2 - 9 - Le Consul

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Le consul

Le consul des Afilies était un homme faste et généreux. Il y songeait beaucoup, à sa propre générosité; De son point de vue, elle était très stratégique. Il était certain qu’il se protégerait bien mieux en se créant des alliés partout qu’en cherchant à s’imposer par la force - sa méthode s’était révélée très efficace, jusqu’ici.

Comme tous les nobles régnant sur l’une des régions de l’Eternel Empire, il passait une année Limbadéenne sur deux à la capitale; plus précisément, dans l’immense Kym qui se dressait à l’ouest de la ville, tout près du Jardin des clartés. Là, il se prélassait de bien des manières; Les très nombreuses esclaves mises à dispositions des hauts-fonctionnaires de l’état, les mets de première qualité et le sens du divertissement propre à la culture Mencite le ravissait pleinement, et il se montrait très reconnaissant envers ce que la capitale avait à lui offrir - même s'il savait qu'elle pouvait tout lui reprendre. Il s’était déjà fait sa petite réputation. Les courtisanes se disputaient sa compagnie - non pas qu’il ait été un amant particulièrement indomptable, ou d’un humour décapant. Non. Le consul des Afilies était un homme faste et généreux.

Il était 15 heures, et il se réveillait à peine d’une longue nuit d’ivresses délicieuses et variées. Son corps énorme avachi sur un des divans de sa salle de réception, il observait les esclaves ranger la pièce en admirant leur efficacité.

  • Que serait le monde, sans esclaves…? se demanda-t-il, sur un ton très philosophant.
  • Oh, vous pensez déjà, alors qu’il est si tôt, votre Majesté?... flagorna un des nobles de sa suite, lui aussi allongé sur un des divans.
  • Ils sont l’Ordre et le Fondement de toute patrie, continua le consul, déjà enflammé par sa précieuse pensée. Certains membres des hautes castes pensent à tort que nous sommes la partie la plus importante de l’Etat, puisque nous sommes ceux qui ordonnent. Ils ont tort: ce sont les esclaves qui orchestrent le bon fonctionnement de la nation. Ceux qui obéissent. Aucun homme n’est plus efficace que celui qui obéit, tout comme aucun navire n'est plus efficient que celui auquel on donne un cap: c’est un fait. Evidemment, sans nous, ils ne sauraient que faire, et vogueraient sans doute à leur propre ruine: Mais sans eux, comment pourrions nous nous prendre la mer?...
  • Vous avez raison…! C’est vraiment… Limpide! roucoula le second courtisan.
  • C’est la raison pour laquelle l’Orchestre n’osera jamais s’attaquer à l’Eternel Empire. Ils n’ont pas d’esclaves assez dévoués pour leur obeir… Leurs forces sont divisées… Quelle folie, murmura-t-il tragiquement en regardant une belle servante terminer de nettoyer le sol avec des gestes experts. S’ils n’ont pas d‘esclaves, ça ne peux vouloir dire qu’une chose: C’est leur peuple dans son ensemble, qu’ils sont forcés d’asservir...
  • … Oui, oui... quelle folie…

Les esclaves avaient achevés leur besogne. En temps normal, ils auraient déjà désertés la pièce pour rejoindre d’autres parties du palais: Mais aujourd’hui, ils se rassemblèrent dans un coin, près des balcons, ou ils demeurèrent droit et immobile, attendant sous doute un ordre qui viendrait tôt ou tard. Le consul ne fit pas spécialement attention à ce détail: Après tout, il les rinçait généralement en pourboire, et il pouvait comprendre leur désir de rester près de lui. Le généreux consul appela l’un d’entre eux d’un geste de la main, et lui offrit une pièce d’argent, avant de l’envoyer chercher du vin. L’esclave remercia servilement son maître, avant de sortir de la pièce en lui marmonnant une insulte entre les dents.

