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Le comportement d’Oris changea après cette nuit-là. Il voulut connaître tous les détails, l’assomma de questions indiscrètes, auxquelles Eliah refusa de répondre. Puis, il voulut récupérer la moitié de la somme donné par Asbel. Jamais l’Îlien n’avait obtenu autant d’un coup, même avec la vente de la drogue. Il prétendit n’avoir obtenu que deux cents crédits, pour ne pas perdre les cinq cents gagnés.

Ensuite, le contremaître inventa des excuses pour l’empêcher de sortir. Il prétendait craindre les rues dangereuses du centre-ville, que ces excursions nocturnes le retarderaient pour aller au chantier ou encore que les trafics se déroulaient moins bien sans son acolyte.

« S’il veut te voir, allez dans ta chambre. »

Redoutant de perdre encore davantage sur son maigre salaire, Eliah se plia à la demande. Lors de leur rencontre suivante, Asbel le rejoignit donc dans son minuscule appartement, ce qui permit à Oris de garder un œil sur eux. Il accentua son influence sur le Novichki, en contrôlant ses dépenses, surveillant ses sorties et l’importunant avec des blagues salaces sur le gosse de riche.

Deux jours plus tard, un étrange événement se produisit, qui accentua encore davantage le malaise d’Eliah. Comme chaque soir, il se rendit dans les douches, communes à son étage. Il inséra sa carte dans la fente. Elle servait à la fois de clé pour son appartement, mais aussi de moyen de paiement. Il l’utilisa pour acheter l’une de ses deux rations d’eau quotidienne – coutant chacune vingt crédits.

Il se glissa dans la cabine. Les compartiments individuels laissaient un espace libre de quelques centimètres au-dessus du sol. Celui-ci, légèrement incliné, permettait à l’eau de s’évacuer au même endroit. L’étranger n’aimait pas ce système, ni même ce lieu peu intimiste. Il détestait encore plus le liquide brunâtre, ou grisâtre selon le jour, pour se laver. Il en ressortait avec la désagréable sensation d’être toujours sale.

La recharge d’eau arriva au bout de ses capacités, d’une durée d’environ une minute trente, mettant fin à sa toilette. Il se tourna pour prendre sa serviette, posée sur une petite étagère en plastique, lorsqu’un détail attira son attention. Une moitié de visage, pressée contre le sol, le fixait.

Eliah hurla. La tête disparut.

Il resta adossé à la cloison opposée, le cœur tambourinant douloureusement dans sa poitrine, les jambes agitées de tremblements incontrôlables. S’il ne craignait pas autant qu’une main ne l’attrape sous la cloison, il se serait effondré. Il n’osa pas se baisser pour regarder dans la cabine à côté, ni sortir.

Pendant un instant, il se demanda même s’il n’avait pas rêvé. Une personne se trouvait réellement allongée dans la flotte, à un mètre de lui, derrière la séparation, à le mater ? Cela paraissait invraisemblable. Et pourtant, il ne parvenait pas à calmer sa respiration affolée.

Ses prunelles paniquées ne quittaient pas l’écart où cette horrible face s’était glissée. Durant cette fraction de seconde, il avait cru reconnaître… Impossible. Il se trompait. Ça ne pouvait pas être Oris. La fatigue lui jouait des tours.

A toute vitesse, il se rhabilla, sans même se sécher entièrement, puis déverrouilla la porte et fonça jusqu’à son appartement. Sur le chemin, il ne croisa personne mais préféra ne pas se retourner. Il redoutait que quelqu’un sorte de la douche voisine et le poursuive.

Ce soir-là, incapable de fermer l’œil, il recompta son argent. Cela ne le rassura en rien. Seulement deux mille deux cent cinquante crédits. En un mois, et avec ce que lui avait donné Asbel – Oris avait pris la moitié des deux cents. Jamais il ne survivrait aussi longtemps à ce rythme. Il aurait voulu fuir sur le champ, échapper à l’étreinte d’angoisse qui enserrait sa gorge et oublier ce cauchemar sans fin dans La Bulle.

Le lendemain, assis au fond du bus, Eliah essaya de ne pas ressasser l’incident de la douche. La veille, après une longue bataille contre son esprit pour s’endormir, il avait rêvé de cette scène, de ce visage rougeau et de cette pupille dilatée. Il souhaitait se persuader que tout ceci provenait de son imagination. Pourquoi le contremaître aurait agi ainsi ? Il se répéta en boucle que cela provenait de son esprit las, toutefois un malaise persistait.

