Chapitre 1.1
Le phare le dominait de toute sa hauteur. Il resta quelques secondes à l’observer, tandis que dans son dos, une personne le sommait de se dépêcher. Ici, ils appelaient ça une tour de contrôle, mais ça ressemblait en tout point à un phare sans lumière. C’était le seul élément qui lui rappelait sa planète natale et réveillait en lui de terribles souvenirs. Malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de penser à son village et à l’Île. Ce bâtiment ne cessait de les lui rappeler, chaque fois qu’il se rendait au travail.
Eliah aurait aimé dire qu’il s’était habitué à Rianon, mais il taisait la vérité au fond de lui-même. Ici, le ciel recouvert de nuages ne laissait jamais paraître un rayon de soleil, seuls quelques éclairs les illuminaient parfois. L’eau de pluie n’était qu’une masse noirâtre et huileuse que tous les habitants évitaient comme la peste. Il n’avait pas vu le moindre liquide propre et salubre depuis qu’il était arrivé. C’était une ressource rare et précieuse. Peut-être était-ce pour cela que ces étrangers avaient envahis l’Île quelques décennies plus tôt.
Cette ville était sombre et froide, recouverte de métal et de verre, à l’image du vaisseau qui l’avait conduit ici. Eliah voulait retourner sur l’Île, mais il n’était plus le bienvenu. Il se le martelait chaque jour, mais une voix persistait, au fond de son esprit, réclamant son foyer.
Après plusieurs longues minutes de transport, il regagna sa petite chambre ascétique alors qu’il repensait à cette nuit où sa vie avait basculé, de façon presque prévisible.
La peur avait été son quotidien durant de longs mois, et le jour de l’attaque, Eliah avait accueilli cette libération presque avec soulagement. Il avait eu l’impression que le canon d’un fusil était pointé sur sa tempe depuis des semaines, sans jamais que l’on ne presse la détente. Et enfin, tout avait explosé.
La tension était palpable depuis quelques temps déjà. Les villageois reclus depuis une décennie s’étaient retrouvés livrés à eux-mêmes, n’ayant plus aucun contact avec l’extérieur. Le commerce tournait alors au ralenti, tous les habitants retenaient leur souffle. Les gardes faisaient leur ronde en permanence sur le qui-vive. Et une nuit, des explosions avaient retenti. Le village s'était retrouvé encerclé par les Îliens, venus pour les tuer.
Il se souvenait avoir détruit un tronc qui servait de fortification de fortune au village. L’énergie du désespoir et la peur avaient guidé ses mouvements. Eliah ne se rappelait pas qui lui était venu en aide, mais des mains avaient participé à sectionner un pan de bois. Il avait saisi une pelle et fait levier pour enlever entièrement l’épaisse planche. Puis il s’était faufilé par la petite ouverture, en contorsionnant son corps. Son torse avait failli rester coincé mais l’autre l’avait poussé. Ils s’étaient enfuis chacun de leur côté, sans un regard en arrière.
Certains villageois avaient emprunté la grande porte mais avaient été rattrapés à la sortie du village. Eliah avait réussi à leur échapper. Sa fuite avait paru durer une éternité. Pendant sa course, les branches lui avaient lacéré les joues. Il avait foncé, toujours droit devant lui, sauté par-dessus des troncs d’arbres allongés, évité des rochers. Il avait même chuté dans un fossé et s’était écorché les genoux et les mains.
Lorsque ses poumons n'avaient été plus qu’une douloureuse boule de feu, il avait ralenti le pas et trouvé un abri, formé par un renfoncement dans le creux des rochers. Il s’y était dissimulé pour se reposer quelques heures. Il avait à peine dormi, trop effrayé pour fermer l’œil. Ce n’était pas seulement la peur d’être retrouvé qui avait fait battre douloureusement son cœur, mais également les histoires que lui racontait Jams, sur des créatures dans la forêt… D’après son ami, les fantômes de leurs ancêtres hantaient les bois et cherchaient à se venger. De nombreuses fois, Eliah lui avait rétorqué que c’était impossible et ridicule, pourtant, il avait sursauté au moindre bruissement de feuille.