  • Qu’avez vous prevu de faire, ce soir, cher consul?
  • Et bien, j’ai entendu dire qu’une pièce d’Epalion allait être joué au théatre du Soleil… badina-t-il en souriant.
  • Une pièce du grand Epalion? Vraiment?... Je pensais, qu’après ce qu’il s’était passé, à la dernière représentation…
  • Oui, c’était légendaire, s’émut le consul. Les deux courtisans s’assirent plus confortablement, prêt à l’écouter déblatérer cette histoire qu’il avait déjà raconté mille fois. “C’était par un soir chaud; Je dégustais des dattes de l’oasis de Seri avec les princes de cet endroit sublime, et nous étions assis, là, dans le grand amphithéâtre de la ville. C’était un jour de fête pour le feu Chancelier Rhaek, que l’Empereur le sanctifie, et cette pièce n’était sensée être qu’une distraction pour célébrer le mariage de sa fille. à l’époque, personne ne savait rien de la troupe d’Epalion… Dès les premiers instants, cette amuserie surpassa toutes les attentes de l’auditoire., pourtant passablement ivre. Quelque chose, dans la tournure des phrases… Dans la manière avec laquelle les dialogues s’enchainaient, dans le rythme effrené auquel les scène se succédaient… Quelque chose retint instantanément l’attention de chacun d’entre nous. La pièce dura trois actes: Jamais je n’oserais tenter de vous résumer cette histoire, car je ne possède pas les mots d’Epalion, et ne pourrait jamais vous rendre le quart de ce qu’il a conté, ce soir là.

“ En peu de temps, le silence se fit dans tout l’amphithéatre; L’ambiance était plus solennel que le jour du sacre de Seth. Les ambassadeurs de tous les pays du monde, même sans discerner toutes les nuances et les beautés de la langue mencite, pouvaient comprendre le sublime de ce qui était raconté par le seul mouvement des corps, par la seule danse des voix et des postures. Puis, la dernière scène s’acheva; Il n’y eut pas un applaudissement. Depuis plusieurs scènes, déjà, l’auditoire avait épuisé ses larmes, ses rires et ses cris de joie; ne restait que des visages aux yeux rougis d’avoir pleuré, orné de coiffures démises et de sourires épuisés. Et c’est là qu’il s’avança, avec son luth. La pièce était finie, nous n’attendions plus rien; Mais Epalion devait offrir un dernier joyeau à nos sens. L’air qu’il joua ce soir là resteras à jamais gravé dans ma mémoire… Et dans la notre à tous. Je ne possède ni les mots ni la prestance pour rendre compte de la prestation qu’il a rendu ce soir là, et pourtant je dirais: Qu’il a chanté l’histoire des hommes, l’histoire de l’exil et du retour au pays, l’histoire de l’amour naissant et de l’amour trahi; Je n’ai jamais ressenti de sentiments plus intenses que ceux qu’il m’a partagé ce soir là. Je n’étais, hélas, pas le seul à sentir un grand bouleversement dans mon âme… En effet, l’émotion répandue par le poète fut si violente qu’un drame dut terminer cette soirée. Quand les dernières notes retombèrent de la voix d’Epalion, le Chancelier, déjà âgé, porta la main à son coeur, comme nos âmes le firent toutes; Mais c’est que le sien s’était arrêté. On dit depuis que son vieil organe n’avait pas pu supporté une telle beauté, et que c’est cela même qui le conduisit à sa fin; et il mourut ainsi, laissant le pouvoir à l’Anadyo Seth… Un homme bien moins facilement distrait par la beauté, de ce qu’on dit de lui…

  • C’est une très belle histoire, mon cher consul. On me l’a déjà raconté, mais jamais dans une telle prose… Hélas, je ne sais pas si nous aurons un jour la chance d’un jour voir Epalion de nos propres yeux; Aujourd’hui, tout le monde le connait, et je suppose que ses pièces ne seront vues que par ceux qui ont déjà…
  • N’avez vous pas deviné? J’ai déjà réservé nos places, mes chers amis.