Il essaya de passer outre et aborda un sujet sensible avec l’ouvrier. Celui-ci prenait un pourcentage trop important de son salaire. Au début, il avait cru que cette part correspondait à de l’argent mis de côté pour ses papiers d’identité. Alors qu’Oris considérait cela comme un bonus pour toute l’aide apportée depuis leur départ du Sanctuaire. L’Îlien n’avait eu aucune connaissance de ce monde en débarquant à Rianon, mais à présent, il se rendait compte à quel point l’homme profitait de lui. Il devait économiser, avec le peu restant, pour enfin s’acheter une identité légale.

Il se racla la gorge et se mordilla la lèvre avant de lancer doucement :

« Tu sais, je me disais qu’on pourrait plutôt partir sur cinq pourcents de mon salaire… ou dix… »

Il appréhendait la réaction de son interlocuteur. Celui-ci fixait le paysage à travers la fenêtre sale. Il posa une main sur sa poitrine, l’air faussement blessé.

« Après tout ce que j’ai fait, tu es dur avec moi…, soupira-t-il.

- Je sais, mais à cette vitesse-là je ne réunirai jamais la somme.

- C’est vrai que dix-sept mille, c’est pas rien. »

Eliah se figea sur son siège. Il vérifia autour de lui que personne ne les écoutait. La plupart des prolétaires discutaient à voix basse ou dormaient.

« Q-qu-quoi ? bredouilla-t-il. On avait dit quinze mille.

- Les tarifs de mon contact ont augmenté. C’est dix-sept mille maintenant. »

L’abattement lui tomba dessus comme une chape de plomb. Il n’en croyait pas ses oreilles. Ce cauchemar n’aurait jamais de fin. Peut-être même que le citoyen de Rianon le menait en bateau depuis le début ! Aucun moyen de s’en assurer. Il ne connaissait personne d’autre en mesure de lui fournir ce genre de faux papiers.

Oris le tenait entre ses griffes. Le jeune homme ne pouvait pas partir ; malgré le travail pénible à l’entrepôt, il gagnait quelques crédits. Il possédait un logement. Comment être certain d’obtenir mieux ailleurs ? Sa clandestinité restait le problème majeur. Il pouvait changer de job, d’appartement, mais si les forces de l’ordre lui tombaient dessus, il était mort. La présence de son guide, aussi malfaisante fût-elle, lui garantissait une certaine protection.

Les jours suivants, Eliah les passa dans une sorte de brume bien familière. Mélange de désespoir et de fatigue. Asbel vint le voir, et ils passèrent la nuit ensemble, blottis l’un contre l’autre, comme à l’hôtel. Ils discutèrent jusque tard dans la nuit, sans qu’il parvienne à lui expliquer ses problèmes. Il refusait que le bourgeois le prenne en pitié. Il voulait se débrouiller seul. Au matin, il obtint encore cinq cents crédits, qu’il ne rechigna pas à garder cette fois. Il se réjouissait presque de gagner aussi facilement de l’argent.

Lorsque le blondinet fut parti, l’Îlien rejoignit le bas de l’immeuble, pour reprendre sa vente de drogue. Oris, sous l’autre auvent, à une centaine de mètres, discutait avec un client. Le Novichki souffla dans ses mains pour se réchauffer et embrassa la vue du regard. Les barres d’immeuble s’alignaient tristement. Leur sommet se perdait dans la grisaille. Perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas les deux hommes qui approchaient, le visage encapuchonné.

Les bruits de pas l’alertèrent, mais trop tard. Il se retourna juste à temps pour recevoir un coup de poing dans le creux de l’estomac. Tout l’air de ses poumons le quitta. Il se plia en deux. Puis, on le poussa contre le mur, nouvel uppercut dans le ventre et il s’effondra par terre. Des coups de pieds s’abattirent sur ses flancs. La douleur l’empêchait d’articuler le moindre son, d’appeler à l’aide. Il eut simplement le réflexe de mettre ses bras autour de sa tête.

Enfin, tout s’arrêta. On fouilla dans les poches de son pull. Trop étourdi, il ne réagit pas. Les bruits de pas s’éloignèrent, d’autres s’approchèrent.

« Eliah ! Putain ! Ça va ? »

Doucement, il releva la tête. Oris se tenait agenouillé auprès de lui, le front marqué par une barre d’inquiétude. Il l’aida à se relever. L’Îlien se tint les côtes. Des élancements désagréables scandaient chacune de ses respirations.