Avant l’aube, il avait rejoint un ruisseau pour se désaltérer et nettoyer son visage. Puis il avait trottiné pendant quelques heures avant de trouver une nouvelle cachette. Les jours suivants avaient été presque identiques : marcher la nuit, se cacher le jour. Il avait peu dormi, l’estomac noué par la peur constante d’être retrouvé ou tué par des esprits vengeurs. Il avait mis la main sur quelques baies, quelques rares fruits. Son estomac criait famine, pourtant il ne pouvait pas se permettre de s’arrêter dans un village. Si quelqu’un se rendait compte de ses origines, il serait tué.
Il ne se souvenait pas du reste. Pourtant, il avait fait un drôle de rêve, qui devait être lié à ce qui s’était passé entre le moment où il était sorti de la forêt, et le moment où il avait quitté l’Île. Tout était si confus dans ce songe, la brume enveloppait les contours de son esprit.
Le phare le surplombait de toute sa hauteur. Il trônait sur un promontoire rocheux, au bout d’une jetée composée de pierres recouvertes de mousse. La tour était abandonnée depuis des années, plus aucune lumière n’en sortait. Il imaginait pourtant le feu ardent brûlant au sommet, qui aurait éclairé les alentours. Il feignait d’entendre le mécanisme d’horlogerie qui aurait fait fonctionner la rotation de la gigantesque lampe. L’éclairage aurait alors illuminé régulièrement la berge puis les flots sombres. Ce lent mouvement l’avait hypnotisé de nombreuses fois lorsqu’il était enfant.
En réalité, seules les ténèbres l’encerclaient. Il tressaillit. Ce lieu étrange ne lui rappelait que des mauvais souvenirs. Mais il avait été irrémédiablement attiré ici. Il était resté à l’abri des arbres, quelques mètres en amont, à regarder le phare pendant de longues minutes. Tout était calme autour de lui ; les bruits de la nature l’entouraient, le fracas des vagues, les animaux nocturnes affairés dans les fourrées. Pourtant son cœur tambourinait dans sa poitrine, le sang battait fort à ses tempes.
Il s’approcha, mais n’osa pas poser le pied sur la jetée rocailleuse. Son pas était mécanique, un peu traînant. Son regard ne quitta pas une seule fois la tour. Une foule aurait été à ses côtés, il l’aurait à peine remarquée.
Il hésita à rentrer dans l’édifice, mais la peur l’en empêcha. La structure était vieille et fragile, il pourrait risquer sa vie. Mais ce n’était qu’un prétexte. Il savait que les cauchemars reviendraient de plus belle. Se trouver à dix mètres de la tour lui créait déjà des frissons glacés dans la nuque. Il avait l’impression de ne plus être libre de ses mouvements, que seul le phare comptait dans son esprit. Il eut peur de rester coincé ainsi pour le restant de ses jours.
En venant jusqu’ici, il avait espéré trouver des réponses à ses questions, peut-être même un indice sur cet événement de son enfance. Mais il ne pouvait pas rentrer à l’intérieur, c’était au-dessus de ses forces. Il sentait presque ses cicatrices le brûler, alors qu’elles ne le faisaient plus souffrir depuis des années. Cela le fit sortir de sa transe, pendant quelques secondes, le rêve s’éclaircit, il se rendit compte de sa vulnérabilité et commença à s’éloigner de la tour. Alors que la distance grandissait peu à peu, il eut l’impression qu’une présence se trouvait dans son dos. Il se retourna, sur ses gardes, mais ne distingua rien. La lune était haut dans le ciel et aucun nuage ne dissimulait sa clarté. Il voyait parfaitement la plage, la berge, le phare, et le début de la forêt. Il lança un regard mauvais à la tour et reprit son chemin en trottinant, malgré ses jambes lourdes et douloureuses.
