épée pour garder Atha à distance; Celle ci donne une claque au bâton avant d’asséner un violent coup de genoux dans le plexus de la jeune fille, qui sent l’air déserter ses poumons; Puis, elle pousse faiblement sur le visage de Lymfan, la déséquilibrant juste assez pour qu’elle tombe par terre. Loin de susciter l’indignation, cette scène déclenche l’hilarité chez les autres élèves. Telema elle même ne fait pas preuve de beaucoup d’autorité envers la jeune Atha, et commente même:

  • Tu aurais dû tenir ta lame plus fermement, Lymfan…
  • Atha.

Une nouvelle voix vient de faire irruption dans la cour. C’est lui: Lymfan se relève et tremble un peu d’excitation, Etius, d’appréhension. Xanvre des Hauteurs, l’un des bretteurs les plus renommés des cinq royaumes: On raconte qu’il a formé les 3 dernières de génération de maestro, et pourtant, il a à peine l’air d’avoir 40 ans.

Il observe Atha avec sévérité. Ils sont parents, bien sûr; Comme tous les membres de la famille des Hauteurs, ils sont tous les deux grands et élancés, doué d’une paire d’yeux bleus étonnants. Les membres de cette dynastie sont connus pour être les meilleurs bretteurs du monde, et Lymfan se serait attendue à une certaine connivence entre Xanvre et Atha, mais elle perçoit un certain embarras dans l’air.

  • Bien, nous sommes tous là, commence Xanvre en s’approchant. Il tient lui aussi une épée d'entraînement dans la main; Chauve, et doué de trait très marqué, sa démarche s’accorde bien avec la froideur de sa voix. “Il y a une nouvelle élève, ici. Vous êtes vous déjà tous présenté?...
  • Oui, je les ai présenté, Xanvre… intervient Telema.
  • Soeur Féléis, grince Xanvre, qui a soigneusement éviter de la remarquer depuis qu’il est arrivé. Il est rare que vous assistiez aux cours d'escrime avec vos classes…
  • Je tiens juste à vérifier que tout se passe bien avec la nouvelle élève, assure Téléma en souriant de plus belle.
  • Humpf. Bien. Vous pouvez assister au cours si vous le voulez; Peut-être cela vous permettra-t-il de reprendre les notions que votre vie au palais vous a vite fait oublier.

Telema rougit, et semble prête à répondre, mais Xanvre reprend en s’adressant à la nouvelle élève:

  • Comment t’appelles tu?
  • …. Lymfan.
  • Lymfan, mon commandant.
  • Lymfan, mon commandant!
  • Et quel est ton nom?
  • Je… Je suis Lymfan, fille de Selir, mon commandant.
  • Non, je ne t’ai pas demandé qui était ton père. Quel est ton nom?
  • …Mais… je n’en ai pas!
  • Je vais te le dire, ton nom. Tu es Lymfan Gin, l’apprentie de l’Avalionne. Tant que tu dormiras au palais, et que la reine-électrice t’accordera sa protection, tu porteras ce nom dans ma classe. Je me fiche du fait que tu n’as pas encore été adoptée; Si Leïa t’as prise sous son aile, je ne tolèrerai pas que tu lui fasses plus de déshonneur; Ses deux frères lui en ont déjà assez fait. Ne laisse jamais les membres des clans inférieurs te marcher dessus. Quant à vous, ajoute-t-il, je compte sur vous pour ne pas oublier ce nom. Tous en rang!

Les élèves s'exécutent, et Lymfan s’empresse d’imiter Etius. Ils ont tous levé la garde de leur lame à hauteur de leurs pectoraux, et se tiennent bien droit en regardant devant eux.

  • Comme nous avons une nouvelle élève, je vais vous rappeler quelles sont les caractéristiques de mon cours, et ce que j’attends de vous. Les maestros sont des guerriers de la foi, des protecteurs du peuple et des serviteurs de la Chimère; Notre devoir est de nous montrer digne du titre de bouclier des laïcs, titre que nous a assigné Gabriel…

En entendant cela, la très croyante Lymfan pense avoir enfin trouvé cette noblesse, cette foi qu’elle est venue chercher à Séclielle, et pendant un instant, elle suspend presque son souffle: mais Xanvre poursuit:

  • … Quand vous êtes ici, je veux que vous oubliez tout ça. Les maestros sont des prêtres, des protecteurs, selon vous? Répondez!
  • Non, commandant! répondent-ils tous en chœur, à l’exception de Lymfan. Elle reprend un instant plus tard:
  • N.. Non, commandant!
  • Alors que sont-ils? dit-il en s’approchant d’elle d’un geste brusque.
  • … Je… Je ne sais pas , mon commandant.