Ces très profitants amis le flattèrent de sa prévoyance, et il se délecta de ces compliments, qui l’encouragèrent à poursuivre sur des ragots:

  • J’ai même entendu dire que le Chancelier serait présent… Epalion est un tel poète… Même ce guerrier impitoyable ne peut manquer une occasion de le voir. Il a beau avoir manqué de se faire assassiner, il a toujours le coeur au théâtre…
  • ...Oui… Les deux courtisans se regardèrent étrangement, comme si ils avaient déjà évoqué ce sujet auparavant. La tentative d’assassinat du Chancelier a beaucoup remué l’Empire… D’autant que, l’assassine semblait venir de chez vous…
  • Chez moi, chez moi… Vous y allez fort, bedonna le concerné. Je n’ai commencé à gouverner les Afilies que depuis la destruction des Temples; Je ne suis, moi, qu’un simple rouage de la machine impériale... Ne m’associez pas à ces fanatiques, je vous en conjure…
  • … Pourtant, les mesures que vous avez prise recemment semblaient encourager à une plus grande tolérance vis à vis des convertis, cher consul.

Le cher consul ne perçut pas le reproche insidieux qui se dissimulait derrière cette phrase.

  • Et bien…! Que voulez vous! Les Afilies sont à la frontière avec le Suprèmat. Il n’est pas étonnant qu’il puisse s’y développer un certain… syncrètisme…
  • Allons, dit le second courtisan avec bonhommie, dites-nous la vérité, plutot que d’employer vos grands mots que personne ne comprend. Pourquoi avez-vous adoucit les sanctions sur les convertis?

Le consul regarda en direction des esclaves d’un air faussement soucieux, et sourit, coupable.

  • Et bien...Pour tout vous dire….
  • Vous êtes convertis vous-même? Le coupa le premier courtisan.
  • Non, non, bien sûr que non…! Pourquoi donc êtes vous si agressif, aujourd’hui, Léon? Reprenez donc un peu de cette petite esclave que vous aimez tant, elle vous calmeras un peu… Non, mes raisons sont bien plus matérialistes qu’elles n’en ont l’air. Vous l’ignorez peut être, mais parmi les Afiliens, ceux qui possèdent le plus de terres sont des convertis qui suivent l’étrange voie de la Chimère… Le consul baissa la voix. En leur garantissant une certaine liberté, je me suis garanti, à moi, des impôts tout à fait… confortable… Et leur réseau marchand est l’un des seuls qui traversent les frontières hérmetiques des 5 domaines. Les convertis sont vu comme des ennemis de l’Empire, ici, à la capitale, mais je puis vous assurer, qu’en terme strictement économiques….
  • Alors c’est pour ça, le coupa Léon. L’argent. Tout s’explique. Tu voulais te goinfrer.

Ce soudain changement de ton décontenança le consul. Son triple menton remua un peu, et il cligna des yeux. Personne ne lui avait parlé comme ça depuis sa plus tendre enfance, et il n’avait aucune idée de la manière dont il fallait réagir.

  • … Léon, que…?
  • Tu pensais que personne n’allait jamais remonter jusqu’à toi, n’est ce pas?

Au moment ou Léon dit cette phrase, les esclaves décroisèrent tous les bras, comme s’il s’agissait d’un signal.

  • Tu pensais qu’en jouant le jeu de l’Orchestre, et en tentant d’attenter à la vie du Chancelier, tu t’enrichirais encore plus…
  • Qu’est ce que vous faites…? bredouilla le consul aux esclaves, qui avancaient désormais vers lui. Reculez, n’approchez plus.
  • Laisser une esclave faire le sale boulot… Tu aurais entâché la réputation de l’Empire pour plusieurs siècles, si tu avais réussit.
  • Seth n'est pas mon ennemi! Je ne sais pas de quoi vous parlez!” gémit-il en se redressant avec difficulté. La scène était d’autant plus pathétique qu’il disait la stricte vérité: le pauvre idiot n’avait absolument aucun lien avec l’affaire.” Ecoutez, je ne sais pas ce qu’on vous a dit, reprit-il, misérable et suppliant, mais il y a erreur… L’assassinat ne fait pas vraiment partie de mes…
  • Inutile de nier. L’Ombre vous a dénoncé.
  • L’Ombre…? Reculez, je vous l’ordonne!
  • Le problème, c’est que leur ordre, à eux, vient de quelqu’un qui s’est elevé plus haut que vous.