Il fallait mettre le plus de distance possible entre lui et cet endroit. Contrairement à ce qu’il avait espéré, venir ici ne lui avait apporté aucune réponse. Il était presque déçu de ne pas avoir ravivé de réels souvenirs. Lorsqu’il était plus jeune et qu’il songeait à cet endroit, une colère froide montait en lui. A présent, il ne restait plus qu’un vague sentiment de tristesse et d’injustice, bien que parfois, la colère grondait encore au fond de lui, dans les tréfonds de son esprit. La fureur dévastatrice avait été remplacée depuis bien longtemps par l’abandon et la résignation.
Il eut cependant un pincement au cœur en songeant à sa sœur. Ses parents n’avaient jamais voulu qu’il voit le corps. Il avait pourtant désobéi durant la veillée funéraire. Il s’était glissé dans la salle, encore vide, et avait soulevé le tissu qui enveloppait le corps de sa sœur. La petite avait été tellement mutilée qu’on ne pouvait dévoiler son visage à ceux venus la pleurer. Eliah avait eu un hoquet de stupeur, et cette vision l’avait accompagné pendant de longues nuits et ponctué ses cauchemars. Il y songea avec un frisson d’horreur. Le cadavre avait été calciné, seul restait un amas noir, recroquevillé sur lui-même. Il n’avait pas pu reconnaître sa jumelle.
Il se tourna une dernière fois vers ce phare, il s’attendait presque à découvrir le fantôme de sa sœur calcinée, et sursauta en voyant la plage vide. Il était pourtant persuadé que quelqu’un le suivait. Il pressa le pas pour mettre le plus de distance possible entre lui et ce maudit endroit, le cœur plus lourd encore.
Il savait que non loin se trouvait un petit village. Son village. Il secoua la tête pour chasser cette douloureuse pensée. Sa famille avait passé de longues années dans ce port, jusqu’à ce que sa sœur soit tuée. Ça avait été le début de la descente aux enfers pour ses proches. A partir de cet instant, tout s’était écroulé. Les siens, autrement dit, les envahisseurs, avaient été chassés du village et reclus dans la forêt. Leur zone avait rétréci d’année en année, les obligeant à se retirer dans les terres et à abandonner leur métier de pêcheurs, pour la plupart. Cependant son père était tombé malade à ce moment-là. Leur domaine n’avait fait que diminuer, ils se retrouvèrent acculés, toujours plus au cœur de la forêt, où les communications étaient limitées.
La zone avait été totalement isolée, et les lignes commerciales avec Rianon coupées. Eliah et les siens s’étaient retrouvés entourés des natifs de l’Île, qu’ils considéraient comme les leurs, mais qui eux, les détestaient. La situation s’était stabilisée, leur présence tolérée. La zone n’était alors plus qu’un village perdu dans les bois, où ils vivaient dans la peur permanente d’être attaqués et tués. Eliah aurait aimé leur dire qu’ils ne partageaient rien avec les gens du royaume, qu’ils étaient des Îliens eux aussi.
Cent ans plus tôt, l’Île avait été colonisée par les citoyens de Rianon, et certains s’étaient installés sur cette planète. Les Îliens les voyaient encore comme des envahisseurs, malgré les décennies. Dans son village, ils n’avaient jamais pu se considérer comme des colons ; après tout, cela faisait des générations qu’ils naissaient tous ici. Mais on les associait aux envahisseurs, et leurs yeux foncés ne faisaient que confirmer leur différence avec les Îliens, aux prunelles claires. Jamais il n’avait mis les pieds sur cette autre planète, dont ses arrières grands-parents étaient originaires. La seule chose qu’il connaissait alors de Rianon était son nom. Il aurait tout donné pour pouvoir rester sur l’Île. Mais le dialogue était impossible depuis bien des années déjà.
Il s’arrêta à une centaine de mètres du village. Il remarqua que la surveillance avait été renforcée, sûrement à cause de l’attaque sur le village des colons. Eliah déglutit avec difficulté : les gardes devaient chercher les survivants. Des dizaines de torches frémissantes s’agitaient à chaque coin du hameau. Ils devaient s’attendre à ce que des personnes tentent de se réfugier là. Un peu comme lui.