Il la fixe un instant avec un air de profond dégoût, comme si la simple existence de la jeune fille était un affront à tout ce qu’il y avait de beau et de bon dans ce monde et dans les autres. Il se redresse lentement sans perdre ce regard d’écoeurement sincère, et clame:

  • Les maestros sont des guerriers. Des forces de la nature: et la nature n’a ni morale ni principes. Je suis celui qui a formé le Bûcher de l’Indor; Sépian Sahis, Néron des Hauteurs. Mais j’ai aussi formé le renégat et le déchu. Ils ont tous pris des chemins différents, et pourtant… Pourtant, aucun de vous ne pourrait survivre à un affrontement avec l’un des élèves que je viens de citer; Quel que soit la voie qu’ils ont choisie, mes disciples pourront toujours compter sur ce que je leur ai enseigné dans cette cour. Un guerrier ne se défend pas; sa vie, et celle de son général importe peu. Un guerrier exerce l’art de la guerre, l’art de la victoire, et il doit toujours combattre comme s’il était aux portes de la mort. Aux portes de la mort, qui se soucie de protéger le peuple? Le bouclier protège, et il a la sagesse d’attendre; mais c’est la lame, qui pourfend l’adversaire. Soyez la lame de vos principes: Suivez ma voie, et un jour, vous serez peut-être d’aussi grands combattants que l’Avalionne ou Néron des Hauteurs.

L’évocation de Néron des Hauteurs, le brillant apôtre et grand frère d’Atha, fait gonfler la poitrine de celle-ci de fierté. Celle de l’Avalionne, en revanche, fait baisser la tête un instant à Etius.

  • Ici, vos valeurs ne comptent pas, poursuit Xanvre. Vos capacités non plus. Seuls, vos efforts, et l’endurance avec laquelle vous les appliquerez ont de la valeur à mes yeux.” Il marque une pause, et s’arrête à nouveau sur Lymfan. “Cette petite fille est bien plus jeune que vous tous: elle aura du mal à se battre à arme égale contre des guerriers comme vous, qui avez tous environ 16 vertiges, et qui avez déjà reçu l’Onction. Aujourd’hui, nous nous entrainerons donc sans entrer dans l'État. Cela ne signifie pas que vous devez la mépriser comme si elle n’avait aucune valeur: elle a déjà fait l’effort de venir, et nous a même amené notre déserteur. Je ne pensais pas, en venant ici, que je serais gratifié de la présence de l’héritier en personne…” Etius sursaute à son évocation. “Alors, qu’est ce qui t’arrive, ton altesse? Tu oses remettre les pieds ici après tes semaines d’absence? Pensais tu que je n’allais rien dire?”
  • … Commandant, supplie déjà Etius, la froideur me fatigue, et je…
  • Pas de je! hurle le commandant Xanvre. Tu n’es rien, Avalion. Rien qu’une minette effarouchée. Tu te prends peut-être pour une fleur rare, comme on en trouve dans la boutique de Séguon l’Humble… Pour un artefact caché à la vue de tous, pour un petit génie des arts… Mais ici, tu n’es rien. Rien qu’un absentéiste et un paresseux! Redresse-toi! Tu vas affronter Atha, aujourd’hui.

Celle-ci pousse un petit cri de joie, mais le commandant la foudroie du regard.

  • Bien, commandant,” couine misérablement Etius. L’épouse de Xanvre des Hauteurs lui a récemment acheté un tableau, et il est certain que sa dernière remarque a un rapport avec ça - il savait qu’il n’aurait pas du commercer avec cette vieille folle... Sa réaction provoque les éclats de rires de la classe.
  • Tu vas pouvoir tester ta future épouse! ricane le plus vieux des apprentis. “Cet élève-là est déjà doté d’une barbe dense, et Lymfan a pu constater qu’il était nettement plus vulgaire que le reste de la classe.
  • Silence, Jacaar, répond Atha en s’avançant dans la cour. Le jeune homme, que Lymfan a pourtant vu plusieurs fois intimider les autres élèves, se tait pourtant presque instantanément.