« Les salauds, grogna l’homme. Ils t’ont tout pris, j’imagine ? »

Il tâta ses poches, vides bien sûr.

« Putain, c’était un coup monté ! Un débile m’a tenu la jambe pendant cinq minutes, j’ai pas vu qu’ils étaient sur toi. »

Eliah haussa les épaules, la souffrance se propagea dans ses avant-bras. Au moins, son visage restait intact. On ne l’aurait pas accepté au chantier avec une gueule cassée.

« Viens, on rentre. »

Penauds, ils rejoignirent leur étage. L’ouvrier le raccompagna jusque devant son appartement. Encore sonné, la poitrine douloureuse, il ne se méfia pas. Il déverrouilla la porte et s’apprêta à s’excuser pour sa négligence, lorsque le contremaître le poussa à l’intérieur et rentra à sa suite avant de claquer le battant derrière eux.

Le clandestin trébucha dans la cuisine, se retint au plan de travail. Chaque appartement donnait directement dans une kitchenette, composée d’un micro-onde, d’un évier et d’un petit frigo. Le reste de la pièce s’ouvrait sur une chambre, avec un lit double de mauvaise qualité, une armoire bancale, et une table accompagnée de deux chaises dépareillées. Eliah recula jusqu’au fond de la pièce, déboussolé.

« Je devrais retenir cette perte sur ton salaire… »

Oris s’avança, menaçant. Bien sûr, il avait toutes les raisons d’exprimer sa fureur et de ne pas le laisser tranquille avec cette histoire. Ils avaient perdu non seulement de la drogue, mais aussi trois cents crédits. Cependant, ce soudain changement d’attitude effraya le Novichki.

Le citoyen de Rianon se tint en face de lui, les bras croisés sur la poitrine.

« Mais je suis gentil, tu le sais, n’est-ce pas ? Je prends soin de toi depuis un moment maintenant. »

Un frisson glacé parcourut le dos et la nuque de l’Îlien. Il longea le mur pour s’approcher de la cuisine, tandis que son aîné déambulait à travers le séjour, se pavanant comme un roi. Dans l’évier reposait un couteau, encore sale du petit déjeuner, qu’Eliah n’avait pas pris le temps de laver le matin-même. Il prit soin de ne pas poser son regard dessus, pour ne pas attirer l’attention.

Il ne comprenait pas ce que tramait l’homme, mais un mauvais pressentiment le tirailla.

« Je suis prêt à effacer cette dette si tu t’occupes un peu de moi. »

Il se retint de vomir et vacilla, horrifié, lorsqu’Oris ouvrit la braguette de son pantalon. L’évier se trouvait à portée, encore un effort... Avec le couteau, il se sentirait davantage en sécurité. A peine cette pensée traversa-t-elle son esprit que son interlocuteur se jeta sur lui et le plaqua contre le plan de travail. La douleur dans ses côtes fut étouffée par la terreur.

« Tu baises bien l’autre petit con, et moi tu me le refuserais, après tout ce que j’ai fait pour toi ? »

Contre son flanc, il sentit les allers-retours de la main du contremaître, son haleine chaude à seulement quelques centimètres de son visage, et son corps massif, collé à lui. Une puissante révulsion s’empara d’Eliah. Il tâtonna maladroitement dans son dos, à la recherche de la lame.

« Qu’est-ce que tu f… »

Pas le temps de finir sa phrase. Un couteau, rien de bien impressionnant, mais juste assez pointu pour lui trouer la carotide.

« Tu penses faire quoi, avec ta dînette ? »

La pointe s’enfonça légèrement dans sa gorge, toute trace d’amusement disparut. Son agresseur déglutit avec difficulté. Une fine goutte de sang coula le long de la lame, accompagnée de l’eau croupie dans laquelle elle avait baigné toute la journée.

« Dégage, gronda le Novichki. Dégage ou je te saigne. »

L’homme leva les mains et recula doucement. Ses joues cramoisies tremblaient d’humiliation. Il retroussa les babines et souffla bruyamment par les nasaux pour se contenir.

« On n’en a pas fini toi et moi », gronda-t-il.

Il quitta enfin l’appartement. Eliah se jeta contre la porte et ferma à clé.

Pendant un long moment, il resta là, l’oreille collée au battant pour guetter le moindre son suspect. Son cœur battait si fort qu’il le confondait avec des bruits de pas. La douleur dans ses côtes se réveilla de nouveau. Enfin, au bout de ce qui lui sembla être une éternité, il s’effondra au sol et fondit en larmes.

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