Le ventre d’Eliah gargouilla bruyamment et il pressa sa main contre son estomac dans l’espoir de le faire taire. Le plus important était de trouver un moyen de quitter l’île. Il avait entendu parler de marchands qui séjournaient non loin d’ici. C’était sa seule échappatoire. Il ne pouvait pas se permettre de rester là, mais il mourrait de faim. Ce n’était pourtant pas le moment de se faire repérer à cause d’un estomac trop bruyant. Peut-être trouverait-il une barque à voler pour se déplacer plus rapidement.
Il avança tel un fantôme, les bras pendants le long du corps, le visage pâle et inexpressif. Il s’enfonça dans la mer calme, jusqu’à être totalement recouvert d’eau. Il ne remarqua même pas la morsure froide sur sa peau. Il se mit à nager avec des gestes lents, automatiques, qui l’empêchaient de couler. Il avait abandonné ses chaussures, mais ses vêtements lourds le ralentissaient dans sa progression. Il lui sembla mettre une éternité à contourner la digue, pourtant il eut l’impression que le rêve lui avait épargné cette avancée car lorsqu’il cligna des yeux, il était dans le port. Des relents de poissons lui parvinrent, mais cela le rendit seulement nostalgique de l’époque où son père était pêcheur. Il se cramponna au ponton, épuisé, le ventre tordu par la faim. Des gardes passèrent non loin de lui, il attendit patiemment dans l’eau noire. Une fois certain qu’ils furent assez éloignés, Eliah sortit de l’eau. Son corps était engourdi par le froid et ses vêtements plein d’eau laissaient des traces sur le sol.
Il se faufila entre les maisons, dans les petites ruelles silencieuses. On avait sûrement conseillé aux habitants de rester enfermés chez eux pour la nuit. Il s’arrêtait fréquemment pour vérifier que tout était calme et la voie libre. Il avançait sans réfléchir, comme si tout son être était possédé par une entité. Il ne semblait pas se soucier d’être découvert. L’homme se glissait parmi les ombres sans se faire remarquer.
Ses pas le conduisirent devant son ancienne maison. Il resta caché dans un coin, à observer ce qui fut autrefois sa demeure. De longues secondes s’écoulèrent, où rien ne lui traversa l’esprit. Il ne lâchait pas du regard la chaumière en pierres claires, salies par l’embrun. Les toits étaient plats pour que l’humidité ambiante pénètre le moins possible à l’intérieur. Eliah se souvenait de nombreuses soirées passées avec sa sœur, où ils galopaient de toit en toit, avec pour décor le petit village recroquevillé autour de la berge et le soleil couchant qui illuminait le paysage de ses rayons flamboyants.
Une douleur sourde lui tordit le cœur. Depuis qu’ils avaient dû partir, il ne s’était jamais plus senti nulle part chez lui. A présent, d’autres personnes dormaient dans son lit, s’alimentaient là où Eliah et sa famille avaient l’habitude de manger, le rire des étrangers avaient remplacé le leur. Il s’approcha à pas de loup, il se fichait des dangers qui l’entouraient. Ses prunelles se posèrent sur la porte d’entrée.
Les larmes lui montèrent aux yeux en songeant qu’il n’avait pas d’autres endroits où aller. Que cette maison était son dernier refuge mais qu’il en serait chassé. Une vague de désespoir le submergea. Il ne savait pas où trouver les marchands, qui étaient son seul espoir de pouvoir quitter l’Île. Mais il ne voulait pas partir ! L’Île était sa maison à lui aussi, même si les insulaires pensaient le contraire. Une sorte de couinement plaintif franchit ses lèvres. Il porta ses mains à sa bouche, les yeux écarquillés. Le son semblait avoir résonné sur les murs de la ruelle silencieuse. Paralysé par la peur, il lança des regards de tous les côtés, dans l’espoir que personne ne l’ait entendu. Peut-être pourrait-on le confondre avec un chien.
Il entendit la porte s’ouvrir.
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