Etius et Atha se détachent tous les deux du groupe pour aller s’affronter au milieu de la cour. Les choses sont vite terminées: Etius se jette sur Atha avec la frénésie du désespoir, et elle le désarme aisément d’un astucieux revers de la lame. Puis, elle lui assène un violent coup d’épée au visage; Alors qu’il recule, nettement sonné par le coup qui a fait jaillir une fontaine de sang de son nez, elle l’attrape par un bras, le fait passer par-dessus son dos et le jette violemment au sol. Puis, alors qu’il est clairement vaincu, elle lui donne un grand coup de pied dans l’arcade sourcilière.

  • Atha! hurle le commandant.
  • Mais c’est l’Avalion! proteste aussitôt la jeune fille en se retournant. Je dois le combattre avec toute ma force, par respect pour ses ancê…
  • Tu es une honte pour ta famille, gronde Xanvre. Aucun membre du clan des Hauteurs ne s’est jamais comporté avec une telle insolence… Tu vas épouser ce garçon, un jour. Est-ce comme ça que tu conçois le mariage?

Ces paroles ont un effet profond sur la jeune fille. Des larmes lui montent aux yeux, et pourtant, elle ne pleure pas, pas plus qu’elle ne répond. Elle retourne se ranger dans les rangs, et Etius la rejoint quelques secondes plus tard. Son nez saigne abondamment, et des larmes coulent malgré lui de ses yeux; Il est très rouge, sans qu’on puisse savoir si c’est la faute du coup ou de la honte. Lymfan déglutit avec difficulté. Si ces deux-là doivent se marier, elle plaint sincèrement Etius… Atha est aussi féminine qu’une hache dans un crâne de porc, et Etius n’a pas l’air d’être très boucher dans l’âme… Le commandant recommençe à parler.

  • Jacaar! Toi qui est si prompt à te moquer des autres. Je veux que tu affrontes les trois Sahis. Qu’ils se dégourdissent un peu…

Le jeune homme sourit en s’avançant. Il lance un regard arrogant au reste de la classe, et Lymfan ne peut s'empêcher de rougir quand le regard du beau garçon passe sur elle. Sur les trois Sahis, Lymfan n’en a reconnu que deux: Il y a Bellain, l’imbécile arrogant qui rit bien fort à chaque fois que quelqu’un humilie les deux apprentis de Leïa; Karrie, la pimbêche assidue qui fait tout pour s’attirer l’affection de Telema, et un troisième garçon, un peu plus jeune qu’eux, et dont elle ne connaît pas le nom. Ils sont tous blonds et empotés, exagérément gracieux et visiblement peu habiles: Le combat ne dure là aussi que quelques instants.

Jacaar se bat avec deux épées de bois; En quatre mouvements de hanches et deux enjambées, il a désarmé ses trois adversaires. Ceux-ci se figent, stupéfaits; Bellain et Karrie demeurent hébétés, mais le troisième garçon se jette courageusement sur Jacaar. Celui-ci, qui domine le petit d’une bonne tête, lève son genoux avec légèreté; le visage du garçon s’écrase violemment contre la rotule. Puis, Jacaar éclate de rire, et jette ses deux épées au sol avant d’avancer vers les deux Sahis en hurlant. Effrayés, les deux reculent et tombent par terre, sous les éclats de rire de la classe.

  • Imbécile, le réprimande le commandant en l’attrapant par le bras.
  • Je les ai tous vaincus! proclame Jacaar en se dégageant. Que ma lignée soit bénie! Oh, Kym, Askaraet! aska lozic!

En disant cela, il effectue une pose rituelle particulièrement ridicule, à laquelle personne n’ose pourtant rire, tous beaucoup trop gêné pour réagir.