Les esclaves se saisirent du consul, qui grouina de terreur. La femme qu'il avait trouvée si charmante entreprit d’enrouler un drap autour du cou du consul.

  • Tu vas mourir de la manière dont tu as cru pouvoir tuer Seth, acheva Léon en s'asseyant sur le divan.
  • Arrêtez… Pitié… J’ai de l’ar...

Le consul ne parvint pas à terminer sa phrase. La belle esclave qu’il observait plus tôt tirait à présent sur les deux extrémités du drap avec une vigueur exceptionnelle. Il eut beau se débattre de toutes ses forces, la poigne des esclaves l’entravait plus fermement que leurs chaines. Celui qu’il avait envoyé chercher du vin revient dans la pièce, et, constatant que l’assassinat avait débuté, prit l’initiative de servir un verre aux deux partisans de Seth. Les courtisans reprirent leur discussion, alors que le visage du consul passaient du rouge au pourpre, et que ses yeux sortaient atrocement de leurs orbites.

  • Quel soulagement. Je n'en pouvais plus de l’entendre s’étaler sur tous les sujets, comme si son avis était celui d’une sorte d’intellectuel sophistiqué…
  • Oui. Avec sa mort, le Chancelier est vengé: Nous allons échapper à la guerre civile.

Et sur ces mots optimistes, ils trinquèrent joyeusement, avant de se se diriger vers le théâtre pour assister à la pièce du grand Epalion. Leur optimisme ne devait pas être de courte durée. Heureusement pour ces deux porcs, ces deux girouettes, ils se mettraient bientôt du côté de ceux qui désiraient se venger du Chancelier. Pour ce dernier, l’avenir s’assombrissait pourtant: En réalité, le consul des Afilies, bien qu’il soit un faux philanthrope aussi vénal que cupide, avait, par sa politique ingénieuse, apaisé la région pendant de nombreuses années. Son décès , associé à l'exposition de son cadavre dans les rues de la capitale pendant plusieurs jours, provoqua un très grand tremblement parmi les élites des Afilies. Sa fausse générosité lui avait apporté de vrais amis. Quelques jours plus tard, la Haute Afilie fit sécession, entrainant avec elle deux autres régions dans sa révolte et déclenchant ainsi la deux-cent-trente-quatrième guerre civile de l’Eternel Empire.

Notes du Premier Registre

Le Registre admet que les mythes de la création du monde sont aussi nombreux et variés que le sont les civilisations. Il est néanmoins toujours possible de retrouver des points communs entre ces récits. C’est dans les cinqs-royaumes que le mythe semble pourtant différer le plus largement des autres. Le Registre tenteras ici de rendre compte de ce mythe particulier, qui a retenu l’attention de l’un de ses membres. Les Kymériens pensent que la Chimère a créé le monde en deux jours:

Le premier, elle façonna toutes choses, et elles les voulut toutes parfaites et eternelles. Ce ne fut qu’une aube interminable, qui dura une véritable éternité: Elle n’avait pas encore inventé la nuit. Ainsi, à la fin de leur maturation, les fruits redevenaient fleurs, et les hommes enfants. Ce premier jour aurait pu durer à tout jamais.

D’après la tradition, c’était toutefois un monde incomplet. C’est le poète favori de la Chimère, un ange que les Kymériens appellent “Kyriel”, qui devait inspirer à Kym la touche finale de sa création. Kyriel eut en effet l’idée de la nuit; Le premier jour s’acheva ainsi, et la tradition précise ici qu’il s’acheva “par une indulgence de Dieu.”. La légende continue par ce vers: “Hors, l’ange Kyriel avait si bien peint la nuit, en la sertissant d’étoiles muettes et tremblantes, en y accrochant l’Autre lune, en la parfumant de sommeils profonds et de rêves diffus, que la Chimère fut profondément charmée par la beauté du tableau.”

C’est pourquoi, lorsque le second jour se leva, la Chimère se résolut à “offrir” une nuit à toute choses. C’est ainsi qu’elle donna “la mort à la vie, le mal au bien, et le malheur à l’homme.”. Depuis, toute chose est vouée à disparaître, “les plus dérisoires des astres, comme les plus essentiels des saints.”.

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