  • C’est un Reale, murmure Etius à Lymfan, amusé par son expression d’abasourdissement. Les membres de leur clan sont tous un peu comme ça… Les Monts Brisés sont un peu isolés, tu comprends…
  • Tu as fini? S’irrite le commandant. Toi et tes stupides traditions… Tu m’as beaucoup déçu, lors de ce combat, Jacaar. Pourquoi as tu jeté tes épées? Ils auraient pu t’attaquer…
  • Aucun d’entre eux n’aurait rien pu faire contre Jacaar Reale, affirme la brute. Contre des adversaires de valeur, je n’aurais jamais commis une telle imprudence, ô, puissant et viril commandant.
  • Tu… Je… commence Xanvre. Le commandant s’interrompt soudain, effectue une pause grave, et reprend: Va rejoindre les autres, Jacaar. Vous deux, reprend-t-il, Bellain et Karrie, vous êtes des lâches. Si ça continue comme ça, je vous ferais redoubler avec l’Avalion. Quant à toi Véant, félicitations: Tu n’as pas démérité. La prochaine fois, essaie quand même d’éviter de te jeter sur ton adversaire la tête la première… Passons à la suite, maintenant.
  • Comment osez-vous? l’interrompt alors Bellain. Le visage du jeune homme est devenu rouge de colère, et il semble sur le point d’exploser.
  • Ne parlez pas comme ça au commandant Xanvre! tente de l’interrompre Telema Féléis, qui se fait pourtant aussi discrète que possible. Bellain l’ignore:
  • Vous n’êtes qu’un vieux crouton, qui n’a jamais pu devenir apôtre… Je dois devenir maestro à la fin du Vertige, en même temps que Jacaar et les autres. Si vous me faites redoubler, sachez que… que… que cela aura des conséquences...!
  • Des conséquences?

Un long silence répond à la place de Bellain, qui semble soudain se rappeler qu’il n’a pas affaire à son papa. Xanvre n’a cette fois-ci pas une expression si menaçante que ça: Au contraire, c’est la soudaine douceur avec laquelle il s’exprime qui rappelle son pouvoir.

  • Parle moi des conséquences, Bellain.” En disant cela, Xanvre ne bouge pas, et pourtant, son visage est sujet à un mouvement. Ses pupilles s’agrandissent jusqu’à faire disparaître ses iris, signe qu’il vient d’entrer dans l’Etat.

L’atmosphère devient alors curieusement oppressante. L’air lui-même semble se faire rare; Les élèves frissonnent tous du plus profond de leur âme, alors que la présence du maestro s’abat sur leurs épaules comme une force invisible et pernicieuse.

  • Vous y allez un peu fort, avec ces enfants…

L’étrange aura se dissipe, et Xanvre se retourne vers le nouvel arrivant. C’est un homme un peu plus vieux que lui, qui porte l’habit noir et un visage très grave.

  • Sépian Sahis! Quel bon vent vous amène?...” Les pupilles de Xanvre ont retrouvé leur état normal, et l’étrange pression dans l’atmosphère s’est dissipée. “Je dois dire que je suis embarrassé; J’aurais préféré ne pas exposer votre fils devant vous de la sorte…
  • Ce n’est rien. Véant s’est bien défendu. C’est le plus jeune de la classe, n’est ce pas? Je veux dire, en dehors de…

Le regard de Sépian cours vers Lymfan. Celle-ci se redresse, tentant de faire aussi bonne figure que possible, mais elle a l’air ridicule, à côté d’Etius qui saigne toujours du nez.

  • Est-ce que c’est elle, que vous venez tous voir? s’agace le commandant Xanvre. Je ne crois pas que vos propres entraînements étaient des sujets d’attractions…
  • C’est une petite fille plus spéciale que nous, commandant, admet Sépian. Je voulais voir à quoi ressemblait cette prodige…
  • … Hum… Naturellement… Dites moi, avez vous tout de même conscience qu’il s’agit d’une gamine d’à peine 12 vertiges? De toute manière, elle est trop petite pour combattre. Ces grands gaillards n’en feraient qu’une bouchée. Aujourd’hui, je comptais simplement lui apprendre à tenir une épée, alors, vous risquez d’être passablement déçu du spectacle.
  • Oui, même Etius pourrait la battre en étant désarmé, commente alors Bellain.
  • Tais-toi! hurle alors Lymfan en se jetant sur le Sahis en levant son épée de bois dans les airs. Etius la retient, mais Xanvre gronde:
  • Je vous ai ordonné de vous tenir, Lymfan Gin. Si vous tenez à me mettre en colère, très bien. Je vais vous faire combattre contre ce cher Bellain.
  • Quoi? proteste le concerné. Je me suis déjà battu, ce n’est pas juste…
  • Un guerrier doit combattre bien plus d’un adversaire à la fois, et même un couard peut se faire rattraper par plusieurs problèmes en même temps. Tu la combattras désarmé, puisque c’est ce que tu as suggéré….

Bellain fronça les sourcils, puis, il sortit des rangs en imitant inconsciemment la démarche de Jacaar. Lymfan s’approcha elle aussi, timidement, et le dernier combat put commencer. Etius, excédé pour sa part, soupira: Etait-ce vraiment bien pédagogique…?

Elle se jette sur le jeune pleutre en levant son épée au dessus de sa tête et en hurlant comme une Reale, et cette méthode stupide lui vaut d’être désarmée quasi instantanément; Bellain se saisit de ses poignets, et lui arrache l’épée des mains. Puis, il veut attraper la jeune fille, mais elle fait un pas en arrière, se saisit de son bras tendu, et jette le bellâtre par dessus son épaule, exactement de la même manière qu’Atha lorsqu’elle a affronté Etius.

Un nouveau silence s’empare alors de la classe.

  • Et bien, le spectacle en vaut peut être la peine, finalement… siffle Xanvre.

*****

A la fin du cours, Etius et Lymfan se dirigèrent vers la sortie ensemble. La petite avait positivement impressionné Etius; Quand à Lymfan, elle ne pouvait s’empêcher de commencer à ressentir une certaine affection pour ce grand paresseux. Il n’était pas très dégourdi, certes, mais au moins essayait-il; Il ne ressemblait pas à Bellain ou à Karrie. Cette nouvelle légèreté de leur rapport se ressentit dans la discussion qu’ils entretenirent sur le chemin du Kymérion; Elle était remarquablement légère, et d’une fluidité qui les déconcertait un peu tous les deux. Mais, alors qu’ils allaient atteindre le pont d’Eden, ils entendirent quelqu’un les appeler dans leur dos.

  • Avalion! Avalion!

En se retournant, ils constatèrent qu’il s’agissait de Jacaar, qui les avaient poursuivis jusqu’ici. Il attrapa la main d’Etius, et se prosterna devant l’héritier.

  • ô, puissant descendant du Premier…
  • Kym, Jacaar….
  • … Je suis venu te dire que je veux te prendre ta femme.

Il y eut un silence d’incompréhension, puis, Lymfan s’emporta:

  • ça suffit maintenant! Vous pouvez pas le laisser un peu tran…
  • Calme-toi, Lymfan, la surprit le prince. Il reprit: Tu es amoureux d’Atha, Jacaar?
  • Je la désire, et je la mérite, affirma le jeune homme. C’est une grande guerrière, farouche et sanguinaire; Elle est sans doute la réincarnation du rêve d’un ours, une femme digne d’un Reale…

Lymfan ecarquilla les yeux, un peu étonnée qu’une telle brute soit capable de poésie.

  • Jacaar… Tu sais que ce n’est pas par amour, que je dois épouser Atha. C’est une affaire d’alliance…
  • Je suis l’héritier légitime du trône du Fil de l’Exil, ô puissant et viril Avalion. Mon clan est courageux, fort, et plein de bonté envers ceux qui l’ont aidé…

Etius soupira.

  • Bien, Jacaar. Si tu m’assures de ton soutien, je ferais en sorte de répudier Atha, et tu pourras la séduire. Mais ne tente rien avant d’avoir eu mon accord: Tu devras d’abord me prouver le… courage de ton clan.
  • Oui… Oui! cria Jacaar en se relevant d’un air triomphal. Mon clan n’est que courage, et ma parole est plus forte que l'acier! Je te prouverais ma valeur, Avalion!

Puis, il partit dans la rue en hurlant de rire et de joie. Lymfan et Etius se regardèrent un instant.

  • Il est… spécial. Tu vas vraiment le laisser… Te prendre ta femme…?
  • Toi, alors… Tu réfléchis comme ma sœur... S’il aime cette fille, qu’il l’épouse. Il veut me confier son clan, il l’a juré sur son honneur… Alors que c’est moi qui devrait le remercier de me débarrasser de cette… cette…
  • Main de fer dans un gant de fer?

Les deux tutellés partagèrent un petit rire nerveux, et pour la première fois depuis leur rencontre, ils semblèrent comprendre qu’ils étaient dans le même camp. À cet instant, Etius espérait même que la petite recevrait l’Onction bien vite, et se demanda quand est ce que Leïa allait revenir à Séclielle.

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